LES FABLES
Te x t e s
A Jean de La Fontaine [1621-1695], « La cigale et la fourmi », Fables, I, 1, 1668.
B Jean Anouilh [1910-1987], « Avertissement hypocrite », F a b l e s (1962), © Éditions de La Table ronde , 1967.
C Jean Anouilh, « La cigale », Fables (1962), © Éditions de La Table ronde, 1967.
D Italo Svevo [1861-1928], Fables (1954), traduit par Jean-Yves Masson, © Fata Morgana, 2000.
Texte A Jean de La Fontaine,
F a b l e s
La cigale et la fourmi | |
La cigale, ayant chanté Tout lété, Se trouva fort dépourvue Quand la bise fut venue. Pas un seul petit morceau De mouche ou de vermisseau. Elle alla crier famine Chez la fourmi sa voisine, La priant de lui prêter Quelque grain pour subsister Jusquà la saison nouvelle. « Je vous paierai, lui dit-elle, Avant loût, foi danimal, Intérêt et principal. » La fourmi nest pas prêteuse ; Cest là son moindre défaut. « Que faisiez-vous au temps chaud? Dit-elle à cette emprunteuse. Nuit et jour à tout venant Je chantais, ne vous déplaise. Vous chantiez ? jen suis fort aise. Eh bien dansez maintenant. » |
Texte B Jean Anouilh, Fables
Avertissement hypocrite
Ces fables ne sont que le plaisir dun été. Je voudrais quon les lise aussi vite et aussi facilement que je les ai faites et, si lon y prend un peu de plaisir ajouté au mien il justifiera amplement cette entreprise futile. Il y a tant de gens dont cest le gagne-pain de penser, de nos jours, que ce petit livre refermé et oublié, les occasions dêtre profond ne vous manqueront certainement pas.
J. A., septembre 1961.
Texte C Jean Anouilh, Fables
La cigale | |
La cigale ayant chanté Tout lété, Dans maints casinos, maintes boîtes Se trouva fort bien pourvue Quand la bise fut venue. Elle en avait à gauche, elle en avait à droite, Dans plusieurs établissements. Restait à assurer un fécond placement. Elle alla trouver un renard, Spécialisé dans les prêts hypothécaires Qui, la voyant entrer lil noyé sous le fard, Tout enfantine et minaudière, Crut quil tenait la bonne affaire. « Madame, lui dit-il, jai le plus grand respect Pour votre art et pour les artistes. Largent, hélas ! nest quun aspect Bien trivial, je dirais bien triste, Si nous nen avions tous besoin, De la condition humaine. Largent réclame des soins. Il ne doit pourtant pas, devenir une gêne. À dautres qui nont pas vos dons de poésie Vous qui planez, laissez, laissez le rôle ingrat De gérer vos économies, À trop de bas calculs votre art sétiolera. Vous perdriez votre génie. Signez donc ce petit blanc-seing Et ne vous occupez de rien. » Souriant avec bonhomie, « Croyez, Madame, ajouta-t-il, je voudrais, moi, Pouvoir, tout comme vous, ne sacrifier quaux muses ! » Il tendait son papier. « Je crois que lon samuse », Lui dit la cigale, lil froid. Le renard, tout sucre et tout miel, Vit un regard dacier briller sous le rimmel. « Si jai frappé à votre porte, Sachant le taux exorbitant que vous prenez, Cest que jentends que la chose rapporte. Je sais votre taux dintérêt. Cest le mien. Vous laugmenterez Légèrement, pour trouver votre bénéfice. Jentends que mon tas dor grossisse. Jai un serpent pour avocat. Il passera demain discuter du contrat. » Lil perdu, ayant vérifié son fard, Drapée avec élégance Dans une cape de renard (Que le renard feignit de ne pas avoir vue), Elle précisa en sortant : « Je veux que vous prêtiez aux pauvres seulement » (Ce dernier trait rendit au renard lespérance.) « Oui, conclut la cigale au sourire charmant, On dit quen cas de non-paiement Dune ou lautre des échéances, Cest eux dont on vend tout le plus facilement. » Maître Renard qui se croyait cynique Sinclina. Mais depuis, il apprend la musique.
