Victor HUGO Les Châtiments

" L'Expiation "

 

Victor Hugo évoque la bataille de Waterloo.

 

La plaine, où frissonnaient les drapeaux déchirés,

Ne fut plus, dans les cris des mourants qu'on égorge,

Qu'un gouffre flamboyant, rouge comme une forge ;

Gouffre où les régiments, comme des pans de murs,

Tombaient, où se couchaient comme des épis mûrs

Les hauts tambours-majors aux panaches énormes,

Où l'on entrevoyait des blessures difformes !

Carnage affreux ! moment fatal ! L'homme inquiet

Sentit que la bataille entre ses mains pliait.

Derrière un mamelon la garde était massée.

La garde, espoir suprême et suprême pensée !

- Allons ! faites donner la garde ! - cria-t-il.

Et, lanciers, grenadiers aux guêtres de coutil,

Dragons que Rome eût pris pour des légionnaires,

Cuirassiers, canonniers qui traînaient des tonnerres,

Portant le noir colback ou le casque poli,

Tous, ceux de Friedland et ceux de Rivoli,

Comprenant qu'ils allaient mourir dans cette fête,

Saluèrent leur dieu, debout dans la tempête.

Leur bouche, d'un seul cri, dit : Vive l'empereur !

Puis, à pas lents, musique en tête, sans fureur,

Tranquille, souriant à la mitraille anglaise,

La garde impériale entra dans la fournaise.

 

Vous établirez un commentaire composé de cette page en étudiant par exemple comment le poète est parvenu à donner un souffle épique à cette évocation historique.

PLAN ADOPTÉ DANS LE COMMENTAIRE

I. La reconstitution historique

1. Le cadre et les circonstances

2. L'armée

3. Le carnage et le courage

II. Le grandissement épique

1. Les procédés poétiques propres à l'épopée

2. Le mythe napoléonien : héroïsme du chef et des troupes

3. L'enthousiasme du poète

Exilé par Napoléon III pour son opposition au coup d'État de décembre 1851, Victor Hugo rédige Les Châtiments, épopée satirique de 6200 vers, pour se moquer du nouvel empereur. Dans un passage  intitulé " L'Expiation", il imagine que Waterloo ne fut pour Napoléon Bonaparte que la première  vengeance du ciel pour son audace, la seconde étant la médiocre parodie faite de lui par son neveu !

Paradoxalement, le récit de cette défaite de Napoléon participe à l'évocation grandiose du mythe napoléonien, auquel Victor Hugo, comme bien d'autres dans son siècle, n'est pas insensible : fils de général d'empire, il déclara : " J'aurais été soldat si je n'avais été poète. "

Sa reconstitution historique, fidèle quoique réalisée trente-cinq ans après l'événement ( la défaite de Waterloo date de juin 1815 et Victor Hugo est né en 1802), utilise donc toutes les ressources de la poésie épique et de son enthousiasme sincère pour en faire une véritable tragédie héroïque.

 

Le cadre et les circonstances de la bataille apparaissent explicitement dans le passage. La "plaine " de Waterloo (v. l), située dans la plate Belgique, est entourée de plateaux, comme le rappelle le "mamelon" qui dissimule la Garde (v. 10), et qui était la colline de la Belle-Alliance. L'image du "gouffre " (v. 3) traduit l'étroitesse des lieux, préjudiciable à Napoléon car, malgré sa supériorité numérique, il dut aligner un front beaucoup plus réduit qu'à Austerlitz. Une allitération en [m] souligne au vers 10 l'attente de la Garde, prête à s'élancer sur ordre : " Derrière un mamelon la garde était massée. "

Les adversaires en présence, Français et Européens coalisés (Prussiens et Anglais essentiellement), sont identifiés par 1' "empereur " (v. 20), "la garde impériale " (v. 23) et les divers noms de soldats pour les premiers, par "la mitraille anglaise " (v. 22) pour les seconds.

L'artillerie de Wellington décima la Garde, corps d'élite créé en 1804 et qui compta jusqu'à 120000 hommes en 1814, après que les assauts conjugués des Européens eurent provoqué la déroute, et contraint Napoléon à lancer les dernières troupes dans la bataille. L'intuition du corps d'élite se révéla juste : deux tiers en furent détruits dès les premières minutes par le feu rapide de l'ennemi, le reste se battit durant des heures, avant que les survivants ne se replient en bon ordre. Victor Hugo respecte donc le déroulement historique de la bataille, restée célèbre dans les mémoires.

