Texte A. Marivaux, La Colonie, scène 13
Texte B. Beaumarchais, Le Mariage de Figaro, acte III, scène 16
Texte A Marivaux, La Colonie
[ Arthénice, Lina et madame Sorbin suivies par une troupe de femmes vont à la rencontre des hommes assemblés pour établir la constitution nouvelle de lîle utopique où ils se trouvent. Elles ont préparé un placard, cest-à-dire une affiche où se trouve leur version de la constitution.]
HERMOCRATE Mais quest-ce que cest que cette mauvaise plaisanterie-là? Parlez-leur (1) donc seigneur Timagène, sachez de quoi il est question.
TIMAGÈNE Voulez-vous bien vous expliquer, madame ?
MADAME SORBIN Lisez laffiche, lexplication y est.
ARTHÉNICE Elle vous apprendra que nous voulons nous mêler de tout, être associées à tout, exercer avec vous tous les emplois, ceux de finance, de judicature (2), dépée.
HERMOCRATE Dépée, madame?
ARTHÉNICE Oui, dépée, monsieur; sachez que jusquici nous navons été poltronnes que par éducation.
MADAME SORBIN Mort de ma vie! quon nous donne des armes, nous serons plus méchantes que vous; je veux que dans un mois nous maniions le pistolet comme un éventail : je tirai ces jours passés sur un perroquet, moi qui vous parle.
ARTHÉNICE Il ny a que de lhabitude à tout.
MADAME SORBIN De même quau Palais à tenir audience, à être présidente, conseillère, intendante, capitaine ou avocate.
UN HOMME Des femmes avocates?
MADAME SORBIN Tenez donc, cest que nous navons pas la langue assez bien pendue, nest-ce pas ?
ARTHÉNICE Je pense quon ne nous disputera pas le don de la parole.
HERMOCRATE Vous ny songez pas, la gravité (3) de la magistrature et la décence du barreau ne saccorderaient jamais avec un bonnet carré sur une cornette (4) !
ARTHÉNICE Et quest-ce que cest quun bonnet carré, messieurs? Qua-t-il de plus important quune autre coiffure ? Dailleurs, il nest pas de notre bail, non plus que votre Code ; jusquici cest votre justice et non la nôtre ; qui va comme il plaît à nos beaux yeux quand ils veulent sen donner la peine, et si nous avons part à linstitution des lois, nous verrons ce que nous ferons de cette justice-là, aussi bien que du bonnet carré, qui pourrait bien devenir octogone si on nous fâche; la veuve ni lorphelin ny perdront rien.
1. leur: Hermocrate désigne de la main, à lintention de Timagène, toutes les femmes qui se pressent devant laffiche des « droits de la femme ».
2. judicature: tout ce qui concerne les professions de justice.
3. gravité : sérieux.
4. bonnet carré : coiffe des juges ; cornette : coiffe des femmes.
Texte B Beaumarchais, Le Mariage de Figaro
[ Marceline et Bartholo ont eu, des suites de leur ancienne union illégitime, un fils quils ont abandonné.
Marceline a prêté de largent à Figaro contre une promesse de mariage.
Dans lacte III, Figaro découvre que Marceline et Bartholo sont ses parents.]
FIGARO [ exalté ] Bon docteur, si vous me rendez à ma noble famille, mettez un prix à ce service ; des monceaux dor narrêteront pas mes illustres parents.
BARTHOLO [montrant Marceline] Voilà ta mère.
FIGARO nourrice ?
BARTHOLO Ta propre mère.
LE COMTE Sa mère !
FIGARO Expliquez-vous.
MARCELINE [montrant Bartholo] Voilà ton père.
FIGARO [désolé] Oooh! aie de moi !
MARCELINE Est-ce que la nature ne te la pas dit mille fois?
FIGARO Jamais.
LE COMTE [à part] Sa mère !
BRIDOISON (5) Cest clair, i-il ne lépousera pas.
BARTHOLO Ni moi non plus.
MARCELINE Ni vous ! Et votre fils ? Vous maviez juré
BARTHOLO Jétais fou. Si pareils souvenirs engageaient, on serait tenu dépouser tout le monde.
BRIDOISON E-et si lon y regardait de si près, personne népouserait personne.
BARTHOLO Des fautes si connues ! une jeunesse déplorable !
MARCELINE [séchauffant par degrés] Oui, déplorable, et plus quon ne le croit! Je nentends pas nier mes fautes, ce jour les a trop bien prouvées ! Mais quil est dur de les expier après trente ans dune vie modeste! Jétais née, moi, pour être sage et je le suis devenue sitôt quon ma permis duser de ma raison. Mais dans lâge des illusions, de linexpérience et des besoins, où les séducteurs nous assiègent, pendant que la misère nous poignarde, que peut opposer une enfant à tant dennemis rassemblés ? Tel nous juge si sévèrement, qui peut-être en sa vie a perdu dix infortunées!