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Texte D Italo Svevo, F a b l e s
Un héros sauva une fée dun grave danger. La fée, reconnaissante, lui dit :
« Demande-moi ce que tu veux, tu lobtiendras. »
Sans hésiter, le héros répondit: « Donne-moi la gloire! »
La fée lui offrit de lor : « Avec ceci, il te sera plus facile de te la procurer. »
Le héros réfléchit, puis dit : « Eh bien, donne-moi lamour. »
La fée répéta le même geste: « Ceci te procurera autant damour que tu veux.
Si gloire et amour sont de lor, déclara le héros, je ne veux ni gloire ni amour. Le bonheur paisible me suffirait, la vie contemplative. Garantis-la moi.
Fou que tu es ! sexclama la fée en souriant. Prends cet or, car il en faut même pour la seule contemplation. »
I. Vous répondrez dabord aux questions suivantes (6 points) :
Formulez brièvement la « morale » que lon peut tirer de chacune des fables composant ce corpus.
Ces « morales » de fables vous paraissent-elles correspondre à ce quon appelle communément la morale (« cest-à-dire une théorie de laction humaine en tant quelle est soumise au devoir et a pour but le bien »).
A. Présentation du sujet
Ce corpus est fédéré par une triple cohérence :
- autour dun thème, susceptible de concerner et dintéresser les élèves : le rapport à largent.
- autour dun genre, la fable, que les élèves auront abordé avec lapologue (compris dans lobjet détude « Convaincre, persuader et délibérer »), lintérêt du corpus étant de souligner la fortune moderne de la fable, notamment avec la reprise par Jean Anouilh dun des poèmes les plus célèbres de La Fontaine.
Deux des fables proposées sont en vers (elles sont au demeurant lobjet dun commentaire comparé), et nécessitent donc que lélève mette en uvre des capacités de lecture acquises lors de létude de la poésie.
- autour dune problématique, exposée dans le bref préambule dAnouilh (texte B) et qui fait lobjet de la dissertation : lambiguïté fondamentale de la fable, entre « futilité » et « profondeur ». Au-delà des particularités de la fable, cette problématique permet dévaluer la réceptivité de lélève à des niveaux de lecture multiples, sa capacité à se méfier de leffet le plus immédiat dun texte pour en chercher et en apprécier la richesse moins apparente.
B. Questions
1. Formulez brièvement la « morale » que lon peut tirer de chacune des fables composant ce corpus.
2. Ces « morales » de fables vous paraissent-elles correspondre à ce quon appelle communément la morale (« cest-à-dire une théorie de laction humaine en tant quelle est soumise au devoir et a pour but le bien ») ?
En plus dinviter à une lecture globale du corpus, ces questions mettent précisément lélève en garde contre une lecture simpliste des fables : en lamenant à sapercevoir que la prétendue morale des fables cache souvent une sévère critique de la société, elles préparent un des arguments majeurs attendus dans la dissertation, et doivent éviter que les analyses du commentaire sombrent dans la superficialité ou le contresens. De plus, lécriture dinvention exige que la « morale » du texte de Svevo ait été comprise, puisquil est demandé à lélève den prendre le contre-pied.
Proposition de corrigé
Question 1
On attend ici que lélève dégage le premier degré des textes qui lui sont proposés : « La cigale et la fourmi » souligne les dangers dune existence imprévoyante et peu soucieuse des réalités matérielles, les déboires de cette vie de saltimbanque dont la cigale est ici représentative ; « La cigale » dAnouilh montre au contraire quil est naïf de prendre les artistes pour des gens désintéressés et uniquement préoccupés par leur art, quen matière dargent le plus cynique nest pas toujours celui quon croit ; la fable de Svevo oppose à un noble idéalisme (le héros incarne les valeurs chevaleresques) labsolue nécessité de largent et son immense pouvoir.
Lélève est supposé savoir que les fables, et les apologues en général, ne proposent pas systématiquement une morale explicite, si bien que la réponse ne saurait se contenter dune citation, même vaguement commentée, dun passage de chaque texte. En revanche, toute remarque complémentaire à ces reformulations, visant par exemple à comparer ces morales, sera gratifiée.
Question 2
Lélève doit ici mesurer le décalage entre les « morales » quil vient de formuler et le mépris pour largent, lexaltation de valeurs immatérielles (lart pour les deux premières fables, la gloire, lamour et la sagesse dans le dernier texte) traditionnellement prônées par les morales religieuses ou laïques. Ce décalage peut permettre à lélève de conclure que ces fables sinscrivent en faux contre une certaine naïveté, quen réalité elles dénoncent une société matérialiste et intransigeante (incarnée par la fourmi), dont les principes sont incompatibles avec le détachement et la poursuite dobjectifs élevés.