L'évocation de l'armée, jusque dans les détails, témoigne de ce souci d'exactitude. Le vocabulaire appartient en effet à la réalité militaire du temps : " régiments " (v. 4), ancien nom repris par Napoléon  pour les demi-brigades, conduits par les "hauts tambours-majors ", dont la taille et les "panaches énormes " (v. 6) devinrent proverbiaux, car ils devaient être facilement visibles pour mener les troupes.

La composition de la Garde reflète la complexité de l'armée d'alors (v. 13- 15) : " grenadiers ", au départ soldats chargés de lancer les grenades, nom donné ensuite à certains corps d'élite de l'infanterie et de la cavalerie, "lanciers ", cavaliers armés de la lance, "dragons " à cheval mais équipés pour combattre aussi à pied avec leur arquebuse, "cuirassiers " ainsi nommés à cause de leur cuirasse en métal, eux aussi cavaliers et armés du sabre. Enfin les canonniers, chargés de manœuvrer les canons, que le poète appelle "tonnerres" à cause de leur bruit. Les uns portent le "noir colback", haut bonnet en poil, d'autres des "casques polis" d'acier (v. 16). Hugo parle même des "guêtres de coutil " blanches des grenadiers (v. 13).

L'origine de la glorieuse Garde ne lui échappe pas. Formée en grande partie des vétérans d'illustres victoires, par exemple Rivoli (1797 contre les Autrichiens en Italie) ou Friedland (1807 contre les Russes en Prusse-Orientale), elle acquit une telle renommée dans toute l'Europe que certaines batailles changeaient de face dès son apparition.

Les horreurs de la guerre ne sont pas absentes de la description, qui s'ouvre d'ailleurs sur la mention des "drapeaux déchirés " qui "frissonnaient " (v. l). On notera l'allitération en [r], pouvant suggérer le mouvement des étoffes. Puis les corps se déchirent , avec "les cris des mourants qu'on égorge " (v. 2), tandis que "tombent " les régiments sous l'artillerie ennemie (v. 5). Les "blessures difformes" (v. 7) dues aux mutilations variées et l'exclamation "carnage affreux ! " (v. 8) complètent le tableau, si vivant que le poète nous place en position de spectateurs : " on entrevoyait... " (v. 7).

Mais Hugo insiste particulièrement sur l'héroïsme des hommes, pour servir la légende napoléonienne.

L'élévation passe d'abord par les procédés habituels à l'épopée, un peu oubliée depuis les essais malheureux de Ronsard avec la Franciade, et que renouvelle Hugo. Le choix des alexandrins à rimes plates est propre à ce genre littéraire, car le vers long permet la gravité du ton. L'hyperbole abonde, avec l'image insistante du "gouffre" pour la plaine (v. 4, 5), les panaches "énormes " (v. 6), rimant avec les "blessures difformes " (v. 7), notation certes réaliste mais dont l'évocation dans ce contexte appartient également à l'exagération épique qui accentue aussi bien l'horreur que l'héroïsme, par le sourire (v. 22) des condamnés qui pousse jusqu'à l'exagération.

Les comparaisons et les métaphores concourent à donner de l'ampleur au combat : le choc de l'artillerie sur les troupes ressemble à un cataclysme naturel qui abat des murs entiers (v. 4) ou les moissons (v. 5). Le rejet du verbe "tombaient ", le choix pour illustrer cette chute des tambours-majors, qui sont les plus grands des soldats par leur taille rehaussée du panache, soulignent la brutalité du mouvement. Les murs expriment la solidité des troupes qui cèdent, les épis mûrs évoquent leur valeur, puisque la moisson est traditionnellement promesse d'opulence.

Avec cette dernière image Hugo retrouve le thème de la mort, souvent représentée depuis le Moyen Age comme une grande faucheuse. L'assimilation de l'armée française à la grandeur de l'armée romaine  qui domina l'Europe entière est renforcée au vers 14 par la diérèse "lé/gi/on/naires". Ces incursions dans l'imaginaire de notre civilisation se prolongent avec l'assimilation de la plaine à un "gouffre flamboyant ", une "forge " (v. 3), une "fournaise " (v. 23) qui ne sont pas sans rapport avec la conception chrétienne de l'Enfer. La peinture, qui insiste sur le feu et la couleur "rouge " du cadre, renforce ces impressions visuelles dans le vers 3 par les allitérations en [f], [r] et l'assonance en [u] : " Qu'un gouffre flamboyant, rouge comme une forge. "

Le personnage de Napoléon n'échappe pas à ce souffle épique. Caractérisé par sa maîtrise légendaire de la stratégie, il sent (v. 9) que la victoire s'échappe, et réagit immédiatement par la mesure qui s'impose. Son sang-froid éclate dans le choix du terme "inquiet " (v. 8), là où un autre s'affolerait. L'image de la bataille qui "pliait " entre ses mains (v. 9) montre qu'il domine d'ordinaire les plus grands conflits. Le terme de "dieu" (v. 19) indique d'ailleurs la vénération des soldats pour leur chef.