FIGARO Les plus coupables sont les moins généreux ; cest la règle.
MARCELINE [vivement] Hommes plus quingrats, qui flétrissez par le mépris les jouets de vos passions, vos victimes ! cest vous quil faut punir des erreurs de notre jeunesse; vous et vos magistrats, si vains du droit de nous juger, et qui nous laissent enlever, par leur coupable négligence, tout honnête moyen de subsister. Est-il un seul état pour les malheureuses filles? Elles avaient un droit naturel à toute la parure des femmes : on y laisse former mille ouvriers de lautre sexe (6).
FIGARO [en colère] Ils font broder jusquaux soldats !
MARCELINE [exaltée] Dans les rangs même plus élevés, les femmes nobtiennent de vous quune considération dérisoire ; leurrées de respects apparents, dans une servitude réelle ; traitées en mineures pour nos biens, en majeures pour nos fautes: ah, sous tous les aspects, votre conduite avec nous fait horreur, ou pitié !
FIGARO Elle a raison!
LE COMTE [à part] Que trop raison !
5. Bridoison est le nom du juge.
6. Depuis que des manufactures existent, les travaux traditionnellement féminins exécutés dans les campagnes de manière artisanale sont devenus des travaux dhommes. Avant la «révolution industrielle», il y avait déjà eu une révolution artisanale.
Écriture
I. Vous répondrez dabord à la question suivante (6 points) :
Reformulez les principaux arguments dArthénice, de madame Sorbin et de Marceline .
II. Vous traiterez ensuite un de ces trois sujets (14 points) :
1. Commentaire
- Vous commenterez lextrait du Mariage de Figaro à partir du parcours de lecture suivant :
Montrez que le texte relève du genre de la comédie.
Cette scène a été en partie censurée lors de sa création en 1784. Analysez quels éléments du texte ont pu entraîner cette interdiction.
2. Dissertation
Le théâtre est-il selon vous une bonne tribune possible pour défendre des idées ?
Vous répondrez à cette question en un développement composé, prenant appui tout à la fois sur les textes qui vous sont proposés, ceux que vous avez étudiés en classe, vos lectures personnelles et votre expérience de spectateur.
3. Invention
Écrivez une courte scène théâtrale dans laquelle une Marceline moderne intervient devant un auditoire masculin hostile pour réclamer une insertion de plus en plus réelle des femmes dans la société.
Indications complémentaires
Le dialogue théâtral fera alterner courtes tirades et échange de répliques. Vous pourrez donner des indications de mise en scène ou de jeu dacteur (didascalies).
Vous imaginerez librement la situation dans laquelle se trouve placée cette Marceline contemporaine (cadre, interlocuteurs).
A. Présentation du sujet
Le sujet retenu présente la particularité dinscrire le travail au croisement de deux objets détude, « Le théâtre, texte et représentation » et « Convaincre, persuader, délibérer ». Il propose en effet à l'élève d'étudier le théâtre comme lieu denjeux politiques et sociaux, comme une tribune ouverte sur les débats de société. Il permet donc d'aborder la dimension argumentative, voire polémique du dialogue théâtral, mais aussi de réfléchir sur les différentes formes que peut revêtir l'argumentation, et particulièrement sur la spécificité du théâtre : le lien entre texte et représentation n'est pas absent de cette problématique. En outre, les textes du corpus présentent une riche palette de registres : le correcteur pourra ainsi évaluer les capacités de l'élève à les identifier mais aussi et surtout à en comprendre l'enjeu, à en apprécier les procédés et à les mettre en rapport avec le jeu de l'acteur.
Le texte de Marivaux sinscrit dans une tradition antique - lémergence dune conscience politique féminine déjà présente dans Lysistrata dAristophane - mais surtout dans un thème à la mode au XVIIIème siècle : lémancipation des femmes et des filles. Nous retrouvons ainsi certains thèmes de lIle des esclaves et de lIle de la raison, thèmes ardemment débattus dans le salon de Mme de Lambert que fréquentait Marivaux.
Lextrait de la pièce de Beaumarchais inscrit la revendication féminine dans un contexte économique préindustriel, celui de la révolution artisanale qui, par lémergence des manufactures, privait les femmes de métiers traditionnellement féminins exécutés dans les campagnes.
Le sujet offre donc une réflexion qui allie dans un registre mi-comique mi-sérieux des inquiétudes, des ressentiments, des revendications destinés à affirmer les « droits des femmes » dune part dans lunivers anhistorique de lutopie, dautre part dans un enracinement économico-social préindustriel.
B. Question
Reformulez les principaux arguments d'Arthénice, de Madame Sorbin et de Marceline.