1. Commentaire
Vous ferez un commentaire comparé des textes A et C à partir du parcours de lecture suivant :
Comparez la progression du récit dans ces deux textes.
Comparez la place que la cigale occupe dans les deux fables et le portrait qui est fait delle.
C. Commentaire
Critères d'évaluation
Le commentaire propose une étude comparative des textes A et C (les fables de La Fontaine et dAnouilh)
Dans le cas particulier du commentaire comparé, ce plan de réponse peut suivre deux méthodes :
- Lélève étudie successivement les deux textes en fonction de laxe de lecture qui lui est proposé par la consigne. Cette démarche est acceptable dans la mesure où il ne se borne pas à une juxtaposition de remarques indépendantes, mais apprécie chaque texte relativement à lautre, en établissant des liens et en soulignant des contrastes de façon explicite. Ici, une copie qui ne verrait pas en quoi Anouilh se réfère à La Fontaine et en quoi il sen distingue, au moins pour lessentiel, devrait être notée sans complaisance.
- Lélève élabore un plan, même modeste, qui lui permet de comparer les deux textes selon différents critères, chaque critère faisant lobjet dune partie. Dans la mesure où les critères retenus sont appropriés, ce souci dorganisation doit être valorisé.
Proposition de corrigé
1. Comparez la progression du récit dans ces deux textes.
La Fontaine propose une fable courte, qui ne comporte ni morale ni exposé didactique, le seul commentaire qui marque une pause dans la progression du récit se résumant à deux vers (15 et 16). En revanche, Anouilh rédige un texte plus développé et décomposé en quatre étapes.
Dans les deux cas l'entrée en matière est directe (en quelques vers rapides le personnage de la cigale est présenté et le thème introduit). Anouilh réécrit la première phrase de « La cigale et la fourmi » : à la reprise des deux premiers vers bien connus succède une transposition inversant la situation de la cigale (voir notamment lopposition « dépourvue »/« pourvue ».
A partir de l''opposition "dépourvue / bien pourvue" le schéma est identique : la cigale va voir la fourmi / le renard. Mais la visée de la requête s'inverse (demande de biens / demande de placement de biens).
Les poèmes diffèrent en ce que celui de La Fontaine est vide dargumentation alors que celle-ci est très développée dans le texte dAnouilh : La Fontaine veut montrer que la pauvreté na aucun argument pour se défendre et la richesse égoïste aucune raison pour se justifier (les vers 15 et 16 prouvent que La Fontaine condamne aussi la fourmi), alors quAnouilh ironise sur les ressources de ruse que le renard banquier déploie pour gagner de largent au détriment de lartiste aussi bien que sur la froide rationalité de la cigale prête à toutes les cruautés par appât du gain.
Les deux fables progressent vers des conclusions symétriques : chez La Fontaine, la cigale est éconduite, chez Anouilh le renard s'incline.
2. Comparez la place que la cigale occupe dans les deux fables et le portrait qui est fait delle.
Dans un premier temps, lélève peut étudier la place de la cigale à un triple titre :
- dans le titre ;
- dans la progression du récit et dans la signification de la fable ;
- dans son rapport à lautre personnage.
Dans un deuxième temps, l'élève peut montrer comment les deux portraits sont symétriques : pauvreté / richesse ; candeur / cynisme ; transparence / duplicité.(voir par exemple « la voyant entrer lil noyé sous le fard / Tout enfantine et minaudière » et « Vit un regard dacier briller sous le rimmel » ; les verbes à connotation autoritaire : « Jentends », « Je veux », « Je sais », placés en début de vers opposés à « la priant » chez La Fontaine ; la cruauté qui rend terrifiant son « sourire charmant ».
Estimez-vous quécrire des fables soit une « entreprise futile »? Vous répondrez à cette question dans un devoir argumenté et organisé, que vous illustrerez dexemples empruntés à ce corpus, aux textes que vous avez étudiés en classe et à vos lectures personnelles.
D. Dissertation
I. Naïveté et profondeur des « morales »
Bien des fables conduisent à des morales naïves ou rebattues (« le travail est un trésor » dans « Le laboureur et ses enfants », « Je conclus quil faut quon s'entr'aime » dans « Lâne et le chien »), qui ne peuvent instruire que les plus jeunes. Certaines morales peuvent même être dénoncées comme immorales (voir les fables du corpus). La forme généralement brève et lirréalité des personnages et des situations (bestiaire ou univers du conte) font suspecter la démarche dun genre qui prétend accéder à une vérité universelle à partir dun cas singulier et fictif, voire invraisemblable. Cet argument peut être étayé par une comparaison avec dautres genres didactiques que lélève aura aussi étudiés pendant lannée : lessai et le dialogue philosophique.
