Commentaire de la Lettre à Louise Colet, 16 septembre 1853 Flaubert

Introduction :


Retiré, presque cloîtré comme un «ermite» dans sa maison du bord de Seine, Flaubert consacre toute son énergie à son œuvre. Pour s'évader de ce monde clos et faire le point sur les progrès des ouvrages qu'il a en chantier, il entretient une incessante correspondance avec ses amis, pour la plupart écrivains comme lui, Maupassant, Bouilhet,Tourgueniev, Sand et bien sûr, la «Muse», sa maîtresse Louise Colet. Dans ces lettres d'une infinie variété - euphoriques ou désespérées, bonhommes ou satiriques - il parle de luî-même et de ce qui fait sa vie, son travail d'écrivain.

La lettre qui est proposée ici, adressée à Louise Colet pendant qu'il peine sur Madame Bovary, est à la fois une réflexion sur la création littéraire et l'expression d'une forte personnalité avec toutes ses contradictions.

1. La lettre d'un écrivain

Bien que le texte ne comprenne pas l'ensemble des éléments habituels d'une lettre - en-tête, date, formule de prise de congé... (la lettre n'est pas reproduite intégralement), il suit cependant la progression attendue dans une correspondance intime.


1.1. Une lettre ...

Flaubert donne à sa destinataire des nouvelles sur lui-même, ce qui est l'habitude au début d'une lettre. En réclamant son indulgence («Ne blâme pas mes roidissements»), il fait référence à des échanges précédents dans lesquels Louise Colet lui a très vraisemblablement reproché les efforts et les contraintes surhumaines qu'il s'impose dans sa rédaction de Madame Bovary... Le ton est cependant enjoué, tonique : les exclamations se succèdent, l'expression est assez familière et imagée («ça marche», «la machine retourne »).
On attendrait cependant dans cette lettre à une maîtresse plus d'épanchements amoureux. L'apostrophe « bonne chère Muse» donne de Louise Colet plus l'image d'une conseillère artistique que d'une femme passionnément aimée. C'est à l'artiste - Louise est poétesse - que s'adresse ici Flaubert, c'est-à-dire à quelqu'un capable de partager, de comprendre ses considérations sur les difficultés de son métier d'écrivain, sa vision de la «vie d'artiste». C'est en effet le thème qu'il va développer, en écrivain, c'est-à-dire en en faisant un motif littéraire, quasiment une parabole, un mythe... La création artistique devient, sous sa plume, l'ascension d'un sommet vertigineux par une longue métaphore filée.


1.2. ... d'écrivain : l'évocation métaphorique de la création artistique

Cette métaphore - qui occupe la plus grande partie de la lettre - est préparée par les lignes qui précèdent, à la fois par la mention de l'«effort», du «sacrifice», de la «douleur», mais aussi par deux autres métaphores à peine esquissées, qui déjà associent le propre et le figure et prolongent, illustrent le thème de la création vécue dans la douleur avec le champ lexical de la maladie : «La perle est une maladie de l'huître», «le style [est] peut-être l'écoulement d'une douleur plus profonde». Flaubert joue déjà sur le sens propre de « perle » et son sens figuré de trouvaille stylistique réussie...
Les idées et le ton sont donnés. La question rhétorique («N'en est-t il...escalade ? ») introduit cette fois une comparaison entre la création de I'œuvre d'art et une montagne à escalader. L'image n'est pas particulièrement originale : on dit familièrement «se faire une montagne de quelque chose» pour indiquer les difficultés qu'on s'attend à rencontrer pour régler un problème. Ce qui est étonnant, c'est la façon quasi vertigineuse dont Flaubert va amplifier son image en donnant à cette métaphore filée une très forte tension dramatique, en mettant en scène par le jeu sur le propre et le figuré et avec un réalisme saisissant la progression de l'écrivain-alpinîste, passant par des moments de découragement et d'euphorie dans sa marche vers le sommet et la mort.
Le vocabulaire de la montagne donne à cette progression une très grande précision topographique : «cime», «hauteur», «plateau», «sommet», «précipices», «rochers», «neige», «torrents», «vingt mille pieds», ce qui représente près de 6000 mètres d'altitude...
Flaubert complète cette peinture par la mention des conditions atmosphériques, avec toute leur âpreté - «froid», «ouragan», «coup des vents», «bise» - et il marque les étapes de l'ascension par des notations temporelles («d'abord», «c'est l'heure», «quelquefois», «puis»).
Mais ce qui rend la progression particulièrement saisissante, c'est qu'elle est évoquée d'un point de vue interne : les pronoms «on» ou «vous» apportent juste une certaine distance, permettent le passage à la généralisation et dissimulent à peine le «je» que se refuse Flaubert : il s'agit vraiment de la transposition de son expérience profonde et, à la fin de la lettre, il s'exclame à la première personne du pluriel « Mourons», étendant ainsi son expérience à l'ensemble des écrivains qui lui ressemblent.


