Jules SUPERVIELLE 

Les Amis inconnus

 

L’Arbre 

 

Il y avait autrefois de l'affection, de tendres sentiments,

C'est devenu du bois.

Il y avait une grande politesse de paroles,

C'est du bois maintenant, des ramilles, du feuillage.

Il y avait de jolis habits autour d'un cœur d'amoureuse

Ou d'amoureux, oui, quel était le sexe?

C'est devenu du bois sans intentions apparentes

Et si l'on coupe une branche et qu'on regarde la fibre

Elle reste muette

Du moins pour les oreilles humaines,

Pas un seul mot n'en sort mais un silence sans nuances

Vient des fibrilles de toute sorte où passe une petite fourmi.

Comme il se contorsionne l'arbre, comme il va dans tous les sens,

Tout en restant immobile !

Et par là-dessus le vent essaie de le mettre en route,

Il voudrait en faire une espèce d'oiseau bien plus grand que nature

Parmi les autres oiseaux

Mais lui ne fait pas attention,

Il faut savoir être un arbre durant les quatre saisons,

Et regarder, pour mieux se taire,

Écouter les paroles des hommes et ne jamais répondre,

Il faut savoir être tout entier dans une feuille

Et la voir qui s'envole.

Vous écrirez un commentaire composé de ce poème pour dire la lecture que vous en avez faite. Vous pourrez, par exemple, vous interroger sur l'originalité d'une telle évocation de l'arbre et sur sa signification.

 

Supervielle fut un auteur inquiet, hanté par la précarité de l'existence et de notre conscience du monde. C'est pourquoi ses poèmes ou ses courts romans explorent souvent les limites indécises de la mort et de la vie, de l'oubli et de la mémoire, de l'ignorance et de la connaissance, de la présence et de l'absence, de l'animé et de l'inanimé. L'un de ses thèmes privilégiés est la nature, à la fois parole et silence. Dans sa recherche d'un sens à travers les paysages, plantes et animaux, l'écrivain devait rencontrer particulièrement l'arbre, réalité familière et thème symbolique très riche dans toutes les cultures. Un poème des Amis inconnus lui est consacré : Supervielle y évoque non un arbre particulier, mais sa rencontre avec l'Arbre, les rêveries poétiques qui en découlent, la leçon de vie offerte par son silence. Dans ce poème, l'auteur est un observateur attentif qui utilise des procédés de personnification avant de tirer une morale. Le poème devient fable.

 

Le poète ne décrit pas une espèce précise, n'indique ni le lieu ni l'époque, mais retient certaines caractéristiques physiques de tous les arbres :

leur matière, le bois (v. 2, 4, 7), et la fibre (v. 8). Le lecteur peut même se demander si le " cœur d'amoureuse " n'est pas une allusion au " cœur " du bois, terme employé pour le centre du tronc.
l'exubérance végétale : la branche (v. 8), la feuille (v. 22), et surtout le " feuillage ", les " ramilles " (v. 4), les " fibrilles " (v. 12). On notera la présence insistante de la semi-voyelle [j] dans ces trois termes, qui suggèrent l'entrecroisement léger du faîte et des racines. Le suffixe -ille est diminutif.
les formes souvent complexes du tronc ou des branches. L'arbre " se contorsionne ", il " va dans tous les sens " (v. 13).

La vie de l'arbre apparaît à plusieurs reprises et à divers niveaux :

le cycle des " quatre saisons " (v. 19), très pertinent puisque les essences non persistantes changent notablement d'aspect au printemps, en été, à l'automne, en hiver. La feuille " qui s'envole " peut aussi constituer une allusion à l'automne (v. 23). L'allitération en chiasme du [v] et du [1] souligne la douce chute : " Et la voir qui s'envole ".
l'action du vent, qui imprime un mouvement à l'ensemble (v. 15-17).
l'existence de petits animaux qui y vivent ou le traversent : ici la fourmi (v. 12).

Cette description suppose un observateur attentif. Il est présent dans le texte, mais là encore le vague prédomine, avec le pronom " on " (v. 8). Cet être ne reste toutefois pas inactif :

il coupe une branche pour en vérifier l'intérieur (v. 8), il regarde la fibre (v. 8).
il écoute les bruits éventuels, comme si l'arbre pouvait livrer des paroles ou du moins un bruit semblable à celui des coquillages. Un détail précise qu'il s'agit d'une personne, sans doute le poète : le bois reste muet, " Du moins pour les oreilles humaines " (v. 10). La qualité d'écoute du spectateur se traduit par l'analyse précise du silence, qui est "sans nuances". Une allitération en [s] et l'assonance en [ã ] rendent perceptible l'uniformité de ce silence : " Pas un seul mot n'en sort mais un silence sans nuances " (v. 11).

Son attention extrême se traduit aussi par l'insistance de l'anaphore " C'est devenu du bois " (v. 2, 7), " C'est du bois " (v. 4), comme s'il examinait longuement et à plusieurs reprises pour vérifier ses observations. Elles aboutissent parfois à une question (v. 6) ou une exclamation (v. 14).

 

Le spectateur n'est pas avec la fourmi la seule présence vivante du texte :

Le vent est personnifié car il a la volonté de " mettre en route " l'arbre (v. 15), de le transformer en oiseau (v. 16).

L'arbre lui-même est personnifié. Il a un passé : il était autrefois une femme ou un homme amoureux (v. 1-5) et raffiné, d' " une grande politesse de paroles " (v. 3). Il " se contorsionne " : le terme sert d'ordinaire pour un humain. Il est doué de sens et d'entendement :

il " écoute " les paroles humaines, peut-être donc les comprend-il, mais ce qui le distingue est l'intensité de son silence, " sans nuances " (v. l).
il " voit " la feuille qui s'envole (v. 23).
enfin il possède une sagesse, celle de " savoir " être tout entier dans une feuille (v. 25). De plus il " regarde pour mieux se taire " (v. 23).

