Hernani 1830

" Tissu d'extravagances ", disaient les partisans du théâtre classique. Les jeunes gens, eux, enthousiasmés, écrivaient sur les murs " Vive Victor Hugo ! " en sortant du théâtre. Ce drame, on le voit, a suscité bien des passions.

Avant même la première représentation, des passages étaient colportés, déformés et ridiculisés par ses adversaires. Au contraire, ceux qui voulaient le défendre mobilisaient leurs troupes pour envahir le théâtre dès l'ouverture. A la fin du spectacle, Victor Hugo comptait les vers qui n'avaient pas été sifflés. Impossible : aucun n'y avait échappé ! Il est vrai que ceux qui sifflaient étaient aussitôt hués et pris à partie à leur tour.

Hernani sortit finalement victorieux de ce tohu-bohu. La censure même s'en servit comme d'un salutaire repoussoir. Elle autorisa les représentations car, comme l'écrivait sentencieusement le comité : " Il est bon que le public voie jusqu'à quel point d'égarement peut aller l'esprit humain affranchi de toute règle et de toute bienséance ! " Reconnaissons-le, l'intrigue est compliquée :

Dans l'Espagne du XVI e siècle, trois hommes sont amoureux de la même femme, Dona Sol (Tres para una : trois pour une est le sous-titre que Hugo donnait à son drame dans le manuscrit). L'un est un vieillard, don Ruy Gomez, l'autre est un proscrit, Hernani, le troisième est le roi don Carlos.

C'est Hernani qu'aime Dona Sol. Mais le jeune homme a juré de se venger sur le roi d'Espagne d'une injustice faite à son père et il mène l'existence d'un " bandit ".

Au troisième acte, le vieillard semble triompher : il va épouser Dona Sol. C'est alors qu'un pèlerin lui demande l'hospitalité ; il le reçoit ; c'est Hernani. Sa tête est mise à prix et don Carlos vient le traquer jusque dans le château de Ruy Gomez. Mais les lois de l'hospitalité sont sacrées le vieillard ne livrera pas Hernani. Il préfère voir emmener Dona Sol en otage. Sorti de sa cachette, Hernani supplie don Ruy Gomez de le laisser libre de poursuivre le roi pour le tuer. En échange de sa liberté, il promet de donner sa vie dès que le vieillard la lui demandera ; il n'aura qu'à sonner du cor.

A l'acte IV, le roi attend le résultat du vote qui doit faire de lui le chef du Saint-Empire ; il se recueille devant le tombeau de Charlemagne. Il a attiré dans un piège les conjurés menés par Hernani. Mais sa méditation l'a porté à la  clémence ; il pardonne, même à Hernani qui alors se démasque : il est le grand d'Espagne, Jean d'Aragon !

Dernier acte : Hernani s'apprête à célébrer ses noces avec Dona Sol. Connaîtra-t-il enfin le bonheur ? Ce serait compter sans les rigueurs de l'honneur castillan ( L’honneur castillan est le sous-titre du drame dans la version imprimée). Il faut obéir à la promesse faite à Ruy Gomez. Le son du cor se fait entendre : Hernani meurt dans les bras de Dona Sol qui l'accompagne dans la mort.

Aujourd'hui, Hernani, après une éclipse, est de nouveau représenté, en raison du retour aux mises en scène spectaculaires et de la redécouverte (amusée !) de l'esthétique du mélodrame. Mais la pièce n'est pas seulement une curiosité, elle garde des qualités d'une grande efficacité dramatique, en particulier les fortes antithèses chères à Victor Hugo :

- l'affrontement du bandit et du roi ;

- la fatale rivalité du jeune homme et du vieillard ;

- la figure " solaire " de Dona Sol et celle, ténébreuse, de Ruy Gomez.

Hernani, III, 4, vers 973-1004.

Hernani a vu les préparatifs des noces de Donc Sol avec don Ruy Gomez. 11 accable la jeune femme de reproches ironiques. Mais Dona Sol lui montre le poignard avec lequel elle se tuera pour échapper à ce mariage. Hernani, pris de remords, se jette à ses pieds, la suppliant de le fuir, lui qui n'aurait à offrir qu'une " dot de douleurs ", " un écrin de misère et de deuil ".

