Le Misanthrope, Acte V Scène I

:.: Le Texte Etudié :.:
Alceste :

Non : vous avez beau faire et beau me raisonner,
Rien de ce que je dis ne me peut détourner :
Trop de perversité règne au siècle où nous sommes,
Et je veux me tirer du commerce des hommes.
Quoi ? Contre ma partie on voit tout à la fois
L'honneur, la probité, la pudeur, et les lois ;
On publie en tous lieux l'équité de ma cause ;
Sur la foi de mon droit mon âme se repose :
Cependant je me vois trompé par le succès ;
J'ai pour moi la justice, et je perds mon procès !
Un traître, dont on sait la scandaleuse histoire,
Est sorti triomphant d'une fausseté noire !
Toute la bonne foi cède à sa trahison !
Il trouve, en m'égorgeant, moyen d'avoir raison !
Le poids de sa grimace, où brille l'artifice,
Renverse le bon droit, et tourne la justice !
Il fait par un arrêt couronner son forfait !
Et non content encor du tort que l'on me fait,
Il court parmi le monde un livre abominable,
Et de qui la lecture est même condamnable,
Un livre à mériter la dernière rigueur,
Dont le fourbe a le front de me faire l'auteur !
Et là-dessus, on voit Oronte qui murmure,
Et tâche méchamment d'appuyer l'imposture !
Lui, qui d'un honnête homme à la cour tient le rang,
À qui je n'ai rien fait qu'être sincère et franc,
Qui me vient, malgré moi, d'une ardeur empressée,
Sur des vers qu'il a faits demander ma pensée ;
Et parce que j'en use avec honnêteté,
Et ne le veux trahir, lui ni la vérité,
Il aide à m'accabler d'un crime imaginaire !
Le voilà devenu mon plus grand adversaire !
Et jamais de son cœur je n'aurai de pardon,
Pour n'avoir pas trouvé que son sonnet fût bon !
Et les hommes, morbleu ! sont faits de cette sorte !
C'est à ces actions que la gloire les porte !
Voilà la bonne foi, le zèle vertueux,
La justice et l'honneur que l'on trouve chez eux !
Allons, c'est trop souffrir les chagrins qu'on nous forge :
Tirons-nous de ce bois et de ce coupe-gorge.
Puisque entre humains ainsi vous vivez en vrais loups,
Traîtres, vous ne m'aurez de ma vie avec vous.

Molière, Le Misanthrope, Acte V Scène 1

:.: Le Commentaire proposé :.:
Introduction :
Molière est un auteur classique spécialisé dans l’écriture de comédie, notamment sur les types humains. Le Misanthrope en est un exemple. Alceste, le personnage principal, hait la société. Il est cependant contraint à la fréquenter, car il est confronté à deux problèmes. D'une part, il a dû assister à son procès, qu’il vient de perdre. D'autre part, il demande à Célimène de vivre avec lui, ce qui apparait dès le début comme impossible. Dans cette scène, Alceste s’adresse à Philinte, l’incarnation de l’honnête homme. Ce contraste souligne leurs différences. Cette tirade fait le bilan de ce qui a précédé et elle justifie la décision que prend Alceste, à savoir se retirer de la société. Nous analyserons ce passage en deux axes : le personnage d’Alceste et la critique qu’il fait de la société.

I. Le personnage d’Alceste

a) La misanthropie


~ On voit ce caractère de sa personnalité par rapport à tous les personnages qu’il cite : aucun ne lui plait, que ce soit ceux avec qui il a des démêlés judiciaires ou ses amis.
"Mon plus grand adversaire"
Cette hyperbole montre qu’il ne les différencie pas, tous sont ces ennemis.
On remarque ainsi qu’il parle d’une humanité anonyme : "on... il court... les humains"
Il ne prend pas la peine d’écouter les autres, alors que lui-même est écouté.
Il a une vision très noire de ces relations. Il utilise des termes péjoratifs et des hyperboles.

b) Les autres aspects de son caractère

~ Il utilise un raisonnement par induction, c'est-à-dire qu’il part de son cas individuel pour en tirer des conclusions générales. Ce raisonnement est faux, puisqu’il fait d’abord une sélection des cas particuliers qu’il utilise pour conclure. Alceste prend les exemples qui lui paraissent les pires.