Flaubert associe les notations physiques qui correspondent à cette ascension imaginaire dans le froid et le vent, - «vertige», «gerçures de la peau», «fatigue», «éblouissement», «ongles» écorchés... - et les émotions qui s'accordent aussi bien aux «affres» du voyageur qu'à celles de l'écrivain dans son corps-à-corps avec sa création; malgré sa volonté acharnée, il connaît des moments de «découragement», de pleurs, mais aussi des moments d'intense euphorie, devant les «perspectives merveilleuses» qui s'offrent à lui. Les deux expériences se confondent parfois par le jeu sur le concret et l'abstrait, le propre et le figuré : «on va par les précîpices ..., les découragements», on traverse «les torrents de l'Esprit» et enfin l'exclamation désespérée «périssons dans la blanche douleur de notre désir» qui semble couvrir de neige son paysage intérieur... Au total cependant, c'est une vision pessimiste qui persiste car le champ lexical de la douleur, de la souffrance, de la tension et de la mort l'emporte sur celui du bonheur.


2. La lettre est un autoportraît


La lettre est un mode d'expression propice aux épanchements dans lequel on peut se mettre à nu mais on y court aussi le risque de se trahir au-delà des confidences que l'on accepte d'y faire. Cette lettre reflète cette ambivalence...

2.1. Un condensé des conceptions littéraires de Flaubert

Flaubert développe dans cette lettre les aspects principaux de sa vision de la création artistique. C'est un engagement de tout l'être, de toute l'existence, une sorte de sacerdoce, de martyre où se confond la «douleur» physique et morale et pour lequel on peut « mourir». L'artiste est un être à part, il vit dans la solitude comme l'albatros de Baudelaire qui prête à cet oiseau, image du poète, des «ailes de géant». Dans sa lettre, Flaubert se donne des «poumons géants», se considère quelques instants comme «un colosse».
Il semble qu'on retrouve dans l'expression «écoulement d'une douleur plus profonde» comme l'écho du poème de Théophile Gautier «Le Pin des Landes» (1845) : le pin dont on recueille les «larmes de résine» est l'image romantique du poète dont les souffrances alimentent l'inspiration ; Gautier parle d'un «sang qui coule goutte à goutte» de «l'entaille profonde» qu'il porte à son tronc.
Aspiration à l'idéal et travail « acharné » du « style » ... Flaubert appelle «les affres» du style ce corps-à-corps quotidien avec les mots jusqu'à ce que la phrase corresponde parfaitement à l'idéal qu'il portait en lui, déclamant à voix haute dans son «gueuloir» ses pages pour s'assurer qu'elles ne trahissent pas ses intentions.


2.2. Les multiples facettes de Flaubert

Cette lettre est plus qu'un «art poétique». Flaubert s'y livre dans toute sa diversité, sa complexité, ses contradictions. C'est d'abord un Flaubert enjoué, qui s'exprime avec humour. Le ton reste ici familier, mais, dans d'autres lettres, ce côté blagueur peut prendre les proportions d'un comique «hénaûrme».
L’autre facette de Flaubert est plus surprenante : il y a, dans les aphorismes un peu sentencieux du début («Rien ne s'obtient qu'avec effort; tout a son sacrifice »), un côté sagesse bourgeoise que Flaubert lui-même, mais chez les autres, s'est acharné à ridiculiser. Il a écrit notamment un Dictionnaire des idées reçues où il épingle les perles de la bêtise bourgeoise comme celle-cî : «Les artistes, tous des farceurs» ... Jean-Paul Sartre, dans sa monumentale bîographie de Flaubert, L'idiot de la famille, présente Flaubert, issu comme lui-même de cette bourgeoisie qu'il exècre, comme un représentant qui s'ignore de cette classe. En laissant libre cours à son imagination pour décrire cette ascension vertigineuse, Flaubert montre enfin son visage de romantique, à la fois dans les effusions lyriques, la multiplication des hyperboles, mais aussi dans le thème de la souffrance et du désenchantement, nés du conflit entre les aspirations à l'idéal et les réalités décevantes. Flaubert alterne les oeuvres où il cède à la tentation romantique (Salammbô, LaTentation de saint Antoine) et où on retrouve sa fascination pour l'exotisme, le fantastique, la mort - la peinture des solitudes glacées dans cette lettre recoupe ces thèmes -, et les œuvres où il s'impose une cure de réalisme en peignant la médiocrité de sociétés contemporaines, provinciales ou parisiennes (Madame Bovary, L’Education sentimentale).


Conclusion :

On aurait envie d'illustrer cette lettre par un tableau de Caspar Friedrich, un des plus grands peintres romantiques allemands : dans ses paysages, parfois l'immensité de la nature écrase l'homme, parfois c'est l'homme qui la domine, comme dans Le Voyageur au-dessus de la mer de nuages. On y voit une silhouette de dos - ce pourrait être Flaubert... - dominant depuis un sommet un paysage vertigineux comme le «colos- se ayant le monde entier pour piédestal». Le tableau mettrait en valeur un aspect de cette dualité que manifeste cette lettre et dont Flaubert avait pleinement conscience : «Il y a en moi, littérairement parlant, deux bonshommes distincts : l'un qui est épris de gueulades, de lyrisme, de grands vols d'aigle, de toutes les sonorités de la phrase et des sommets de l'idée; un autre qui fouille et creuse le vrai tant qu'il peut, qui aime à accuser le petit fait aussi puissamment que le grand.»