Un texte facile à commenter dans la mesure où les images abondent, offertes à l’interprétation. Mais, comme souvent, un commentaire difficile à organiser rigoureusement. Comme d’habitude, on peut partir d’un questionnement sur le genre et le registre : curieux récit de voyage dont les règles habituelles ne sont guère respectées. Texte avant tout descriptif, mais description poétique faite d’images. Description consacrée à deux sujets opposés : la nature singulière qu’il découvre dans la mer Rouge (lignes 10 à 20), avec la tentation de l’émerveillement, mais aussi le monde moderne qui impose sa présence (lignes 1 à 9, puis 21 à 29), avec la tentation du regard critique. Deux visions pourtant unifiées par une même démarche poétique : les métaphores animales, et par une même impression de malaise. On pourrait commenter le texte en suivant ce plan : I Un récit de voyage atypique II La poésie d’un monde singulier III La présence obsédante du monde moderne. I. Un récit de voyage atypique. 1. Le cadre spatio-temporel d’un récit de voyage. Ce texte est fait de descriptions successives qui s’inscrivent dans le cadre spatio-temporel d’un récit de voyage. II résume en quelques lignes une grande partie du trajet de France à Aden , des repères géographiques permettent de le suivre sur une carte : Malte, la Crète, le canal de Suez, la mer Rouge jusqu’à Port-Soudan. La chronologie est marquée par quelques repères ponctuels : « un matin », deux fois (lignes 3 et 23) ou des indications de durée ou de fréquence : « chaque jour », « parfois » ; 2. Un voyage lent. Bien que le récit résume et accélère ce trajet, le voyage semble avoir été vécu dans la lenteur. Cette impression est produite d’abord par l’emploi généralisé du présent qui fige tout dans le temps de la description ou de la répétition, même les verbes de mouvement : « une file de sous-marins glisse... » :« les poissons volants filent sous l’étrave... » Le bateau « traîne », idée de lenteur connotée aussi par « s’étalent », « longe », « le long de » et par « finissent par » associé au pluriel « les jours, les nuits ». Les phrases adoptent un rythme lent aussi (groupes et propositions étendus), et tendent à se prolonger. 3. L’effacement du narrateur. Absence remarquable de la première personne dans un texte pourtant autobiographique. Nizan s’efface derrière un terme général : « au voyageur », ou le pronom « on », traditionnel dans les descriptions sans focalisation : « on voit dans le lointain... », « on aperçoit des rideaux de paille... » Au lieu de se désigner comme témoin, il préfère personnifier le bateau, qui « perd de vue le dôme de verre... » , puis « voit le Sinaï ». On peut y voir une métonymie renvoyant aux passagers ; Nizan se fond dans le groupe, la lumière « aveugle tous les yeux », pas seulement les siens. Nous ne savons rien de sa vie sur le bateau, par une volonté de refuser l’anecdote et de se centrer sur l’essentiel : ce qu’il découvre. C’est pourquoi presque toutes les phrases ont pour sujet des groupes nominaux désignant ce que le voyageur peut voir : « Port-Saïd », « l’Amin », « les péninsules », « la mer », « des palmiers », ou ce qu’il peut ressentir : « le thermomètre ». C’est la réalité qui s’impose à lui. II. La poésie d’un monde singulier. 1. Un dépaysement radical. La partie centrale du texte est consacrée à la navigation sur la mer Rouge jusqu’à Port-Soudan. C’est la partie du voyage la plus dépaysante. D’abord à cause du climat et de la latitude. « Le thermomètre monte chaque jour », et sous les tropiques « les jours les nuits finissent par se fondre » parce qu’ils sont d’égale longueur et que la lumière terrible du soleil, « qui aveugle tous les yeux » semble persister même la nuit. A cause du paysage ensuite, avec ses côtes réduites à des « falaises rouges et jaunes », longues bandes de couleurs chaudes du désert plongeant dans la mer, ou avec ses « péninsules » aux formes étranges. A cause enfin de ces animaux exotiques que sont les « poissons volants » et ces oiseaux inconnus, donc « singuliers ». 2. Un monde inhumain. Loin de céder à un exotisme séduisant, Nizan présente un monde inquiétant par son caractère inhumain. Le paysage est simplifié, presque vide. Il se réduit à deux éléments, la mer, et la terre, elle-même réduite au « désert ». Le ciel semble avoir disparu. Il n’y a presque rien à voir sur les falaises, sinon « les repères blancs d’un tombeau de saint homme, d’une maison écroulée. « Le dénuement est tel qu’ « on se croirait dans la planète Mars », et non sur la terre des hommes. Les notations sonores sont absentes, et non seulement ce passage ne mentionne aucune trace de vie, mais la référence à la mort est constante. On voit « un tombeau », une « maison écroulée », les péninsules sont comparées à des « morts » dont on voit les « mains » et « les hautes épines dorsales ». 