~ Alceste cherche, tout au long de cette tirade, à se justifier. Il veut prouver que les valeurs qu’il défend ne sont pas celles des autres. Ainsi, il se disculpe pour mieux inculper les autres.

~ Il est paranoïaque. Oronte n’est pas, comme il le prétend, son ennemi. Il déforme la réalité. Pour lui, tout le monde lui en veut et le traque. Il parle d’ailleurs de "coupe-gorge". Ce terme implique une souffrance physique. Alceste est persuadé qu'il s'agit d'une question de vie ou de mort.

~ Alceste est coléreux. On le voit par les nombreuses interjections et points d’exclamation. Il est donc le contraire de l’honnête homme.

~ Alceste est incapable d’accepter la société. Ainsi, il refuse d’admettre que son adversaire ait gagné le procès, qu’Oronte soit un honnête homme. Il considère qu’ils l’ont usurpé. C’est pourquoi il utilise le champ lexical de la fausseté.

II. La critique sociale

~ Alceste fait la critique de son époque. On peut le voir par l’analyse des pronoms personnels : au départ, il emploie le "nous" alors qu’il emploie le "vous" à la fin pour désigner la société. Cela signifie qu’il se retire de la société pour pouvoir la critiquer.

~ Il conteste la justice, qui est corrompue. Il montre que le verdict a été détourné : "trouve moyen... renverse... tourne... fait par un arrêt couronner". A cette époque, chacun fait faire la loi qui l’arrange tant qu’il paye. C’est pourquoi il n’admet pas le procès :
"J’ai pour moi la justice, et je perds mon procès"
Ce vers comporte une antithèse. On trouve d’un côté ce que pense Alceste, de l’autre ce qu’a dit la justice. Alceste refait le procès à sa façon.

~ Il fait également la critique des mondanités et de la littérature. La transition entre les deux s’effectue par l’allusion à un épisode de la vie de Molière : ses ennemis publièrent un livre "abominable" pour le décrédibiliser.

~ Il utilise l’ironie pour parler de certaines valeurs.
"Voilà la bonne foie, le zèle vertueux,
La justice et l’honneur que l’on trouve chez eux !"
Ce sont les critères de l’honnête homme. Alceste les remet en cause, car il leur préfère la sincérité et la franchise.

~ Il trouve que l’humanité a de nombreux aspects inhumains. Le terme "loup", l’idée d’une souffrance "qu’on nous forge" désigne la lutte perpétuelle de gens qui se détruisent entre eux. Ce vers fait référence à une locution en latin : Homo homini lupus, qui signifie l'Homme est un loup pour l'Homme. Il s'agit d'une citation de Plaute, reprise plus tard par Thomas Hobbes, un philosophe anglais (1588-1679). Pour lui comme pour Alceste, les hommes sont des sauvages, il règne la loi de la jungle et non la civilisation.

~ Pour finir, Alceste explique sa décision. Il emploie le futur ( "vous ne m’aurez" ) car il est résolu. Cependant, il ne sait pas encore s’il part seul ou avec Célimène. Il se marginalise.

Conclusion :

Dans d’autres circonstances, la situation d’Alceste apparaîtrait comme tragique. Ce n’est pas le cas ici. En effet, on l’a vu agir, on a vu qu’il ne peut pas accepter pas la société et qu’il s’en retire. Il s’agit d’un portrait intemporel du misanthrope, puisque il agace même les lecteurs. De plus, il est irrémédiablement maniaque. Cette façon d’envisager la situation d’Alceste correspond à la philosophie qui veut que l’on n’ait que ce que l’on mérite.

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