La poésie

TEXTES

A. Max Jacob, « Avenue du Maine », 1912.

B. Robert Desnos, « Un jour qu’il faisait nuit », 1923.

C. René de Obaldia, « Le plus beau vers de la langue française », 1969.

D. Raymond Queneau, Lipogramme en A, en E et en Z, 1973.

Texte B — Robert Desnos, Langage cuit

Un jour qu’il faisait nuit
 

Il s’envola au fond de la rivière.

Les pierres en bois d’ébène les fils de fer en or et la croix sans

branche.

Tout rien.

Je la hais d’amour comme tout un chacun.

La mort respirait de grandes bouffées de vide.

Le compas traçait des carrés

et des triangles à cinq côtés.

Après cela il descendit au grenier.

Les étoiles de midi resplendissaient.

Le chasseur revenait, carnassière pleine de poissons

Sur la rive au milieu de la Seine.

Un ver de terre, marque le centre du cercle

sur la circonférence.

En silence mes yeux prononcèrent un bruyant discours.

Alors nous avancions dans une allée déserte où se pressait la foule.

Quand la marche nous eut bien reposés

nous eûmes le courage de nous asseoir

puis au réveil nos yeux se fermèrent

et l’aube versa sur nous les réservoirs de la nuit.

La pluie nous sécha.

 

Texte D — Raymond Queneau, Oulipo, la littérature potentielle

Lipogramme en A, en E et en Z

Ondoyons un poupon, dit Orgon, fils d’Ubu. Bouffons choux, bijoux, poux, puis du mou, du confit, buvons non point un grog: un punch. Il but du vin itou, du rhum, du w h i s k y, du coco, puis il dormit sur un roc. Un bruit du ru couvrit son son. Nous irons sous un pont où nous pourrons promouvoir un dodo, dodo du poupon du fils d’Orgon fils d’Ubu. Un condor prit son vol. Un lion riquiqui sortit pour voir un dingo. Un loup fuit. Un opossum court. Où vont-ils ? L’ours rompit son cou. Il souffrit. Un lis croît sur un mur: voici qu’il couvrit orillons ou goulots du cruchon ou du pot pur stuc. Ubu pond son poids d’or.

É c r i t u re

I. Vous répondrez d’abord à la question suivante (4 points) :

Ces poèmes jouent avec les mots et avec le langage. Pour chacun d’eux précisez brièvement (en une ou deux phrases) la règle du jeu adoptée.

A. Présentation du sujet

La lecture cursive du corpus suffit pour prendre conscience de sa cohérence : les jeux sur le langage construisent chacun des textes, qui de Max Jacob à Queneau embrassent soixante ans de création poétique du XXème siècle.

B. Question

On attend des élèves la reconnaissance de quatre procédés distincts. Le terme de « paronomase » n’est pas exigible, mais l’explicitation de cette figure s’impose (Paronomase : « Rapprochement de mots dont le son est à peu près semblable, mais dont le sens est différent », Littré). Le libellé de la question ne demande pas que soient analysés, fût-ce brièvement, les effets produits. Cette aptitude sera évidemment requise dans l’exercice du commentaire.

- Max Jacob rapproche des mots qui offrent des sons analogues tout en présentant des sens différents ; la paronomase permet ici de créer des vers fantaisistes : « Manège ton ménage / mets des ménagements / Au déménagement ». Le poète construit aussi son jeu verbal à partir de nombreuses dérivations lexicales (« ménage / deménagent »).

- Robert Desnos utilise le « langage cuit » c’est à dire par référence à l’expression antithétique "employer un langage cru", l’emploi systématique du mot opposé à celui qu’on attendrait : « un jour qu’il faisait nuit ; il s’envola au fond d’une rivière » pour « il plongea » ou « il s’engloutit au fond d’une rivière» ou « il s’envola au fond du ciel ».

- Le jeu sur les allitérations et assonances sature « le plus beau vers de la langue française » ; mais le jeu de René de Obaldia est surtout dans le décalage ironique qu’il introduit entre ce prétendu chef d’œuvre et la leçon de français qui est censée en dévoiler les splendeurs.

- Le lipogramme est un texte qui obéit à une règle de jeu stricte : elle interdit l’usage de telle ou telle lettre dans le texte écrit. Ici Queneau s’est imposé une triple loi : la disparition des voyelles « e » et « a », ce qui constitue une contrainte très exigeante, et celle plus humoristique de la consonne « Z », moins difficile à suivre.

II. Vous traiterez ensuite un de ces sujets (16 points) :

1. Commentaire

Vous commenterez au choix le poème de Robert Desnos (texte B) ou celui de René de Obaldia (texte C).

Texte de Robert Desnos

Deux modes d’organisation du commentaire peuvent ici être suggérés.

