Paul VERLAINE

Jadis et Naguère

 

" Pierrot "

 

Ce n'est plus le rêveur lunaire du vieil air

Qui riait aux jeux dans les dessus de porte ;

Sa gaîté, comme sa chandelle, hélas ! est morte,

Et son spectre aujourd'hui nous hante, mince et clair.

 

Et voici que parmi l'effroi d'un long éclair

Sa pâle blouse a l'air, au vent froid qui l'emporte,

D'un linceul, et sa bouche est béante, de sorte

Qu'il semble hurler sous les morsures du ver.

 

Avec le bruit d'un vol d'oiseaux de nuit qui passe,

Ses manches blanches font vaguement par l'espace

Des signes fous auxquels personne ne répond.

 

Ses yeux sont deux grands trous où rampe du phosphore

Et la farine rend plus effroyable encore

Sa face exsangue au nez pointu de moribond.

 

Vous proposerez de ce texte un commentaire composé. Vous pourriez, par exemple, étudier par quels procédés l'auteur rend sensible sa propre angoisse, à travers la représentation d'un personnage traditionnel.

Mais ces indications ne sont pas contraignantes, et vous avez toute latitude pour organiser votre exercice à votre gré. Vous vous abstiendrez seulement de présenter un commentaire linéaire ou séparant artificiellement le fond de la forme.

PLAN ADOPTÉ DANS LE COMMENTAIRE

I. Le traitement original d'un personnage traditionnel

Le statut du titre
Pierrot
Détournement de la tradition

II. La présence de la mort

L'écoulement du temps
La morbidité

III. La figure du prête angoissé

Gaucherie
Solitude et silence
Perte de l'identité

Jadis et Naguère est un recueil publié en 1885 qui, comme son titre l'indique, opère un retour sur le passé. La majorité de ces poèmes ont une connotation monotone et désabusée. " Pierrot ", second sonnet de la première section, est l'évocation d'un personnage connu du folklore. Ici, il apparaît doté de ses attributs traditionnels mais le sonnet est placé sous le signe du manque et de la mort dont l'omniprésence est la figuration symbolique du désarroi du poète, lui aussi triste Pierrot. Nous étudierons donc successivement l'originalité du traitement de ce personnage traditionnel, avant d'analyser l'emprise de la mort dans le texte; enfin, nous constaterons que le poète rend sensible ainsi sa propre angoisse, Pierrot étant sa propre figure.

 

Le titre nomme le personnage : il s'agit de Pierrot, personnage traditionnel caractérisé par un un certain nombre d'attributs. Le sonnet, sans jamais reprendre le nom propre, décline ces attributs. Il est d'abord habillé d'un ample vêtement blanc : " pâle blouse " (v. 6), " manches blanches " (v. 10), qui dissimule ses formes. Son visage n'apparaît de façon précise que dans le second tercet : "ses yeux", "sa face", "nez pointu". Il est connu comme un personnage de mime qui n'exprime ses sentiments que par gestes : il fait " des signes fous " (v. 11) ; et il n'émet aucun son : " sa bouche est béante " (v. 7). Son troisième attribut traditionnel est la lune :  c'est un " rêveur lunaire " (v. l) évoluant dans l'obscurité. On peut conclure que tout est désormais lié : la clarté de la lune laisse entrevoir la blancheur de son habit et de son maquillage : "farine" (v. 13). La pâleur qui domine dans le paysage et dans le portrait crée une psychologie, un caractère marqué  par l'innocence et la candeur, dont l'étymologie renvoie à la blancheur. Pierrot est traditionnellement un personnage gai, et le premier vers évoque le "vieil air",  référence à la chanson populaire "Au clair de la Lune", conférant au sonnet une apparente atmosphère d'insouciance propre aux chansons en général, et à l'enfance.

