COMMENTAIRE COMPOSE : Marivaux, Préface à La Voiture embourbée, 1715. De « Je ne sais si ce roman plaira…. » à « … du ridicule de la paraître

Introduction

Soucieux de se garantir des poursuites de la censure, les romanciers du XVIIIe siècle ont recours à diverses ruses pour présenter leurs romans comme des documents authentiques, traduits (Candide serait l'œuvre du Dr Ralph, un Allemand), trouvés dans un grenier (Marivaux prétend avoir découvert La Vie de Marianne dans une armoire de sa maison de campagne près de Rennes), confiés par un ami... Contrairement à eux, Marivaux joue franc jeu. Il fait précéder La Voiture embourbée, son troisième roman, d'une préface en bonne et due forme, où il se présente comme l'auteur du roman. Il respecte ainsi les conventions de l'épître dédicatoire, mais il renouvelle aussi le genre en instaurant un dialogue avec le lecteur. C'est donc avec habileté et esprit qu'il pratique l'art de la préface.

I - Les règles du genre

Notre préface revêt la forme courante d'une épître dédicatoire au lecteur, comme Marivaux vient de l'annoncer lui-même dans les lignes qui précèdent immédiatement notre extrait. D'une lettre elle a les marques distinctives : le système d'énonciation (les pronoms de la première (« Je ») et de la deuxième personnes (« vous-même » est un plu- riel de politesse), l'adresse (« Lecteur »), la structure (un texte argumentatif découpé en paragraphes : notre passage forme le deuxième paragraphe) et surtout le caractère informatif. L'auteur apprend en effet au lecteur qu'il est le signataire de cette préface (« c'est moi, c'est l'auteur »), indique le genre du livre préfacé (« ce roman »), le registre (« le comique »), la part de l'imagination (« le merveilleux ») et le soin apporté à la composition (« des transitions naturelles »). Mais Marivaux ne dévoile pas l'intrigue et n'explique même pas le titre. Par ces silences, il obéit à une autre règle du genre : piquer la curiosité du lecteur. La préface doit, en effet, jouer également un rôle incitatif. Il souligne ainsi trois caractères de son roman : son aspect divertissant, sa nouveauté et sa beauté. D'autres jugements de valeur fort élogieux semblent confirmer la bonne opinion qu'a l'auteur de son livre, mais Marivaux brouille les pistes en y mêlant quelques critiques : « le mélange bizarre », « je commence mal », » être vain ». Cependant, comme les termes mélioratifs sont bien plus nombreux que les termes dépréciatifs, le lecteur ne retient que l'éloge. Enfin, Marivaux prend soin de rappeler qu'il se contente de respecter les conventions du genre. Il feint de se plier docilement aux exigences du lecteur (« Vous voulez une préface absolument ») : en détachant l'adverbe « absolument » à la fin de la proposition par une inversion, il veut faire croire qu'il n'oserait s'y dérober.

Transition

Mais Marivaux renouvelle le genre de la préface en la présentant sous la forme originale d'un dialogue fictif avec le lecteur.

Il - Le renouvellement du genre

Après dix lignes de discours argumentatif, Marivaux entame avec son lecteur un dialogue amené d'une façon très naturelle par l'interrogation oratoire « qui le dit? », suivie d'une réponse (« c'est moi, c'est l'auteur »). C'est cette affirmation de l'identité de l'auteur qui amorce le dialogue, avec un passage du singulier au pluriel (« ces auteurs ») et du particulier au général. Mais Marivaux abandonne rapidement le « on », qui crée une distance entre l'auteur et le public, pour établir par le « vous » une connivence avec son lecteur. Bâti sur un jeu d'objections du lecteur (« direz-vous ») et de réfutations (« Mais ») de la part de l'auteur, mis en valeur par le parallélisme des arguments, qui sont tous des jugements de valeur, par la symétrie des constructions (« que ces auteurs sont comiques !» ; « Mais vous- même, Lecteur, que vous êtes bizarre ! »), par les oppositions (dans la phrase : « Vous voulez une préface absolument, et vous vous révoltez », la conjonction « et » prend la valeur d'un « mais »), ce dialogue argumenté apparaît donc comme une véritable discussion, progressant au rythme des concessions réciproques (« Je conviens » ; « je le veux »). Mais malgré les apparences, l'argumentation, elle, ne progresse pas, car l'auteur reste campé sur ses positions. Le lecteur a beau l'accuser de vanité, il reconnaît qu'il a une trop bonne opinion de son livre pour envisager d'en dire du mal. Le lecteur réussira seulement à lui faire admettre la nécessité de porter le masque de la modestie. Marivaux pose ainsi une question fondamentale : un auteur peut-il faire l'éloge de son livre ? Et il y répond par une sorte de syllogisme : si un auteur pense du mal de son livre, il ne le produit pas ; mais, à moins d'être fou, il lui est impossible de « penser mal » d'un livre qu'il a produit ; il peut donc « penser bien » de son livre et même exprimer cette opinion, mais à la condition de prendre le masque de la modestie. Marivaux opte donc pour une position réaliste qui satisfait la fierté légitime de l'auteur tout en respectant les règles de la bienséance qu'un honnête homme ne saurait transgresser.