1. Le premier épouse les réactions du lecteur et se situe ouvertement du côté de la réception du poème.

- Un poème surprenant et en apparence énigmatique : personnages, énonciation, logique discursive, cadre spatio-temporel.

- La reconnaissance d’un mode d’organisation narratif.

- La définition du procédé du « langage cuit » et les effets produits : esthétique de la surprise, étonnement, perte des repères, merveilleux, triomphe de l’imaginaire.

2. Le second part d’une interprétation déjà construite et organise un redéploiement du sens :

- Un « langage cuit ».

- Un récit merveilleux.

Texte de René de Obaldia

Ici encore, le texte se prête à deux modes d’approche.

1. Le premier parcours rend sensibles les différents niveaux de sens auxquels parvient tout lecteur qui découvre le poème, puis construit progressivement des réseaux de reconnaissance et de cohérence, élabore enfin une interprétation raisonnée.

- Une leçon passionnée de poésie.

- Des jeux avec le langage : allitérations, assonances, déformations des mots, répétitions.

- La parodie d’un cours de français.

- Une réflexion ludique sur le langage poétique.

2. Le second parcours de lecture met en scène une interprétation déjà élaborée suivant les étapes suivantes :

- L’imitation burlesque d’un cours de littérature française.

- Une interrogation sur le fait poétique.

Dissertation

Sujet : La poésie passe-t-elle essentiellement par les jeux avec les mots et avec le langage ?

Le sujet invite à réfléchir sur la « fonction poétique » du langage. R. Jakobson, dans ses Essais de linguistique générale, 4e Partie, chapitre 11, « Linguistique et poétique », la définit comme celle « qui met en évidence le côté palpable des signes », et de citer le procédé poétique de la paronomase. Les textes du corpus, amorce fertile à la réflexion, permettent d’affirmer que tout un pan de la poésie moderne est faite de jeux avec le langage. Le poème de Desnos invente un « langage cuit » ; les paronomases de Max Jacob créent un univers ludique où « Avenue du Maine / Les manèges déménagent ». Les contraintes proposées par l’OULIPO et auxquelles se plie Raymond Queneau par exemple imposent d’explorer des possibilités langagières que le code ou les conventions sociales s’interdisent ou ignorent.

Le sujet impose aux élèves de réfléchir à la notion de « jeu » poétique. Jeu verbal d'une part, la poésie joue aussi avec le rythme, la disposition graphique du poème. Mais d’autre part la poésie est un acte de travail sur les mots dont les limites sont extensibles : le poète se livre-t-il à une activité ludique à l’intérieur même de conventions transgressées mais reconnaissables ou cherche-t-il à créer un nouveau langage, à réinventer le langage ? Notons que cette dernière dimension n’est pas le propre de la poésie.

Dès lors, il apparaît que tout acte d’écrivain, et a fortiori de poète, engage une réflexion sur les rapports qu’il entretient avec sa langue et avec les mots. On rappellera l’anecdote qui met en scène le peintre Degas et le poète Mallarmé, telle que la rapporte Paul Valéry in Degas danse dessin. Degas déplore : « Je ne parviens pas à écrire. Ce ne sont pourtant pas les idées qui me manquent ». Mallarmé réplique : « Mais, Degas, ce n’est pas avec des idées que l’on écrit, c’est avec des mots ». « La poésie est un langage à part, sans être pour autant une infraction à la langue » (Michèle Aquien, Dictionnaire de poétique, « Les usuels de Poche », Livre de Poche n° 8073).

Ce que l’on peut attendre des élèves ou des candidats - qui ont obligatoirement travaillé dans l’année sur l’objet d’étude « La poésie » - c’est une réflexion sur les rapports qu’entretiennent poésie et langage. Dans l’introduction du même dictionnaire, Michèle Aquien cite trois poètes qui, à leur manière, disent ces relations complexes :

- Paul Valéry in Les Droits du poète sur la langue : «Toute littérature qui a dépassé un certain âge montre une tendance à créer un langage poétique séparé du langage ordinaire, avec un vocabulaire, une syntaxe, des licences et des inhibitions différents plus ou moins des communs » ;

- Octavo Paz in L’Arc et la lyre : « L’expérience poétique est irréductible à la parole et cependant la parole seule l’exprime » ;

- Paul Claudel in Cinq grandes Odes : « Les mots que j’emploie / Ce sont des mots de tous les jours et ce ne sont point les mêmes ! ».

Le poète apparaît ainsi avant tout comme un artisan des mots. Des poèmes virtuoses des grands Rhétoriqueurs du Moyen Age aux « objeux » de Ponge, la poésie a toujours travaillé pour créer un nouveau langage, en utilisant à sa façon le lexique, la phrase, la syntaxe, la forme, l’inscription du texte dans la page, la typographie…

Il appartient aux élèves de trouver dans les poèmes lus et/ou étudiés dans l’année les exemples les plus éclairants. Les calligrammes d’Apollinaire - et l’ensemble de son œuvre poétique -, les explorations que Ponge fait dans Le Parti pris des choses, les recherches des poètes baroques, des dadaïstes, de l’OULIPO s’avèrent utiles pour traiter la problématique du sujet.