Mais Verlaine détourne l'interprétation traditionnelle de ce personnage. D'emblée il le présente comme  la définition d'un personnage par rapport à sa nature antérieure : " ce n'est plus " (v. l). Tous ces  éléments de la tradition sont abolis par cette négation qui ouvre le texte. Les deux éléments : "qui riait "  (v. 2) et " gaîté " (v. 3), par leur place dans le vers, sont mis en valeur. Le jeu des temps grammaticaux illustre la métamorphose dans le temps du personnage, puisque, après un unique imparfait qui marque une durée (" riait ", v. 2), nous avons un présent dressant un constat (" est morte ", v. 3), dénotant une  époque révolue.

Verlaine pervertit la tradition en réinterprétant de façon négative la blancheur, le mutisme et la Lune. La blancheur du personnage n'est plus alors le signe de la candeur, mais l'absence de couleur. Les notations de lumière sont données comme en creux dans le sonnet. Ainsi la chandelle conventionnelle " morte " de la chanson (v. 3) est-elle reprise sur ce mode atténué dans l'expression qui clôt le premier   quatrain : " mince et clair " (v. 4). La fragilité de cette lumière se retrouve dans la fin du texte sous l'espèce du regard "où rampe du phosphore " (v. 12). Le verbe fait état d'une lueur à peine visible, et le phosphore souligne le caractère éphémère de la lumière. Ce qui pouvait d'ailleurs être vigoureux, tel l'"   éclair ", se trouve ralenti, comme fatigué (" long éclair ", v. 5). Le mime, lui aussi, devient négatif, puisqu'il se transforme en cri silencieux (" il semble hurler ", v. 8). L'on est ainsi passé de la chanson, du "vieil air" (v. l) au silence douloureux. Enfin la Lune est ici symbolique des changements et sa pâleur se reflète dans la " face exsangue " de Pierrot.

 

C'est pourquoi le titre du sonnet ne renvoie pas uniquement à une réalité connue du lecteur, mais à la vision négative du poète. Le personnage qui n'est plus ce qu'il était, devient tellement évanescent qu'il finit par mourir.

Car la mort semble bien l'élément primordial du texte. Le vide qu'elle implique est présent dès le premier vers dans la négation, puis dans un champ lexical qui balaie l'ensemble du poème : "morte" (v.  3), "son spectre" (v. 4), "linceul" (v. 7), les morsures du ver" (v. 8), "moribond" (v. 14). Le personnage traditionnel est rejeté dans le passé par l'imparfait et deux mots : "vieil air" (v. 1) et "aïeux"  v. 2) pour surgir dans le présent comme un spectre : "son spectre aujourd'hui "( v. 4). Il est à noter que dans ce jeu des temps le futur est exclu : le personnage n'a ainsi pas d'autre avenir que celui de la mort. C'est pourquoi le texte s'ouvre sur " ce n'est plus " (v. l) et se ferme sur " moribond " (v. 14) : nous assistons à l'agonie de Pierrot et chaque strophe en est une étape. La première propose une image révolue du personnage, la seconde insiste sur la souffrance du spectre, avant de laisser le premier tercet exprimer l'horrible solitude qui aboutit, dans le second, au visage de mourant sur lequel achève le poète.

Le sonnet s'organise autour de cette dépossession que marque le symbolisme de la chandelle éteinte, telle la vie parvenue à son terme. Tous les éléments du sonnet portent ainsi une marque funèbre, à commencer par le vêtement : " Sa pâle blouse a l'air ... / D'un linceul" (v. 6-7). Pierrot est ainsi à la fois fantôme ("spectre", v. 4) et mort-vivant. Son aspect cadavérique est manifeste dans l'évocation de son visage surtout, qui multiplie les notations morbides. Son visage est décomposé déjà, rongé par les vers : " il semble hurler sous les morsures du ver " (v. 8). L'assonance lugubre en [y] et l'allitération en [r] et en [s] donnent à entendre la plainte de Pierrot. C'est dans le second tercet que l'on retrouve l'image du squelette, plus précisément de la tête de mort : " ses yeux sont deux grands trous " (v. 12), " sa face exsangue au nez pointu de moribond " (v. 14). L'adjectif "exsangue " précise que la vie s'est retirée du personnage. Le cadre du sonnet lui-même est funeste, traversé par " un vol d'oiseaux de nuit " (v. 9) et où un " vent froid " (v. 6) entraîne le personnage. Le mouvement des oiseaux est suggéré par l'allitération en dentales et l'assonance en écho de [yi] de part et d'autre de la césure : " le bruit d'un vol d'oiseaux de nuit qui passe ".