Transition

Marivaux ne se contente pas de renouveler la forme le la préface, il transforme cet exercice de rhétorique en une page pleine d'esprit.

III - L'art de la préface

1. Les procédés dramatiques

D'abord, en homme de théâtre, Marivaux introduit dans le genre de 'épître dédicatoire deux procédés dramatiques : la répétition et « le théâtre sur le théâtre ». Semblable aux Acteurs de bonne foi qui jouent leur propre rôle, Marivaux s'interroge sur le contenu de sa préface alors même qu'il est en train de l'écrire. Par cette mise en abyme il oblige le lecteur à s'interroger à son tour. En outre, il a l'habileté de réitérer sans cesse l'éloge de son livre, comme le montrent le champ lexical très étendu de l'éloge : « bon », ;< éloge », « digne », « penser bien de »...) et la répétition systématique les mots clés, « beau » et « bon », et d'autres termes mélioratifs, souvent i'ailleurs de la même famille : « plaira », « plaisante », « plaisant » ; ;< divertissant », divertira ». En vertu du vieil adage latin, bis repetita •jlacent, il finit donc par persuader le lecteur de l'excellence de son livre.

2. L'esprit

Plutôt que de confier à un autre le soin d'assurer la promotion de son roman, Marivaux s'en charge lui-même. Bien plus, il abandonne sa modestie initiale, manifestée par le soin d'atténuer certaines de ses' appréciations : « assez nouveau », « assez naturelles ». Avant de dévoiler qu'il est l'auteur, il avançait prudemment des opinions en apparence objectives, mais une fois qu'il a décidé de révéler son identité, il renonce à ces précautions. Par ce subterfuge, il réussit avec habileté non seulement à capter l'attention du lecteur, mais à faire deux fois l'éloge de son livre à quelques lignes d'intervalle seulement. Bien plus, cet éloge est plus ferme dans le deuxième énoncé, puisque les adverbes d'atténuation ont disparu et que le verbe « paraît » est remplacé par le verbe « est » : d'une apparence de qualité, il passe donc à l'affirmation de cette qualité. Ainsi Marivaux se moque avec désinvolture des objectifs de modestie et de prudence qu'il s'était fixés lui-même. Il place dans la bouche du lecteur le reproche de vanité, mais l'excuse par avance en invoquant la fatalité psychologique : un auteur ne peut s'empêcher d'être vain sur lui-même. Il conclut son argumentation par une phrase bien balancée, bâtie sur l'opposition entre l'être et le paraître, et il prône ouvertement l'usage du masque. Il répète à l'envi que son livre est bon, pour faire entendre qu'il est excellent, pratiquant en maître l'art de la litote.

Conclusion

Dans cette préface, Marivaux pratique brillamment l'art de dialoguer avec son lecteur. Il pique sa curiosité, il amuse son intelligence, il le provoque et le pousse dans ses retranchements. D'un artifice littéraire il a réussi à faire une joute pleine d'esprit. Il ouvre ainsi la voie à une forme narrative qu'un autre romancier du XVIIIe siècle exploitera dans l'une des œuvres les plus originales de notre littérature, Jacques le Fataliste, où le dialogue entre le narrateur et son public, avec des discussions diverses et des réflexions de l'auteur, joue un rôle essentiel.