Marcel PROUST

Le Côté de Guermantes

 

Le narrateur reconduit à la maison sa grand-mère qui vient d'être victime d'une congestion cérébrale durant une promenade aux Tuileries.

 

Le soleil déclinait; il enflammait un interminable mur que notre fiacre avait à longer avant d'arriver à la rue que nous habitions, mur sur lequel l'ombre, projetée par le couchant, du cheval et de la voiture, se détachait en noir sur le fond rougeâtre, comme un char funèbre dans une terre cuite de Pompéi. Enfin nous arrivâmes. Je fis asseoir la malade en bas de l'escalier dans le vestibule, et je montai prévenir ma mère. Je lui dis que ma grand-mère rentrait un peu souffrante, ayant eu un étourdissement. Dès mes premiers mots, le visage de ma mère atteignit au paroxysme d'un désespoir pourtant déjà si résigné, que je compris que depuis bien des années elle le tenait tout prêt en elle pour un jour incertain et final. Elle ne me demanda rien; il semblait, de même que la méchanceté aime à exagérer les souffrances des autres, que par tendresse elle ne voulût pas admettre que sa mère fût très atteinte, surtout d'une maladie qui peut toucher à l'intelligence. Maman frissonnait, son visage pleurait sans larmes. Elle courut dire qu'on allât chercher le médecin, mais comme Françoise demandait qui était malade, elle ne put répondre, sa voix s'arrêta dans sa gorge. Elle descendit en courant avec moi, effaçant de sa figure le sanglot qui la plissait. Ma grand-mère attendait en bas sur le canapé du vestibule, mais dès qu'elle nous entendit, se redressa, se tint debout, fit à maman des signes gais de la main. Je lui avais enveloppé à demi la tête avec une mantille en dentelle blanche, lui disant que c'était pour qu'elle n'eût pas froid dans l'escalier. Je ne voulais pas que ma mère remarquât trop l'altération du visage, la déviation de la bouche ; ma précaution était inutile : ma mère s'approcha de grand-mère, embrassa sa main comme celle de son Dieu, la soutint, la souleva jusqu'à l'ascenseur, avec des précautions infinies où il y avait, avec la peur d'être maladroite et de lui faire mal, l'humilité de qui se sent indigne de toucher ce qu'il connaît de plus précieux, mais pas une fois elle ne leva les yeux et ne regarda le visage de la malade.

Vous ferez de ce texte un commentaire composé. Vous pourrez essayer d'étudier notamment comment le narrateur suggère les sentiments des personnages les uns à l'égard des autres et comment ce texte dégage une véritable beauté tragique.

Dans À la recherche du temps perdu, Marcel Proust aborde souvent le thème de la mort. Il analyse ainsi l'effet physique et psychologique de la vieillesse sur ses personnages à la fin du roman, ou l'égoïsme des survivants, par exemple celui de la duchesse de Guermantes qui n'hésite pas à se rendre à une soirée malgré l'annonce de l'agonie d'un proche. La fin de l'écrivain Bergotte, de l'ami Charles Swann ou de l'amante Albertine ponctuent l'œuvre et affectent le narrateur. Mais la mort de sa grand-mère prend une place particulière, en raison des liens très forts qui les unissaient. C'est d'ailleurs une agonie à laquelle il assiste, et sur laquelle il insiste, puisqu'elle occupe tout le premier chapitre de la seconde partie du Côté de Guermantes. L'un des passages les plus émouvants se situe après la première attaque d'urémie lors d'une promenade. Le petit-fils comprend vite la gravité de la situation malgré la pudeur de la malade, qu'il ramène à la maison. Il lui reste à annoncer la crise à sa mère. Le développement s'attachera à montrer l'extrême délicatesse des protagonistes, due à l'amour, et le ton tragique de la narration.

 

Les trois héros, dans ces circonstances graves, font assaut de délicatesse pour s'épargner les uns les autres, et cacher la triste vérité.

La grand-mère vis-à-vis de sa fille : elle cherche à montrer qu'elle va bien en se levant à son arrivée. Elle fait des " signes gais de la main " pour dédramatiser la situation (1. 21).

Le petit-fils vis-à-vis de sa grand-mère : Il la fait asseoir en bas de l'immeuble pour qu'elle se repose après le trajet en fiacre, lui met une mantille pour qu'elle n'ait pas froid.

Le fils vis-à-vis de sa mère : le narrateur veut surtout éviter à sa mère une alarme trop forte. En fait, l'arrêt dans le vestibule lui permet de monter d'abord seul pour annoncer la nouvelle avec ménagement. La mantille est une " précaution " pour empêcher sa mère de voir les effets physiques de la crise. Il use d'euphémisme : au lieu de révéler que la grand-mère a subi une sérieuse attaque, il dit qu'elle est " un peu souffrante, ayant eu un étourdissement ".