 

Hernani

Monts d'Aragon ! Galice ! Estramadoure !

- Oh ! je porte malheur à tout ce qui m'entoure ! -

J'ai pris vos meilleurs fils, pour mes droits, sans remords;

Je les ai fait combattre, et voilà qu'ils sont morts !

C'étaient les plus vaillants de la vaillante Espagne.

Ils sont morts ! ils sont tous tombés dans la montagne,

Tous sur le dos couchés, en braves, devant Dieu,

Et, si leurs yeux s'ouvraient, ils verraient le ciel bleu !

Voilà ce que je fais de tout ce qui m'épouse !

Est-ce une destinée à te rendre jalouse ?

Dona Sol, prends le duc, prends l'enfer, prends le roi !

C'est bien. Tout ce qui n'est pas moi vaut mieux que moi !

Je n'ai plus un ami qui de moi se souvienne,

Tout me quitte, il est temps qu'à la fin ton tour vienne,

Car je dois être seul. Fuis ma contagion.

Ne te fais pas d'aimer une religion!

Oh ! par pitié pour toi, fuis ! - Tu me crois, peut-être,

Un homme comme sont tous les autres, un être

Intelligent, qui court droit au but qu'il rêva.

Détrompe-toi. Je suis une force qui va !

Agent aveugle et sourd de mystères funèbres

Une âme de malheur faite avec des ténèbres !

Où vais-je ? je ne sais. Mais je me sens poussé

D'un souffle impétueux, d'un destin insensé.

Je descends, je descends, et jamais ne m'arrête.

Si parfois, haletant, j'ose tourner la tête,

Une voix me dit: Marche! et l'abîme est profond,

Et de flamme ou de sang je le vois rouge au fond !

Cependant, à l'entour de ma course farouche,

Tout se brise, tout meurt. Malheur à qui me touche !

Oh ! fuis ! détourne-toi de mon chemin fatal,

Hélas ! sans le vouloir, je te ferais du mal !

 

Hernani, III, 4, vers 973-1004.

 

Pour préparer le commentaire composé

1. La volonté de voir clair en soi et de se définir : en étudier les modalités (alternance de monologue et de dialogue, introspection et récit d'actions, mélange des temps verbaux).

2. Une personnalité originale. Analyser la manière dont s'expriment un passé, une vie passionnée, un destin tracé.

3. L'archétype du héros romantique. Montrer comment s'opère une généralisation faisant d'un être particulier l'image symbolique du héros romantique.

Pour un groupement de textes

Héros déchirés.

Shakespeare, Hamlet (III, 1).

Vigny, Chatterton (III, 1).

Musset, Lorenzaccio (III, 3).

Hugo, Hernani (III, 4), Ruy Blas (IV, 1).

Commentaire composé : Montrer comment, par des jeux de formulations diverses et par des procédés de généralisation, l'analyse que mène Hernani le conduit à tracer le portrait du héros romantique.

PRÉSENTATION DU TEXTE

Certains moments de crise sont, au théâtre, l'occasion de tirades lyriques dans lesquelles, mêlant à l'introspection les réminiscences et l'expression de leurs doutes, les héros tragiques tentent de se situer et de se définir. L'extrait de la scène 4 de l'acte III d'Hernani nous montre un héros désemparé mais lucide. Dans un monologue très agité, au rythme fréquemment brisé, il fait alterner le présent et le passé, les élans et les incertitudes, et s'adresse à Dona Sol en la prenant à témoin d'une destinée tragique dans laquelle elle n'a pas, semble-t-il, sa place. Le portrait qu'Hernani trace de lui-même, présente les traits et le comportement d'un homme marqué par un destin exceptionnel et malheureux. Certaines particularités permettent cependant de voir en lui, de manière plus générale, l'archétype du héros romantique, voué, malgré ses efforts et ses aspirations au bonheur, à la mort. L'étude du texte pourra s'attacher aux différentes formes d'expression de la démarche introspective, puis montrera les traits originaux d'un être passionné à travers lequel on peut définir le héros type du drame romantique.