L'armée, particulièrement la Garde, se montre à la hauteur. Après la longue énumération de ses membres variés qui s'étend sur quatre vers (v. 13-16), Hugo insiste sur l'unanimité de leur acquiescement à une mort héroïque qu'ils ont eu l'intelligence de prévoir : " tous " est mis en début de vers (v. 17), "un seul cri : vive l'empereur " renouvelle l'attachement inconditionnel au chef (v. 20). C'est avec une discipline parfaite qu'ils exécutent les gestes et les paroles usuels, le salut, l'exclamation et la marche lente vers la mort.

Hugo suggère même leur enthousiasme par le mot "fête" (v. 18), la musique qui conduit l'ébranlement (v. 21), le sourire à l'ennemi (v. 22), et surtout le rythme régulier des trois derniers vers, pas cadencé par des coupes brèves, qui s'élargit enfin pour l'entrée décidée dans la mêlée :

Puis à pas lents musique en tête sans fureur Tranquille souriant à la mitraille anglaise La garde impériale entra dans la fournaise
1 /3 /5 /3 /3 /9 /6 /6

 

 

 

Ces trois derniers vers sont très ciselés : l'armée sait qu'elle va mourir, et pourtant elle se dirige vers l'enfer : "la fournaise", en respectant les usages militaires : "pas lents", "musique en tête", "sans fureur", c'est-à-dire d'une manière professionnelle. La mise en apposition de l'adjectif "tranquille" indique l'état d'esprit. La diérèse "sou/ri/ant" souligne l'héroïsme. Il en est de même pour la diérèse "im/pé/ri/ale" qui vient en écho aux "légionnaires" romains. Il est évident que ces trois vers illustrent la phrase célèbre : "la garde meurt, mais ne se rend pas".

La beauté sauvage de la guerre s'exprime par un chiasme ("le noir colback ou le casque poli " v. 16), aussi bien que par l'attitude des hommes : pourvus d'un pouvoir quasi divin, ils traînent non de simples canons, mais, par métonymie (ici l'effet pour la cause), "des tonnerres ", comme Zeus qui pouvait déclencher les éclairs et les orages. Leur force inhumaine les fait se tenir "debout dans la tempête ". On ne sait d'ailleurs, grammaticalement, s'il s'agit pour cet adjectif de l'empereur ou des troupes, réunies dans un même héroïsme. La rime significative "fête ", "tempête " résume bien cette esthétique de l'horreur.

Hugo participe au drame par ses exclamations.  "Carnage affreux ! moment fatal ! " (v. 8) présente un chiasme dans l'allitération et les assonances. Quant à   "espoir suprême et suprême pensée ! " (v. 10), ce vers très travaillé recèle un chiasme renforcé par la répétition de l'adjectif et l'allitération en [p].

 

De façon plus large, toute la structure du passage reflète cette intention d'accentuer par les ressources du style et du ton la grandeur d'un fait militaire célèbre et le pathétique de la fin du pouvoir impérial. Le poète alimente ainsi la légende populaire et littéraire qui entoure Napoléon, et dont on trouve des traces aussi bien dans les rêves des personnages de Stendhal (Julien dans Le Rouge et le Noir, Lucien dans Lucien Leuwen) que de Balzac (Max et Philippe dans La Rabouilleuse...).

Hugo fut sans doute marqué par cet épisode de la Garde, propre à émouvoir son imagination. Il le reprit dans Les Misérables en 1862. On peut même se demander si l'un des derniers poèmes des Châtiments, " Ultima verba ", ne contient pas une allusion ironique pour Napoléon III, assimilé aux ennemis de la France, tandis que l'exilé se pose en vieille garde chargée de l'éliminer, puisque, à propos de la résistance contre le Second Empire, il écrit ce vers depuis passé à la postérité : " Et s'il n'en reste qu'un, je serai celui-là ! "

source : cyberpotache