La mère vis-à-vis de la grand-mère : la mère comprend tout de suite ce qui arrive. Mais elle aussi tente de cacher son trouble, particulièrement devant la vieille dame. Elle dissimule sa peine. On notera l'allitération en [s] qui évoque le geste d'essuyer le visage : " effaçant de sa figure le sanglot qui la plissait ". Elle évite de regarder sa mère. Dans la suite du passage le narrateur suggère plusieurs causes à cet acte : " Peut-être fut-ce pour que celle-ci ne s'attristât pas en pensant que sa vue avait pu inquiéter sa fille. Peut-être par crainte d'une douleur trop forte qu'elle n'osa pas affronter. Peut-être par respect, parce qu'elle ne croyait pas qu'il lui fût permis sans impiété de constater la trace de quelque affaiblissement intellectuel dans le visage vénéré. Peut-être pour mieux garder plus tard intacte l'image du vrai visage de sa mère, rayonnant d'esprit et de bonté. "

Toutes ces attitudes soulignent la délicatesse des sentiments et leur intensité. L'amour est partout présent dans ce texte, mais particulièrement dans l'attitude de la mère qui prouve que cette affection atteint des sommets inhabituels.

L'adoration qu'éprouve la mère pour la malade est présente dans le passage par le geste d'embrasser la main et par la comparaison avec un Dieu auquel on rend un culte. Tous les gestes de la dernière phrase illustrent d'ailleurs cette déférence attendrie : " soutint ", " souleva ", " précautions infinies ". L'amour fait paradoxalement de la mère, en bonne santé, donc physiquement supérieure, un être psychologiquement inférieur qui rend hommage par sa force à un être amoindri de corps mais considéré comme divin.

Dans une phrase de moraliste sur les manifestations contraires de la malveillance et de l'amour, le narrateur explique la discrétion de cette femme : " il semblait, de même que la méchanceté aime à exagérer les souffrances des autres, que par tendresse elle ne voulût pas admettre que sa mère fût très atteinte, surtout d'une maladie qui peut toucher à l'intelligence "

 

Une telle passion transforme le drame intimiste et familial, les détails réalistes ou même prosaïques, en tragédie propre à toucher.

La première phrase donne immédiatement le ton par son ampleur et son registre. Le cadre, ce "couchant ", ce crépuscule du soleil qui " déclinait ", figure la fin de la vie et la mélancolie, thème repris du romantisme. L'attente est exprimée par 1' " interminable mur "et l'adverbe dans " Enfin nous arrivâmes ". Les couleurs, rouge et noir, posées avec insistance par les flammes du soleil, du mur " rougeâtre ", de la " terre cuite " et du fiacre qui " se détachait en noir "  par son ombre, sont les teintes de la   passion et du deuil. L'image du " char funèbre " pour la voiture transportant la malade évoque le drame de Pompéi, où au premier siècle après Jésus-Christ, une ville entière trouva la mort par l'éruption du volcan Vésuve. Ce rappel de l'Antiquité n'est pas du au hasard, puisque la tragédie est née, en Occident, des auteurs grecs Eschyle, Sophocle et Euripide. Le rouge de la lave et le noir des cendres, qui ont obscurci le ciel des environs de Naples, se retrouvent dans le texte et prolongent la tradition théâtrale par le drame humain.

Cette atmosphère est confirmée par l'intuition de la mère qui, comme son fils, comprend que le malaise est le signal de la mort. La prémonition se manifeste par sa réaction à la nouvelle : "Dès mes premiers mots, le visage de ma mère atteignit au paroxysme d'un désespoir pourtant déjà si résigné, que je compris que depuis bien des années elle le tenait prêt en elle pour un jour incertain et final ". Cette phrase exprime aussi le tragique par le sentiment d'inéluctable qu'elle évoque : la vieillesse de la grand-mère explique la réaction prophétique.

Dans le théâtre antique, les acteurs portaient, selon les pièces, des masques comiques ou tragiques, ricanants ou pleureurs. Or le visage de la mère devient expressif au point d'évoquer ces pratiques : " le visage de la mère atteignit au paroxysme d'un désespoir " ; " Maman frissonnait, son visage pleurait sans larmes". On notera l'oxymore des pleurs sans larmes qui exprime à la fois l'intensité du chagrin et la volonté de n'en rien montrer. Elle en vient même à rester sans voix lorsque prosaïquement la domestique lui demande qui est malade.

L'alternance du rythme des personnages par la rapidité  des réactions (" Dès mes premiers mots... ") et la précipitation pour réclamer un médecin (" elle courut dire... " ou la rapidité aussi pour aller chercher la grand-mère ( ils prennent l'escalier plutôt que d'attendre l'ascenseur) montre aussi le caractère dramatique de la scène. A cette rapidité s'oppose la solennité lente de la remontée : "la soutint, la souleva jusqu'à l'ascenseur, avec des précautions infinies ".

 

Cet épisode a une importance évidente dans l'œuvre par son retentissement émotif; en effet la grand-mère, avec la mère, est l'être le plus profondément aimé du narrateur : elle lui a beaucoup apporté, aussi bien du point de vue littéraire (elle aimait les lettres, lui a fait découvrir George Sand ou surtout Mme de Sévigné, meublait toujours sa conversation de citations) qu'affectif. Mais de façon plus universelle encore, la mort proche d'un être cher et fondateur nous fait ressentir ce que représente le sort commun ; et la douleur sans mesure qu'amène la perte des parents est évoquée avec force : le rythme assez bref des phrases, en dehors de la première ou de la dernière qui permettent d'élargir la souffrance à un drame collectif avec Pompéi, tranche avec la longueur analytique fréquente chez Proust, et traduit le désarroi propre à cette situation universellement tragique.

source : cyberpotache