CORNEILLE

Nicomède

1. Situation du texte

Corneille propose avec Nicomède une tragédie politique d’un goût nouveau : « La tendresse et les passions, qui doivent être l’âme des tragédies, n’ont aucune part en celle-ci : la grandeur du courage y règne seule, et regarde son malheur d’un œil si dédaigneux qu’il n’en saurait arracher une plainte. » L’amour du prince de Bythinie pour Laodice, reine d’Arménie, remplit plus une fonction politique que sentimentale (l’union du héros intrépide et d’une couronne voisine ayant de quoi inquiéter davantage les Romains). Et contrairement au récit de l’historien Justin dont s’inspire l’intrigue, le dramaturge renonce à faire de son héros un parricide. Ni pitié ni terreur, comme il est de coutume dans la tragédie : Corneille souhaite avant tout que Nicomède, pourtant attaqué de toutes parts, ne suscite qu’admiration.

2. Le conflit tragique

Nicomède est partagé entre le devoir de piété filiale et son mépris pour la lâcheté de Prusias devant Rome. Tandis que le premier vers du passage propose un schéma ample et régulier (6/6), le premier hémistiche du second vers est divisé (3/3/6) puis celui du troisième vers est subdivisé à son tour (2/2/2/6). Pour mettre en relief la colère de Nicomède, Corneille accélère le rythme et met deux fois l’accent sur les verbes « vivre » et « régner », au participe présent puis à l’impératif, soulignant ainsi la détermination de son héros à faire respecter la couronne de son père malgré lui. Nicomède tente en vain d’imposer un schéma actantiel dont il serait le sujet, la Bythinie l’objet, Prusias l’adjuvant, et Flaminius l’opposant.

Nicomède entre aussi en conflit avec Flaminius qui tire parti de la faiblesse de Prusias. Nicomède feint d’abord d’ignorer Flaminius (ce qui est une première façon de lui manquer de respect) jusqu’à ce que celui-ci n’intervienne pour relever l’affront : deux fiertés s’opposent alors. Ce n’est qu’au vers 29 que Nicomède s’adresse à lui directement, mais à l’impératif : la répartition du vers sur deux répliques concentre l’intensité dramatique (l’enchaînement se fait sur l’anaphore du verbe « outrager », souligné par un chiasme grammatical : Objet-V/V-Objet). Nicomède refuse de s’inscrire dans les schémas actantiels dont Flaminius se pose en sujet et dont Prusias, avide de compromis avec Rome, serait l’adjuvant, Nicomède récupérant la fonction d’opposant.

Dans les deux cas apparaît la veulerie du roi incapable d’incarner la raison d’état.

3. L’héroïsme de Nicomède

Nicomède résiste avec courage non seulement à l’ingérence romaine mais aux manœuvres de sa marâtre Arsinoé pour faire régner à sa place son propre fils Attale. Cependant, il allie une fermeté inébranlable et un sens infaillible de la retenue. Sa déférence pour Prusias, que met en relief l’apposition « seigneur » au début du vers 12, montre qu’il respecte dans la figure paternelle l’autorité que lui confère son rang, quand bien même il y verrait aussi un homme d’une grande faiblesse. De même, la coupe du vers 21 sur l’adverbe de négation « non » souligne sa volonté de corriger les accusations de Flaminius et son refus de s’engager dans un échange passionnel, comme l’y invite l’ambassadeur. S’il se place sous la tutelle spirituelle d’Annibal, c’est plus pour affirmer son indépendance et intimider son ennemi, que pour le menacer : ce qui distingue le héros cornélien, c’est avant tout le sentiment de sa gloire, c’est-à-dire l’estime de soi : il parle à Flaminius d’égal à égal.

Sa maîtrise de soi et de son discours s’affirme dans son recours à l’ironie. Le vers 6 prononce une sentence railleuse sur l’amitié romaine, dictée par l’intérêt. Le syntagme « pareils amis » fait l’objet d’une syllepse de sens : dans la bouche de Prusias, il est laudatif, dans celle de Nicomède, il est péjoratif. De plus, il désigne implicitement Attale, le fils d’Arsinoé comme un suppôt de Rome grâce à la périphrase « ce fils que Rome vous envoie ». Il étouffe son hostilité à ce rival en s’exprimant par antiphrases des vers 12 à 16.

4. Le sublime cornélien

Le système de valeurs défendu par Nicomède le place très haut dans la hiérarchie cornélienne. On sera donc sensible dans ce passage à la grandeur du ton, fait à la fois de dépouillement et d’éloquence. Nicomède a soif de reconnaissance : Corneille accroît l’autorité morale de son héros par l’usage qu’il fait de l’alexandrin. Tombé en désuétude jusqu’au XVIe siècle où il fut réhabilité par les poètes de La Pléiade, ce vers ne trouva son rythme qu’à l’âge classique : c’est Corneille qui le premier accorda, comme ici, de l’importance aux coupes des vers et en tira des effets dramatiques.

source : cyberpotache