Dautres arguments plaident au contraire pour la pertinence du contenu des fables : la fable est parfois un discours politique crypté (la fable « Les loups et les brebis » a été affichée par les Révolutionnaires ; Hugo intitule « Fable ou histoire » son poème des Châtiments où il dépeint Napoléon III sous les traits d« un singe dune peau de tigre [vêtu] », etc.) et le choix du genre se justifie souvent par la censure ou la prudence. La fable, plus descriptive que prescriptive, a par ailleurs acquis avec La Fontaine une haute valeur satirique (lélève peut sappuyer ici sur le texte dAnouilh qui lui est soumis).
II. Légèreté et puissance du genre
Les fables, avec leur bestiaire, leur style précieux proche de la conversation, leur humour, sont la plupart du temps empreintes dune légèreté qui trahit un désir de plaire plutôt que dinstruire : La Fontaine ne sen cache pas dans sa longue préface à lédition de son premier livre de fables, et le mot « plaisir » revient deux fois dans le court avertissement de Jean Anouilh (texte B). Leur brièveté, leur dominante narrative, la simplicité de leurs intrigues en font des uvres peu exigeantes pour le lecteur (voir la deuxième phrase du texte B).
La Fontaine répond lui-même à ces objections : cette légèreté, la défiance à légard du trop de sérieux, confèrent au genre le « charme » qui le rend persuasif et en fait donc une argumentation plus efficace que les discours théoriques dont laustérité peut rebuter le lecteur.
Pour développer cet argument, lélève peut faire appel aux avantages de l« argumentation indirecte » en général et aux vertus de lapologue quil aura étudiés en cours. Par ailleurs, pour La Fontaine, le plaisir procuré par les fables ne mérite pas dêtre dénigré, car cest, selon lui, un « baume » consolateur, et cet apaisement nest pas la fonction la plus « futile » de la littérature.
Si ces textes lui ont été présentés en classe durant lannée, lélève peut enfin évoquer une facture plus moderne des fables, par exemple à luvre dans La Fable du monde de Jules Supervielle : dans « Le coquillage et loreille », par exemple, le simple tableau dun anonyme qui écoute le roulis de la mer en posant une conque à son oreille cache une belle réflexion sur « le dehors et le dedans ». La qualité de ces fables (et de la poésie en général) est précisément de déceler lintérêt caché du futile, de revêtir de sens linsignifiant.
3. Invention
Rédigez une fable illustrant une morale contraire à celle du texte dItalo Svevo (texte D), morale que vous exposerez en conclusion de votre texte. Vous utiliserez le même registre que Jean Anouilh dans le texte C.
Indication complémentaire : Vous ferez intervenir à votre choix des êtres humains ou des animaux.
E. Invention
Critères d'évaluation
Ce sujet permet dévaluer largement les compétences du candidat :
- compréhension de la signification et des procédés littéraires des textes, dans la mesure où le candidat doit avoir identifié le message du texte de Svevo pour en proposer une morale contraire (limites des pouvoirs de largent, nécessité du désintéressement, apologie de lhéroïsme ou de la sagesse ) et où il doit avoir reconnu le registre de « la cigale » dAnouilh.
- correction et qualité de lexpression : la correction orthographique va de soi ; en plus, ici, il sagit dévaluer la capacité de lélève à produire un texte satirique (ou pour le moins ironique).
On gratifiera particulièrement les copies où le candidat aura essayé, à limitation dAnouilh, de mêler références contemporaines et langage précieux.
- connaissance du cours : le candidat doit en effet connaître les caractéristiques génériques de la fable et les appliquer à son texte (articulation récit/morale, intrigue simple à valeur exemplaire, personnages typiques même sils sont peu caractérisés, absence de contrainte de réalisme, lalternance récit/dialogue étant la bienvenue).
- capacités dimagination : le sujet en général et lindication complémentaire en particulier laissent une grande latitude à lélève dans le choix de ses personnages et de la situation quil exploitera, ce qui permet au correcteur de valoriser loriginalité, la justesse ou le pittoresque de lintrigue proposée.