Le mouvement de la dissertation peut articuler les élément suivants.

I. La poésie joue avec la langage.

- Refus des règles ordinaires de l’expression quotidienne ; détournement des lois du langage social.

- Aspect ludique des exemples proposés dans le corpus (Max Jacob, Desnos, Obaldia, Queneau).

- La poésie par ses jeux sur le langage peut apparaître comme une ornementation ou un écart face au langage quotidien.

- Le poète apparaît comme un technicien jouant gratuitement avec le langage.

- Mais tout jeu de mots, toute recherche formelle ne mènent pas nécessairement à la poésie ; la publicité, le slogan, le langage quotidien travaillent également l’euphonie, le rythme, l’image.

Dans bon nombre de cas évoqués la poésie se définit essentiellement par son aspect ludique ; le jeu sur le langage est-il liberté prise avec le langage ou affirmation de nouvelles contraintes linguistiques ?

II. La poésie travaille sur le langage et émet de nouvelles contraintes.

- Le langage poétique n’est pas simple jeu, il « cède l’initiative aux mots » (Mallarmé, Crise du vers). Ainsi le poète ne va pas rechercher un sens préexistant ; il n’est pas celui qui pense, mais celui à qui s’impose le langage.

- La poésie se fonde sur des recherches autour des rimes et des jeux phoniques.

- La poésie est travail sur les jeux métriques et rythmiques.

- La poésie engage un usage particulier du mot : recherches lexicales, images.

- La poésie peut s’inscrire dans l’observation de règles formelles - voir l’exemple fertile du sonnet - règles qui ont nourri son histoire ; « nul n’est poète sans art » (Du Bellay).

Exemples divers : les Rhétoriqueurs, la Pléiade, les recherches formelles des classiques sur le beau vers. La poésie n’est pas seulement élaboration ludique ou formelle, pure gratuité ; elle engage un sens.

III. Un jeu entre liberté et contraintes qui répond à différentes fonctions.

- La poésie comme expression des sentiments et de la subjectivité (fonction lyrique) ; exemple des romantiques qui choisissent les voies de l’effusion.

- La poésie peut aussi être engagement et message adressé aux hommes (fonctions polémique et politique) ; exemple des écrivains engagés dans les tourments de l’Histoire pendant la Seconde Guerre mondiale.

- La poésie peut être contemplation et interrogation sur le monde et la vie (finalités philosophiques) ; exemple des surréalistes qui explorent les hasards des rencontres et le dérèglement de la conscience.

Conclusion

Nombre de poètes modernes privilégient le jeu de mots conscient, le « travail sur la langue » pour construire leur œuvre poétique, comme le montrent les exemples donnés dans le corpus.  Le poète est celui qui accorde aux mots tout leur poids ; le poète invite le lecteur à redécouvrir le côté tangible et palpable du langage.

E. Invention

Vous choisirez un des deux sujet suivants.

- Après avoir lu un de ces textes, un lecteur indigné écrit à une revue littéraire pour dénoncer de façon véhémente le scandale que constitue à ses yeux le fait de les publier comme de la poésie. Vous rédigerez cette lettre.

- Après avoir lu un de ces textes, un lecteur enthousiaste écrit à une revue littéraire pour dire le plaisir qu’il a eu à les découvrir. Pour lui, c’est la vraie poésie qui apparaît là. Vous rédigerez cette lettre.

Le double libellé réserve aux élèves le choix d’une posture. Soit l’énonciateur admire ce type de poésie - jeu avec le langage - , soit il considère scandaleux que l’on puisse imprimer de tels écrits. Notons que la production de telles lettres n’a rien d’artificiel et qu’elle correspond à des situations de communication authentiques : le courrier des lecteurs des revues d’art - plastique, cinématographique, photographique ou littéraire - regorge de réactions après que le critique a encensé telle nouvelle œuvre jugée inepte, ou critiqué telle autre, considérée comme géniale.

On attend ici de l’élève ou du candidat :

- qu’il parte précisément d’un des textes du corpus ;

- que son argumentation fasse l’objet d’un développement organisé et fondé sur des éléments précis ;

- que sa production dépasse le poème élu pour construire une argumentation sur ce qu’est la poésie à ses yeux : conception classique, romantique ou moderne de la poésie ;

- que sa production mobilise comme références (positives ou négatives) d’autres poèmes ou des poètes lus et admirés ou moins aimés ;

- que la lettre rédigée porte les marques du sentiment exprimé : émerveillement, enthousiasme, ou à l’opposé indignation, colère.

source : cyberpotache