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Époque : Non définie
BALZAC - Le Père Goriot (1834)
L'initiateur face à l'arriviste : Vautrin et Rastignac
A nous deux! Voici votre compte, jeune homme. Nous avons là-bas, papa,
maman, grand'tante, deux soeurs (dix-sept et dix-huit ans), deux petits frères
(quinze et dix ans), voilà le contrôle de l'équipage. La
tante élève vos soeurs. Le curé vient apprendre le latin
aux deux frères. La famille mange plus de bouillie de marrons que de
pain blanc, le papa ménage ses culottes, maman se donne à peine
une robe d'hiver et une robe d'été, nos soeurs font comme elles
peuvent. Je sais tout, j'ai été dans le Midi. Les choses sont
comme cela chez vous, si l'on vous envoie douze cents francs par an, et que
votre terrine ne rapporte que trois mille francs. Nous avons une cuisinière
et un domestique, il faut garder le decorum, papa est baron. Quant à
nous, nous avons de l'ambition, nous avons les Bauséant pour alliés
et nous allons à pied, nous voulons la fortune et nous n'avons pas le
sou, nous mangeons les ratatouilles de maman Vauquer et nous aimons les beaux
dîner du faubourg Saint-Germain, nous couchons sur un grabat et nous voulons
un hôtel! Je ne blâme pas vos vouloirs. Avoir de l'ambition, mon
petit coeur, ce n'est pas donné à tout le monde...
Je fais l'inventaire de vos désirs afin de vous poser la question. Cette
question, la voici.
Nous avons une faim de loup, nos quenottes sont incisives, comment nous y prendrons-nous
pour approvisionner la marmite? Nous avons d'abord le Code à manger,
ce n'est pas amusant, et ça n'apprend rien, mais il le faut. Soit. Nous
nous faisons avocat pour devenir président d'une cour d'assises, envoyer
les pauvres diables qui valent mieux que nous avec T.F. sur l'épaule,
afin de prouver aux riches qu'ils peuvent dormir tranquillement. Ce n'est pas
drôle, et puis c'est long. Si vous étiez pâle et de la nature
des mollusques, vous n'auriez rien à craindre; mais nous avons le sang
fiévreux des lions et un appétit à faire vingt sottises
par jour...
Admettons que vous soyez sage, que vous buviez du lait et que vous fassiez des
élégies; il faudra commencer, après bien des ennuis et
des privations à rendre un chien enragé, par devenir le substitut
de quelque drôle, dans un trou de ville où le gouvernement vous
jettera mille francs d'appointements, comme on jette une soupe à un dogue
de boucher. Aboie après les voleurs, plaide pour le riche, fais guillotiner
des gens de coeur. Bien obligé!
Si vous n'avez pas de protection, vous pourrirez dans votre tribunal de province.
Vers trente ans, vous serez juge à douze cents francs par an, si vous
n'avez pas encore jeté la robe aux orties. Quand vous aurez atteint la
quarantaine, vous épouserez quelque fille de meunier, riche d'environ
six mille livres de rentes. Merci.
Ayez des protections, vous serez procureur du roi à trente ans, avec
mille écus d'appointements, et vous épouserez la fille du maire.
Si vous faites quelques-unes de ces petites bassesses politiques, comme de lire
sur un bulletin Villèle au lieu de Manuel (ça rime, ça
met la conscience en repos), vous serez, à quarante ans, procureur-général,
et pourrez devenir député. Remarquez, mon cher enfant, que nous
aurons fait des accrocs à notre petite conscience, que nous aurons eu
vingt ans d'ennuis, de misères secrètes, et que nos soeurs auront
coiffé sainte Catherine...
Autant commencer aujourd'hui votre révolte contre les conventions humaines.
Voilà le carrefour de la vie, jeune homme, choisissez. Une rapide fortune
est le problème que se proposent de résoudre en ce moment cinquante
mille jeunes gens qui se trouvent tous dans votre position. Vous êtes
une unité de ce nombre-là. Jugez des efforts que vous avez à
faire et de l'acharnement du combat. Il faut vous manger les uns les autres
comme des araignées dans un pot, attendu qu'il n'y a pas cinquante mille
bonnes places.
Savez-vous comment on fait son chemin ici? par l'éclat du génie
ou par l'adresse de la corruption. Il faut entrer dans cette masse d'hommes
comme un boulet de canon, ou s'y glisser comme une peste. L'honnêteté
ne sert à rien. La corruption est en force, le talent est rare. Ainsi
la corruption est l'arme de la médiocrité qui abonde, et vous
en sentirez partout la pointe.
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