3. L’univers indifférencié des origines du monde. Tout un réseau d’images donne à cette description un caractère étrange, paradoxal, qui fait songer au chaos primitif. La vision s’organise à l’échelle de la planète (référence à la « planète Mars », conscience des grandes étendues : mer, désert, et curieuse image de la mer « bombée comme une tortue », comme la courbe de la terre) Le pluriel « les soleils tournent » crée l’image d’un univers différent du nôtre. Tout se confond, « les jours, les nuits finissent par se fondre », jusqu’à la contradiction d’ « une lumière terne et éclatante ». « Les poissons volants » sont déjà des êtres mi-marins mi-aériens, mais la comparaison « comme des grenouilles » les rattache aussi à la terre. La mer est évoquée à l’aide d’un lexique de l’air « volutes », « respirent », « vapeur ». La mer est travaillée par des forces profondes qui l’enflent et lui donnent sa forme « bombée », une « vapeur évadée » du centre de la terre remonte et forme des « volutes », le verbe « respirent » lui prête vie, elle ressemble ainsi à un animal fantastique. La métaphore animale est filée jusqu’à la fin du paragraphe : « La mer a des mouvements d’animaux », les verbes transitifs énumérés lui donnent une activité et des mouvements de poulpe : « elle gonfle, étire, rétracte, souffle... », la comparaison finale refuse le cliché romantique pour préférer l’image animale : « Elle ne ressemble pas à une femme capricieuse, mais à la plus primitive des bêtes. » L’adjectif « primitive », si on le rapproche du nom « protoplasme » nous renvoie à la matière vivante inorganisée, élémentaire, comme le montrent l’image de la « gelée » et l’adjectif « vitrifié ». Ce passage dans la mer Rouge est donc bien vécu par Nizan comme un voyage initiatique, un retour aux origines du monde. Seule une poésie sauvage, brutale, peut en rendre compte. On peut voir là l’influence de Rimbaud (même destination) et du « bateau ivre ». (même situation de voyage halluciné) III. La présence obsédante du monde moderne. 1. Un monde révoltant Mais ce que Nizan a voulu fuir le poursuit, en Méditerranée, et à chaque escale l’Europe et tout ce qu’elle représente. La guerre d’abord, celle qui se prépare déjà, avec les « croiseurs britanniques » et les « sous-marins ». Une belle image traduit le fracas scandaleux des armes à feu dans le silence harmonieux du monde, en transposant la perception auditive dans le domaine visuel. C’est aussi la colonisation, et la présence britannique partout , pour contrôler les sources d’énergie (les « caisses d’essence » sont surveillées), les voies maritimes et les frontières : noms des compagnies, « employés des douanes ». C’est l’exploitation de l’homme par l’homme dans une civilisation où tout est à vendre ou à « acheter », y compris les corps des « femmes » et des « garçons », où tous les peuples viennent commercer (juifs syriens) ou chercher du travail (les « coolies », animalisés par le participe « grouillant »). Le dégoût éprouvé à Port-Saïd apparaît dans la mention de « ses eaux jaunes ». 2. Un monde banal et pourtant inquiétant. Loin des beautés étranges de la mer Rouge, l’Europe sème la trivialité d’un monde d’objets modernes, de machines : « paquebots » , « dôme de verre », « grues métalliques », « projecteur », « caisses », « lampes à arc ». Banalité aussi des « toits rouges » et des « longs couloirs ». Même les palmiers deviennent médiocres, « bas sur pattes comme des bassets ». Les animaux sauvages aussi sont décevants, rendus quelconques par l’action de l’homme : « maladroitement », des « bandes de requins » « quêtent de la nourriture comme des ours » ; « ils ressemblent à tous les autres animaux ». Mais d’autres métaphores animales rappellent que l’on a bien affaire à des prédateurs ou des charognards : le verbe « rôdent », les « ballets de guêpes », les « vautours ». 3. Une certaine poésie tout de même. Ce monde banal lui aussi est évoqué avec une certaine poésie, ce qui confère au texte une unité de ton. Les métaphores et comparaisons animales sont présentes dans toutes les parties du texte, on en compte neuf explicites, et les animaux sont comparés à d’autres animaux ! Nizan a adopté une écriture poétique, chaque ligne traduit une vision du monde. La rencontre du monde moderne et de l’Afrique tropicale produit peut-être parfois par elle-même une poésie que Nizan sait formuler. C’est ce que montre le dernier paragraphe. Une scène banale offre un cadre, un décor (« parois de longs couloirs », « rideaux ») qui met en valeur un tableau extraordinaire voire surréaliste : « un ciel noir habité par des nébuleuses torrides, des vautours et des lampes à arc ». Nous sommes très loin des mémoires d’un touriste !