Les péripéties

HUGO,

Ruy Blas

 

1. Situation du texte

Depuis sa Préface de Cromwell (1827), Hugo ne cesse de fournir des armes au jeune théâtre romantique, en choisissant de mettre en scène des fragments d’histoire de la Renaissance européenne, toute pleine d’intrigues de pouvoir, d’ambiguïtés sociales et de passions absolues, en privilégiant les retournements de situation et en inventant une versification dynamique pour s’opposer en tout à l’esthétique du dépouillement classique.

Dans Ruy Blas, à partir du motif central de la machination vengeresse, Hugo module deux autres thèmes appelant des obstacles et des péripéties : celui de la passion interdite entre deux amants adultères et celui d’une brutale ascension sociale avec l’étourdissement qu’elle provoque. L’acte III développe le triomphe politique et amoureux de Ruy Blas ; mais dès la dernière scène de cet acte, Don Salluste lui démontre qu’il n’est que l’instrument d’un piège monté contre la reine, et lui fait comprendre que ce piège se referme.

Tout l’acte IV consiste en un long retardement pour rendre le spectateur plus avide d’assister aux retrouvailles compromettantes de la reine et de son amant, qui est persuadé, à tort, de l’avoir protégée.

 

2. Le mépris des règles dans les règles

Le poète dira en 1854, dans son poème-pamphlet « Quelques mots à un autre », antidaté (1834) pour le ramener à cette période d’exaltation rebelle : « j’ai disloqué ce grand niais d’alexandrin » (Contemplations, « Autrefois », I-XXVI). Ce vers, trimètre par ses accents toniques, condense les effets hugoliens : son contenu est provocateur, son vocabulaire est brutal et irrespectueux, récusant toute délicatesse de convention, et sa versification l’arrache à la tyrannie des hémistiches pour lui rendre une qualité mélodique – le tout en conservant la forme d’un alexandrin. Au théâtre, ces procédés sont poussés à leur paroxysme, puisque la polyphonie des personnages autorise des jeux de découpage du vers en cascade. La scène 2 de l’acte V offre un bel échantillon de coupes anti-conventionnelles (v. 4-2-6, 2-9-1, 3-5-8...), « aggravées » par des enjambements à répétition (v. 14-15, 15-16, 16-17 !) – autant d’entorses à l’orthodoxie prosodique que le dramaturge s’autorise afin de suggérer la fébrilité de ces retrouvailles ardemment désirées par la reine, ardemment redoutées par Ruy Blas.

En refusant que l’expression naturelle des émotions ne soit entravée par un cadre formel trop rigide, Hugo peut ainsi donner à loisir une allure de vaudeville à certains échanges (v. 17-20, 25-29) et un accent lyrique à certaines tirades (notamment v. 31-38) – ce mélange des genres balaye l’impression pathétique produite par la scène précédente, où Ruy Blas se décidait au suicide, pour annuler le piège et ses tourments. Mais cette résolution tragique est juste suspendue, le temps d’un quiproquo, pour retrouver sa validité dès l’entrée fracassante du machiavélique Don Salluste : la terreur des amants (dernière didascalie) préfigure le triste dénouement de la pièce.

La voix n’a pas seule ce pouvoir de variation émotionnelle : Hugo rend aux accessoires leur rôle catalyseur dans l’économie théâtrale. L’utilisation de la lettre démontre son habileté à doter un objet de l’ambiguïté habituellement propre à un personnage : le billet sybillin précipite à la fois le désespoir de Ruy Blas, qui comprend trop tard la préméditation de son maître (v. 11), et chez la reine la volonté de prouver son amour en risquant sa personne (v. 23-25). À ce quiproquo maintenu par Ruy Blas, s’ajoute le dévoilement spectaculaire de Don Salluste : le masque provoque en un instant un surcroît de tension dramatique, en mettant brutalement les protagonistes face à leur destin.

3. Les lois antagonistes de l’amour et de la société

Hugo insiste plusieurs fois dans sa préface sur la dualité qu’incarnent les deux amants, tiraillés entre un sentiment et une fonction (amour-royauté, amour-servitude). Le piège satanique de Don Salluste joue de cette contradiction entre la rigidité des rôles sociaux, surtout dans une monarchie, et la valeur subversive de la passion amoureuse, qui rend égaux les êtres humains, le temps d’un coup de foudre. La combinaison de la frustration sentimentale de la reine, délaissée par un roi solitaire, avec le noble tempérament du valet, remplissant non sans brio son rôle de chevalier-servant, aboutit à un couple inconcevable selon les normes hiérarchisées du XVIIe siècle espagnol, mais à un couple parfait selon les idéaux démocratiques du dramaturge. Il exprime sa conviction que la passion peut transcender les barrières sociales, en systématisant l’emploi d’un tutoiement d’intimité, indice récurrent (v. 3, 31-42) d’une proximité amoureuse qui relègue toute fonction sociale à l’arrière-plan. Mais le pouvoir du traître est justement celui de réactiver cette identité sociale momentanément étouffée, et de révéler ainsi la double faute commise par la reine : à la fin de cette scène, elle se sait convaincue d’adultère, et elle ploiera bientôt sous la menace d’une déchéance sociale, à cause de son amour pour un valet. Ces sortes de péripéties morales viennent doubler les rebondissements de l’action dramatique et multiplier leur effet, par une espèce de chambre d’échos spirituelle.

source : cyberpotache