Charles Baudelaire, Le Spleen de Paris, XII, 1869.

Les foules

Il n’est pas donné à chacun de prendre un bain de multitude : jouir de la foule est un art ; et celui-là seul peut faire, aux dépens du genre humain, une ribote de vitalité, à qui une fée a insufflé dans son berceau le goût du travestissement et du masque, la haine du domicile et la passion du voyage.

Multitude, solitude : termes égaux et convertibles pour le poète actif et fécond. Qui ne sait pas peupler sa solitude, ne sait pas non plus être seul dans une foule affairée.

Le poète jouit de cet incomparable privilège, qu’il peut à sa guise être lui-même et autrui. Comme ces âmes errantes qui cherchent un corps, il entre, quand il veut, dans le personnage de chacun. Pour lui seul, tout est vacant ; et si de certaines places paraissent lui être fermées, c’est qu’à ses yeux elles ne valent pas la peine d’être visitées.

Le promeneur solitaire et pensif tire une singulière ivresse de cette universelle communion. Celui-là qui épouse facilement la foule connaît des jouissances fiévreuses, dont seront éternellement privés l’égoïste, fermé comme un coffre, et le paresseux, interné comme un mollusque. Il adopte comme siennes toutes les professions, toutes les joies et toutes les misères que la circonstance lui présente.

Ce que les hommes nomment amour est bien petit, bien restreint et bien faible, comparé à cette ineffable orgie, à cette sainte prostitution de l’âme qui se donne tout entière, poésie et charité, à l’imprévu qui se montre, à l’inconnu qui passe.

Il est bon d’apprendre quelquefois aux heureux de ce monde, ne fût-ce que pour humilier un instant leur sot orgueil, qu’il est des bonheurs supérieurs au leur, plus vastes et plus raffinés. Les fondateurs de colonies, les pasteurs de peuples, les prêtres missionnaires exilés au bout du monde, connaissent sans doute quelque chose de ces mystérieuses ivresses ; et, au sein de la vaste famille que leur génie s’est faite, ils doivent rire quelquefois de ceux qui les plaignent pour leur fortune si agitée et pour leur vie si chaste.

Charles Baudelaire, Le Spleen de Paris, XII, 1869.

Questions

1. Vous résumerez la thèse de l’auteur en cinq ou six lignes.

2. Quelles remarques pouvez-vous faire concernant la phrase suivante :

« Qui ne sait pas peupler sa solitude, ne sait pas non plus être seul dans une foule affairée » (l. 8).

3. Dans le troisième paragraphe, quels sont les procédés utilisés par l’auteur qui rendent son propos particulièrement convaincant ?

4. Expliquez l’expression « cette sainte prostitution de l’âme » (l. 28).

5. Étudiez le champ lexical de la « jouissance ».

6. Dites pourquoi, dans les phénomènes de foules qu’évoquent souvent les médias, ou dont vous avez pu vous-même avoir l’expérience (spectacles, etc.), il est difficile de maintenir une distance avec le groupe dans lequel, de fait, on a tendance à se fondre, au point parfois de ne plus se sentir soi-même.

1. Résumé

L’auteur démontre que le poète seul a la capacité de s’identifier à chacun des individus qui composent la foule tout en restant lui-même. Ce don, qui le rend supérieur aux puissants de ce monde, lui permet d’entrer en communion avec la totalité du genre humain et d’en tirer une force et une ivresse insoupçonnées.

2. « Qui ne sait pas... » (l. 8)

La phrase possède une allure sentencieuse : elle a recours au présent de vérité générale et utilise le relatif indéterminé qui fonctionne comme une généralisation de l’humain (« Q u i » = T o u t homme qui).

La phrase présente en outre un parallélisme de type anaphorique (« Qui ne sait pas » + infinitif / « ne sait pas non p l u s » + infinitif), ainsi qu’un parallélisme croisé (proche du chiasme) dans la série de termes : « peupler sa solitude » / « être seul dans une foule ». L’ensemble des parallélismes donne à la phrase son caractère apodictique.

3. Les procédés de l’argumentation dans le 3e paragraphe

Il convient, d’abord, de préciser que le propos de Baudelaire est centré très précisément sur le poète qui accède, en fait, à une sorte de pouvoir divin : celui de pouvoir être lui-même et tous les hommes et, finalement, d’être une conscience universelle ; cette idée audacieuse est exprimée de manière convaincante grâce à différents moyens :

– Baudelaire utilise toujours le présent de vérité générale tandis que le propos porte sur une catégorie saisie dans sa dimension générale, marquée par le déterminant défini ( « Le poète » ) ; ces deux procédés, comme dans l’analyse précédente, donnent à l’expression le ton de la nécessité.

– Le caractère polymorphe du poète est marqué par une aisance et une maîtrise que traduisent certaines expressions : « à sa guise » ( l . 1 2 ) « quand il veut » (l. 13-14) « à ses yeux » (l. 16).

– L’opposition structurante qu’entretient l’unique avec le reste du monde : « lui-même » / « autrui » ; « lui seul » / « tout » ; « lui » / « certaines places ».