 

Cette transformation du personnage traditionnel en un spectre effaré est symbolique : la figure de Pierrot est en réalité celle du poète. Le lien entre les deux apparaît dans le pronom personnel du vers 4 : " son spectre aujourd'hui nous hante ". C'est Verlaine lui-même qui souffre d'une perte d'être. Il se caractérise par sa gaucherie, ce que traduit le déhanchement prosodique du texte qui accumule les césures non marquées dans les alexandrins, remplacées par des coupes à des places inhabituelles.

Sa gaîté, comme sa chandelle, hélas! est morte,
3 5 2 2
Et son spectre aujourd'hui nous hante, mince et clair.
9 3
D'un linceul, et sa bouche est béante, de sorte
3 7 2
Qu'il semble hurler sous les morsures du ver.
5 7

Le "linceul" évoquant la mort est mis en valeur par sa place en tête du vers et par une structure impaire, qui se répète immédiatement pour se terminer par un rejet de la conjonction de subordination indiquant la conséquence "de sorte que". Le vers 8 est coupé 5/7. Il en est d'autres dans le poème. Cette asymétrie qui forge deux hémistiches impairs dans le vers est propre au poète qui fonde un   " Art  poétique " sur l'impair. Le poème a toutes les caractéristiques du sonnet : deux quatrains, deux tercets, abba abba ccd eed, alternance de rimes masculines et féminines, utilisation des alexandrins. Mais les enjambements et la structure de l'alexandrin fonde une poésie nouvelle qui désarticule l'alexandrin classique pour se terminer sur un trimètre :

Sa face exsangue au nez pointu de moribond
4 4 4

 

Mais Verlaine n'en reste pas uniquement à l'art. Du poème se dégage une solitude effrayante. À la chanson populaire s'oppose le hurlement de Pierrot qui n'est en réalité que du silence : " il semble hurler " (v. 8). Cette voix muette appartient aux angoisses de Verlaine. Le seul bruit réel du poème est celui du vol des oiseaux nocturnes, un froissement d'ailes donc ; il n'y a rien là de mélodieux comme peut l'être un chant d'oiseau. Ce silence oppressant pour le poète tient également au fait qu'il s'efforce de produire un sens, mais que personne ne lui prête attention : " Des signes fous auxquels personne ne répond " (v. 11).

Le silence auquel se voit condamné avec horreur le poète provoque son désarroi, traduit dans le texte par le rythme encore : celui des rejets (v. 7-8), de la dislocation de la syntaxe (v. 6-7 : " a l'air ... d'un linceul "). Si Pierrot meurt, c'est toute la tradition de la chanson populaire qui disparaît avec lui, c'est-à-dire que le poète n'a plus de repère poétique. D'autre part, la mise à distance qu'opère l'auteur en se représentant en Pierrot, indique qu'il n'est plus lui-même. Le poète s'est perdu, aliéné.

 

 

Ainsi ce sonnet, par la représentation d'un personnage traditionnel, permet-il à Verlaine de transcrire ses angoisses de poète face à la solitude, au silence. La mort qui plane sur le texte est symbolique de la dégradation qu'a ressentie l'auteur devant son passé. L'écho qui se perpétue dans le lecteur est celui d'un malaise, du sentiment douloureux et émouvant d'un manque rendu sensible par la musicalité un peu discordante des vers.

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