La question appelle un travail de repérage et de reformulation qui pousse lélève à entrer dans la stratégie argumentative de trois personnages ; ce faisant il découvre la place, la nature et la forme des principaux arguments, travail qui lui permettra de mieux cerner la deuxième piste du commentaire (« Cette scène a été en partie censurée lors de sa création en 1784. Analysez quels éléments du texte ont pu entraîner cette interdiction » ), la problématique centrale de la dissertation (« Le théâtre est-il selon vous une bonne tribune possible pour défendre des idées ? » ) et la composante majeure du texte de Beaumarchais, point dappui pour mener à bien lécriture dinvention (« Ecrivez une courte scène théâtrale dans laquelle une Marceline moderne intervient devant un auditoire masculin hostile pour réclamer une insertion de plus en plus réelle des femmes dans la société » ).
Proposition de corrigé
Arthénice
- Les femmes ont le droit de participer à la vie publique, à la vie de la cité.
- Les femmes nont pas moins de courage que les hommes mais elles ne bénéficient pas dun apprentissage aux métiers de la guerre.
- Les femmes jouissent de toutes les aptitudes nécessaires pour confectionner les lois.
- La justice se montre inégalitaire envers les femmes en favorisant les hommes.
Madame Sorbin
- Les femmes ont des capacités équivalentes, sinon supérieures à celles des hommes (par exemple dans le maniement de la parole) pour exercer les fonctions de la justice, notamment celle davocat.
Marceline
- Les hommes exploitent la détresse des femmes de condition sociale modeste, maintenues dans lignorance et la pauvreté.
- Les femmes pauvres ne sont pas responsables de leurs fautes car les hommes ne leur laissent pas le choix.
- La justice se montre inique en sanctionnant des femmes victimes de la place inférieure qui leur est donnée par la société.
- Les hommes sont coupables daccaparer les métiers traditionnellement réservés aux femmes.
- Les hommes méprisent et oppriment les femmes, quelle que soit leur condition sociale.
Vous commenterez lextrait du Mariage de Figaro à partir du parcours de lecture suivant :
- Montrez que le texte relève du genre de la comédie.
- Cette scène a été en partie censurée lors de sa création en 1784. Analysez quels éléments du texte ont pu entraîner cette interdiction.
Le texte retenu utilise le théâtre comme une tribune. On comprend que ce passage, prononcé à une époque et dans une société ouvertement inégalitaires, ait suscité la censure. Les axes directeurs sont donnés par le libellé du sujet. Le présent travail ne propose que quelques pistes destinées à organiser létude.
Proposition de corrigé
I. Un texte qui relève du genre de la comédie
La comédie est définie par les personnages, les questions en jeu, les registres.
1. On attend qu'un élève définisse les personnages de la comédie.
Ils appartiennent à l'univers quotidien (un père, une mère, un médecin au contraire des personnages de la tragédie qui appartiennent à l'univers des grands. L'élève trouve dans le texte les indices lui permettant de prouver que les personnages appartiennent bien à l'univers de la comédie.
2. Les questions en jeu dans la comédie relèvent de la vie quotidienne (ici, l'éducation des filles).
3. La comédie est définie par les registres comique et satirique :
a. Registre comique :
- Comique de situation : une scène de reconnaissance - mettant en scène un coup de théâtre - entre un enfant trouvé et ses parents ; comique de la déception de Figaro.
- Comique de langage : traits desprit (« Est-ce que la nature ne te la pas dit mille fois ? jamais » « on serait tenu dépouser tout le monde »), noms ridicules (Bridoison), répétitions de mots, anaphores, expressions en écho (« ni moi non plus/ni vous » ; « épouser tout le monde » / « personne népouserait personne » ; « Elle a raison !/ que trop raison ! ») ; vivacité du rythme par la brièveté des répliques (gaieté, énergie du jeu théâtral).
b. Registre satirique :
Satire de la justice à travers le personnage ridicule de Bridoison dont les répliques expriment des évidences de manière burlesque. Satire renforcée par le discours de Marceline qui met en cause les « magistrats, si vains du droit de nous juger ».(Ce qui mène à la seconde partie).
II. Un texte polémique, ce qui explique la censure
1. Le réquisitoire de Marceline contre les hommes et une société discriminatoire.
- Violence polémique de Marceline qui se traduit par le nombre important des exclamatives et un vocabulaire dépréciatif à légard des hommes («séducteurs », « ingrats », « nous fait horreur »), lhyperbole et lapostrophe (« Hommes plus quingrats »), la gradation dans les didascalies (« séchauffant par degrés », « vivement », « exaltée »).
- Marceline accuse les hommes dêtre les oppresseurs et les bourreaux des femmes, responsables de leurs misères et de leurs égarements.
2. Le plaidoyer pour les femmes : l'utilisation du pathétique.
Beaumarchais utilise des images propres à frapper les esprits (effet de scandale).