Cette humanisation de l'arbre repose sur un équilibre entre son apparence extérieure, sa nature, et l'imagination poétique de l'observateur. Ainsi naissent la plupart des images originales du texte.

L'idée que l'arbre a été jadis amoureux mais qu'il ne l'est plus (v. 1-5) vient peut-être de la polysémie du mot " cœur ", à la fois siège des sentiments tendres chez les hommes, et terme technique pour désigner le centre du tronc ou des branches. La dureté ligneuse a d'ailleurs donné lieu à des expressions populaires comme " un cœur de bois ", pour signifier la froideur de sentiment.

L'image des jolis habits autour du cœur d'amoureuse (v. 5) peut être expliquée par les rayons et l'écorce qui entourent le cœur du bois comme les volants d'une robe le corps féminin. Elle peut aussi venir des croyances primitives qui voyaient dans les arbres, les fleuves... des êtres surnaturels. Supervielle se souvient peut-être des hamadryades grecques, nymphes qui habitaient chacune un arbre et mouraient avec lui.

L'arbre arraché par le vent et traversant les airs ressemblerait à un oiseau par son vol. Ses branches ressemblent à des ailes, surtout lorsque la tempête les agite.

 

 

Ce poème rappelle un peu une fable à la manière de La Fontaine. Supervielle reprend plusieurs éléments propres à ce genre littéraire.

Le vers libre, que Supervielle assouplit davantage encore par l'absence de rimes, et la rareté de la ponctuation, est d'un usage fréquent au XXe siècle. La fantaisie de la personnification des végétaux ou du vent renvoie à  La Fontaine ; Le Chêne et le roseau offrait déjà cette particularité. Les animaux et les objets parlent aussi dans les recueils de Supervielle. Il en tire une morale : le texte se clôt sur un conseil tiré de ce qui précède, comme le montre l'anaphore " Il faut savoir être... " (v. 22).

Contrairement à une fable de La Fontaine, ce poème ne contient pas une histoire structurée, mais une simple description. La conception du monde qui s'en dégage reste floue ; elle est moins rassurante que  celle du moraliste classique, qui cherchait à réformer la société, à dénoncer les travers moraux au nom de quelques principes tenant le plus souvent à la sagesse des nations. En fait l'essentiel du contenu chez Supervielle vise à exprimer la dualité, le mystère de l'existence, par une série d'oppositions qui structurent discrètement le texte :

opposition dans le temps : l'arbre a été un être humain, avec ce qui caractérise le mieux l'humanité, l'amour, la parole (v. l-6). Il n'est plus qu'une impassibilité silencieuse.
la métamorphose dans le temps permet d'opposer vie et mort, parole et silence, sentiment et insensibilité.
opposition du mouvement et de l'immobilité : l'arbre bouge sur place et sans se déplacer. Ses contorsions ne viennent pas d'ailleurs d'un véritable désir de partir, puisqu'il reste indifférent aux essais du vent pour l'arracher du sol.

La versification reflète ce système d'opposition par l'alternance des vers courts et des vers longs : les premiers nient sans cesse les manifestations de vie exprimées dans les seconds :

" C'est devenu du bois " (v. 2) rompt l'évocation du passé tendre.
"Elle reste muette" (v. 9) répond brutalement à la recherche par l'observateur d'un signe de vie.
" Tout en restant immobile " (v. 14) nie le mouvement décrit dans le vers précédent.

Les raisons de la métamorphose et de ces contradictions ne seront pas élucidées. Un certain mystère plane sur tout le texte et constitue la personnalité de l'arbre : on ne sait même pas s'il était un homme ou une femme (v. 6) on ne peut dire s'il vit ou s'il est mort...

De plus son impassibilité n'est pas condamnée, au contraire. En réponse à ce monde étrange et mystérieux qu'il nous décrit, Supervielle n'offre pas une explication rationnelle et rassurante. Il nous conseille, pour mieux comprendre l'Univers, de nous identifier à l'arbre. Il faut :

suivre la métamorphose des saisons (v. 19) ;
" regarder ", non pas pour pouvoir parler de ce qu'on a vu mais " pour mieux se taire " (v. 23), comme si la connaissance du monde amenait à la suprême sagesse d'un silence profond.
de même notre vie parmi nos semblables doit se caractériser par une présence (" Écouter les paroles des hommes ", v. 19) absente (" ne jamais répondre ", v. 21).

Les deux derniers vers vont encore plus loin, proposant une vie réduite à un détail, qui consiste à " être tout entier dans une feuille ", et un dédoublement puisqu'on la voit " qui s'envole ". Les feuilles qui tombent à l'automne symbolisant la mort à venir, il s'agit donc de se voir s'anéantir.

 

 

Le thème de la vie et de la mort ouvre et ferme le texte, mais discrètement, et sous le double mode de la métamorphose et du dédoublement. La figure de l'arbre, qui change d'aspect au fil des saisons et se renouvelle, symbolise la vie dans la plupart des civilisations ; cette figure était donc particulièrement propice à cette réflexion sur la nature de l'existence. Les principales caractéristiques de la poésie de Supervielle sont présentes ici : simplicité de l'objet et du langage, pertinence et fantaisie des images, complexité transparente de l'analyse du monde, thèmes personnels qui correspondent aux interrogations de tous sur la vie.

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