I. UNE VOLONTÉ DE SE DÉFINIR ET DE VOIR CLAIR EN SOI

La démarche introspective, à la première personne, passe par différents types de formulations qui permettent au héros de mieux cerner ce qu'il est. On pourra étudier les alternances de monologue et d'apparence de dialogue, l'alternance de récit et d'analyse que révèlent les modifications des temps.

a) Monologue ou dialogue ?

La longue tirade d'Hernani n'est interrompue par aucune réponse. Il s'agit d'un monologue, mais celui-ci s'adresse à des interlocuteurs différents, ce qui permet à Hernani de préciser sa situation face à son pays et face à Dona Sol.

Le dialogue : il apparaît à travers des interpellations et des invocations exprimées à la deuxième personne (v. 3, 14, 18, 32) et à travers des impératifs de recommandation adressés à Dona Sol (v. 11, 15, 17, 30, 31). Ces différents types d'énonciation suggèrent des réponses possibles et l'on entrevoit même une ébauche de dialogue au vers 17 : le tiret souligne une rupture, l'attente d'une réponse, peut-être. Un autre dialogue est ébauché au vers 27 (" une voix me dit ").

Le monologue : il apparaît surtout lorsque le poète se parle à lui-même, s'interroge (" où vais-je ? " (v. 23)) et se prend lui-même comme objet de son observation ou de sa réflexion : " je " est alors sujet et " me " est complément (" je porte... m'entoure " (v. 2), " je fais... m'épouse " (v. 9), " je me sens poussé " (v. 23)). Si l'interpellation permet à Hernani de prendre à témoin de sa situation des êtres ou des choses, le monologue favorise la réminiscence sous forme de récit, et l'analyse.

b) Le récit et l'analyse

Le récit fait état d'actions passées (ce que marque l'emploi du passé composé (v. 3, 4, 6) et du présent soulignant la conséquence présente d'une action passée " je n'ai plus d'amis ", " tout me quitte " (v. 13, 14)). Il établit une rétrospective lyrique de ces actions en mettant en relief un héroïsme maudit et dangereux. L'analyse est formulée au présent : elle permet à Hernani de se caractériser. Les formulations sont lapidaires et catégoriques, tenant presque toutes en un seul vers (v. 9, 12, 13). C'est donc en se définissant par rapport à son pays (allusions à son comportement et à ses responsabilités en tant que chef, (v. 2-8)) et par rapport à Dona Sol (insistance sur le caractère maudit de ses actes et de sa situation), en faisant allusion au passé et au présent, en s'interrogeant lui-même, qu'Hernani trace de lui un portrait précis et tragique.

II. UN PERSONNAGE COMPLEXE ET MAUDIT

Les différents modes d'expression cités dans la première partie soulignent que la personnalité d'Hernani peut être perçue de manières différentes. Il est en effet complexe, passionné, contradictoire.

a) Un homme marqué par la mort et par la solitude

L'aspect maudit du personnage est illustré par les allusions au passé après l'affirmation catégorique " je porte malheur ". La relation de cause à effet entre l'action menée par Hernani (" j'ai pris ", " je les ai fait combattre " (v. 3, 4) et le résultat négatif (" Et voilà qu'ils sont morts " (v. 4)) est mise en relief par le présentatif " voilà " et par l'anaphore de " ils sont morts " (fin du vers 4, début du vers 6). L'idée de mort et de solitude est reprise par deux constatations (v. 14, 15) dont la deuxième est formulée comme une obligation (" je dois " (v. 15)), puis par l'insistance sur le malheur qui accompagne Hernani (" mystères funèbres ", " âme de malheur " (v. 21, 22)). Un champ lexical de la destruction se développe dans la fin du monologue (" abîme ", " flamme ", " sang ", " tout se brise ", " tout meurt ", " malheur à qui " (v. 30), " chemin fatal " (v. 31)). Les termes sont mis en valeur par la ponctuation, par des énumérations, par des répétitions anaphoriques qui rythment les vers de manière violente et abrupte (martèlement et coupes des vers 27 et 28).