- La situation misérable des femmes perceptible dans le champ lexical du malheur : « déplorable », « la misère », « infortunées », « malheureuses », « servitude ».
- Les métaphores pathétiques hyperboliques : « la misère nous poignarde », « qui flétrissez par le mépris les jouets de vos passions ».
- Les antithèses frappantes : « traitées en mineures pour nos biens, en majeures pour nos fautes ».
Les femmes sont présentées victimes de légoïsme et du cynisme des hommes, victimes dune société et dune justice inégalitaires qui les privent de tout droit, de tout pouvoir et dun légitime emploi.
3. Un texte audacieux et engagé.
Le texte a été censuré dans la mesure où il remet en cause l'ordre social.
- Marceline semble le porte-parole des idées de Beaumarchais sur la condition inégalitaire et injuste des femmes au XVIIIème siècle. Pamphlet féministe.
- Texte audacieux également par ses attaques contre la justice.
Le théâtre est-il selon vous une bonne tribune possible pour défendre des idées ?
Vous répondrez à cette question en un développement composé, prenant appui tout à la fois sur les textes qui vous sont proposés, ceux que vous avez étudiés en classe, vos lectures personnelles et votre expérience de spectateur.
Proposition de corrigé
L'élève peut par exemple adopter une organisation selon le mouvement concessif :
« certes , mais ».
I. Le théâtre est un phénomène social, un art public et collectif qui se prête au débat didées.
1. Le dialogue théâtral se prête au débat didées.
Importance du dialogue argumentatif, forme vivante, héritière du dialogue philosophique. Analyse des scènes du corpus. Les élèves peuvent faire allusion aux scènes argumentatives chez Molière où chaque personnage défend sa thèse.
2. La double énonciation théâtrale.
Les idées s'incarnent dans des personnages. Le texte théâtral est principalement constitué de dialogues, mais les personnages sadressent autant, sinon davantage, au public quaux autres protagonistes. Le public est interpellé, sommé de juger les situations, les discours et les comportements. Par exemple, à travers Marceline, Beaumarchais interpelle ses contemporains.
3. Laction théâtrale repose sur le conflit et la crise.
Les conflits et les crises mis en scène reflètent les conflits et les crises de la société. Par exemple, le conflit entre le héros aristocrate et le pouvoir royal dans le théâtre de Corneille ; ou encore les conflits entre le maître et le valet de Molière à Hugo (Ruy Blas) sans oublier, naturellement, le théâtre de Beaumarchais.
II. Le théâtre est une tribune efficace mais risquée.
1. Le théâtre permet de dénoncer les injustices sociales.
Marceline et la question des femmes. Le monologue de Figaro qui pose le problème des privilèges de la naissance.
2. Le théâtre permet de poser des problèmes politiques.
Le théâtre dAimé Césaire qui dénonce le colonialisme ou celui de Genet. Les Mains sales de Sartre qui montre les contradictions du parti communiste. Tartuffe de Molière qui dénonce le pouvoir de la compagnie du Saint Sacrement.
3. Le théâtre sexpose à le censure et au malentendu.
Censure contre Molière, Genet. Interprétations diverses de lAntigone dAnouilh ; le dramaturge est-il pour Créon ou Antigone ? Ne commet-on pas des erreurs en faisant dun seul personnage le porte-parole de son auteur ?
Conclusion
Le théâtre est un miroir de la société, un porte-parole des idées de lauteur dont il est cependant difficile parfois de déceler les intentions. Lauteur sexprime à travers plusieurs personnages, il pose des questions sans forcément y répondre. Peut-on penser que le théâtre, par les débats quil propose, est un art particulièrement propice à léveil dune conscience citoyenne ?
Ecrivez une courte scène théâtrale dans laquelle une Marceline moderne intervient devant un auditoire masculin hostile pour réclamer une insertion de plus en plus réelle des femmes dans la société.
Indications complémentaires :
- Le dialogue théâtral fera alterner courtes tirades et échange de répliques. Vous pourrez donner des indications de mise en scène ou de jeu d'acteur (didascalies).
- Vous imaginerez librement la situation dans laquelle se trouve placée cette Marceline contemporaine (cadre, interlocuteurs).
Critères dévaluation : Le sujet dinvention sinscrit dans la logique des textes retenus et se situe explicitement au croisement des deux objets détude ; cest la raison pour laquelle le professeur portera, dans son évaluation, une attention toute particulière aux trois éléments qui constituent la particularité du sujet :
- la forme dialoguée et la présence de didascalies, modalités textuelles caractéristiques de lécriture théâtrale ;
- la dimension argumentative du propos qui permet dinscrire lécriture dinvention en relation étroite avec le corpus du sujet ;
- les références précises à lépoque contemporaine qui permettent de voir si lélève réussit à transposer les formes, les codes et les enjeux du dialogue théâtral.