– L’image comparative : « Comme ces âmes errantes » ( l . 1 2 - 1 3 ), qui fonctionne avec sa valeur illustrative et qui montre la force de reviviscence de l’âme-poète en quête d’un corps-monde qui attend d’être fécondé.

– Enfin, au début du paragraphe, l’antéposition subjective de l’épithète ainsi que le haut degré impliqué dans le groupe nominal (« cet incomparable privilège » ) s’ajoutent à la valeur emphatique du déterminant démonstratif pour signaler la force du propos.

4. « Cette sainte prostitution de l’âme »

Il s’agit d’une expression remarquable car les termes utilisés renvoient à deux références morales contradictoires, ce qui permet de parler d’alliance de termes ou d’oxymore.

En effet on peut considérer que « s a i n t e » relève de l’ordre du Bien, tandis que « p r o s t i t u t i o n » relève de son opposé, le Mal. Mais l’habileté de Baudelaire (il faudrait dire sa rouerie, son cynisme) est souvent de jouer sur ces catégories à la fois morales et religieuses ; de nombreux passages de ce texte présentent le même jeu d’oppositions, parfois à distance : par exemple l’opposition entre « jouissance fiévreuses » ( l . 2 0 - 2 1 ) et « c h a s t e » ( l . 4 0 ). Le poète transforme ainsi, par la poésie, le mal en bien, le plomb en or...

5. Le champ lexical de la jouissance

Il est particulièrement bien représenté dans ce texte : « jouir (de la foule) » (l. 2), « ribote » (l. 3), « (le poète) jouit » (l.11), « ivresse » (l. 19), « jouissances fiévreuses » ( l . 2 0 - 2 1 ), « ineffable orgie » ( l . 2 7 - 2 8 ), « sainte prostitution » ( l . 2 8 ), « mystérieuses ivresses » (l. 37).

Baudelaire considère clairement que la capacité du poète à être lui-même et un autre relève du plaisir physique, et même sexuel. Mais la supériorité de cette capacité « p o é t i q u e » sur le plaisir charnel, c’est qu’elle possède une dimension spirituelle – d’où la référence à l’amour, à « l’universelle communion » et à la « c h a r i t é ». Mais surtout elle fait du poète un être tout-puissant, divin a-t-on dit, dans la mesure où celui qui possède ce don est capable de l’utiliser à n’importe quel moment (« la circonstance » , l . 2 5 ; « l ’ i m p r é v u », « l ’ i n c o n n u » , l . 2 9 - 3 0) et sans que personne ne le sache.

Enfin, cette capacité demeure secrète et cette dimension lui donne un surcroît de valeur : c’est tout l’objet du dernier paragraphe du poème en prose.

 

6. Exercice écrit sur les rapports entre l’individu et le groupe

• Introduction

C’est sans doute avec la société industrielle que sont apparus les véritables phénomènes de masses dans la vie publique. Aujourd’hui la présence des foules est constante : de la gare des grandes villes aux événements sportifs, d’une exposition de peinture à des manifestations, l’individu est régulièrement confronté au problème du groupe. L’intérêt est donc de savoir si l’individu parvient à rester lui-même au sein de ce groupe ou si, au contraire, il adopte des comportements qui seraient sollicités par le groupe et qu’il n’adopterait pas lui-même s’il était dans une autre situation.

On montrera en quoi il est facile à l’individu de s’identifier aux tendances de la foule.

 

• Développement

Tout d’abord on sait qu’il est facile pour un individu de se fondre dans la foule anonyme. Déjà la société de consommation et son conformisme dans l’habit et les comportements visent cette dépersonnalisation de chacun : tout le monde semble vivre de la même manière. Une scène tirée du film Le Cercle des poètes disparus montre que des élèves qui, au départ, choisissent de marcher de manière singulière ou extravagante finissent tous par marcher au pas et en cadence.

Par ailleurs la foule, à l’instar du troupeau, a besoin d’un meneur qui la fascine et l’entraîne ; ceux qui le suivent abandonnent alors leurs propres facultés individuelles pour « s u i v r e ». Dans certains documentaires historiques de l’époque, on est étonné par exemple par le pouvoir de la parole que possédait un Hitler subjuguant les foules du Reich.

Enfin, il faut signaler que l’individu fait corps avec la foule dans la mesure où il s’agit surtout d’émotions partagées qui laissent souvent peu de place à la raison et à la réflexion ; tout dépend naturellement de l’importance de la foule, de sa raison d’être. C’est ce qui explique sans doute les réactions viscérales des foules dans les pays qui connaissent peu ou prou l’état de guerre, comme la Palestine.

• Conclusion

On peut ici nuancer le propos en disant que les réaction de l’individu au sein du groupe dépendent surtout du contexte (un rassemblement festif n’implique pas la même attitude qu’une démonstration de force), du caractère de l’individu (qui peut être un timide ou, au contraire, quelqu’un de téméraire et d’emporté), et de son intelligence, qui sera alors considérée ici comme une fonction de mise à distance.