b) Un homme dominé par la fatalité

Certaines formulations insistent sur la situation de victime d'Hernani. Poussé par un destin qui le dépasse, il ne s'appartient plus ; il subit sans possibilité de se révolter. Le pronom personnel de la première personne complément (v. 14), l'emploi du verbe " devoir " (v. 15), le participe passé passif " poussé ", l'allusion à " une voix " insistent sur l'impossibilité de résister. L'idée de fatalité apparaît enfin dans deux autres termes : l'infinitif négatif " sans le vouloir " et l'adjectif " fatal " terminent la tirade sur l'idée d'une force irrépressible.

c) Un homme désespéré qui refuse de faire le malheur de celle qu'il aime

La conscience douloureuse d'un destin fatal conduit Hernani à donner de lui une image négative et à écarter Dona Sol d'un destin de mort qu'il sait inévitable.

Une image négative : elle s'exprime à travers des images très catégoriques : " Tout ce qui n'est pas moi vaut mieux que moi " et par l'image refusée d'un homme intelligent. L'expression " un être intelligent ", placée aux vers 18 et 19 de façon telle que la métrique et la syntaxe ne coïncident pas, est mise en relief, de même que le démenti apporté au vers 20 " détrompe-toi ". L'opposition entre un être intelligent et Hernani, telle qu'il la présente, est renforcée par le rapprochement des deux verbes (" courir droit au but " et " aller "). L'absence de complément dans la deuxième expression souligne l'absence d'objectif précis et le caractère aveugle d'une détermination incontrôlable.

Le rejet de Dona Sol : le sentiment d'une malédiction et la conscience de faire le malheur de ceux qu'il aime conduit Hernani à repousser Dona Sol. Cette attitude s'exprime à travers de nombreux impératifs de sens affirmatif ou négatif (répétition de " fuis " (v. 18, v. 31)) : il se présente ainsi sous la forme d'un éternel proscrit, solitaire et poursuivi par une sorte de malédiction qui le conduit à détruire tout ce qu'il approche.

Personnage individualisé par son expérience, son histoire, son passé, Hernani n'en présente pas moins certains traits permettant une généralisation : il apparaît comme l'archétype du héros du drame romantique.

III. L'ARCHÉTYPE DU HÉROS ROMANTIQUE AU THÉÂTRE

On observe dans le texte certaines formules qui permettent une généralisation : " tout ce qui " (v. 9), " une destinée " (v. 10), " tout me quitte " (v. 14), " Il est temps " (v. 14), " tout se brise ", " tout meurt " (v. 30). L'imprécision des termes généraux, les formules impersonnelles, le caractère indéfini des déterminants permettent d'adapter ces circonstances et ces situations à n'importe quel personnage dans une situation analogue : le héros tragique est seul, il sème la mort et le deuil autour de lui et avance sur un itinéraire dont il ne peut en rien dévier. On peut aussi noter le caractère tout à fait symbolique des vers 20 et 32 dans lesquels la personnalité du narrateur s'estompe derrière l'image de la force emportée par le destin. L'absence de précision concernant les lieux, le temps, les circonstances, l'emploi fréquent de termes symboliques ou métaphoriques (" souffle impétueux ", " l'abîme ", " course ", " chemin ") placent cette présentation sur un plan qui dépasse l'individu. Le " je " ne représente plus un être particulier, mais un élément privé d'autonomie semant la mort sur son passage.

On pourra alors définir ce héros comme un être de contradictions, cherchant la gloire et le bonheur mais apportant partout le malheur, cherchant à affirmer sa liberté, mais déterminé par le destin, souhaitant s'élever mais retombant toujours vers l'abîme des " ténèbres ".

RÉPARTITION DES COUPES, RYTHMES INSOLITES ET EFFICACES DANS L'ALEXANDRIN ROMANTIQUE

Vers 3 et 4 : 6/3/9/6

Vers 6 : 3/9

Vers 12 : 2/10

Vers 14 : 3/9

Vers 17 : 1/5/1/5

Vers 18-19 : 10/6/8

Vers 23 : 3/3/12/6

Vers 29 : 3/9

Efficacité : rupture, morcellement, affectivité bouleversée, changement d'énonciation (récit, recommandations) mises en valeur de certaines expressions : volonté d'adaptation d'un rythme aux élans et aux retraits, aux différents mouvements d'un lyrisme passionné et chaotique.

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