Commentaire composé de Chatterton, Alfred De Vigny : Extrait III , 7
Lorsqu'il écrit Chatterton, Alfred de Vigny est déjà connu
pour sa production littéraire : ses romans et ses poèmes rencontrent
un vif succès. Mais il tire une vive amertume de l'échec de sa
carrière militaire et de sa vie sentimentale. Amertume et pessimisme
alimentent ses oeuvres qui accèdent ainsi à une dimension philosophique.
Il apparaît derrière Victor Hugo, comme l'un des maîtres
de la nouvelle école romantique. Dans le drame qu'il fait jouer, il évoque
la situation du Poète qui refuse le joug du monde matérialiste
: Chatterton, à la fin de la pièce, va se donner la mort sous
nos yeux et se justifie dans un long monologue. Dans cette scène paroxystique,
à forte tension dramatique, Vigny montre la condition du Poète,
héros tragique de son époque.
1) Une scène dramatique
Le personnage principal est à bout et ne voit plus d'autre issue à
sa vie que cette solution extrême, le suicide. Dans un monologue très
émouvant, Chatterton exprime son exaltation.
A) Lyrique
- Rythme haché, saccadé : à qui désormais s'adresserait-
il, sinon à lui-même ? Il est son unique interlocuteur et les multiples
tirets qui émaillent le passage fonctionnent comme des relances de la
parole, après des « blancs », et non comme des changements
de locuteurs. Son exaltation domine tout le passage dont le lyrisme se manifeste
typographiquement à travers l'abondance des points d'exclamation («
Ah ! pays damné ! terre du dédain ! sois maudite à jamais
! »)
- Sentiments personnels comme « déversés » dans cet
instant ultime de manière entrecoupée: phrases elliptiques («
Si l'on savait ! ... »), allusions à des épisodes antérieurs
(« Skirner sera payé ! »), laissent supposer que Chatterton
s'adresse à lui-même plutôt qu'au spectateur ; c'est bien
sûr un artifice pour alléger les conventions de la double énonciation.
B) Efficace
Scène mouvementée, presque violente, bien qu'il s'agisse d'un
monologue. Mais loin de nous lasser, elle nous « donne à voir »
et mise sur l'effet produit.Importance des gestes de Chatterton (« Prenant
la fiole ... Il boit ... il joint les mains ... ») qui captivent le spectateur,
tout comme leur motivation et leur effet ; nombreuses didascalies (« Ici,
après un instant de recueillement ... ») qui viennent pallier l'analyse
psychologique nécessairement réduite au théâtre.
Au terme de la pièce, le spectateur s'est pris de sympathie pour ce personnage
attachant qui meurt d'avoir été exclu et incompris.
2) La mort du poète
La mort apparaît comme la seule issue pour mettre fin à une situation
inacceptable.
A) La mort de Chatterton
- Rejeté par la société, le poète choisit de s'empoisonner.
Mais sa mort physique n'est qu'une seconde mort, concrète : en lui, on
a déjà nié et donc tué l'artiste, l'être sensible.
De là viennent les multiples «affinités» du personnage
dramatique avec son créateur. Pour sensibiliser les spectateurs de l'époque
à la tragédie de l'artiste, Vigny le fait donc mourir «
en direct » et le fait que le geste irrémédiable s'effectue
publiquement, sur scène, va à l'encontre de toutes les règles
de bienséance en vigueur depuis l'âge classique. Pour dire le martyr
du poète, celui là même que les bien-pensants préfèrent
ne pas voir, Vigny affronte directement le tabou.- Non seulement Chatterton
va mourir, mais la mort - quoique violente, par absorption de poison - va lui
être douce : nouveau scandale. C'est que cette mort libératrice
va enfin faire tomber les chaînes sociales, casser le carcan. L'écriture
met en relief l'opposition entre une mort à laquelle est appliqué
un vocabulaire laudatif : « délivrance », « ta paix
est douce », et une vie qui se résume à une accumulation
d'avanies et de déceptions : « humiliations, haines. sarcasmes«
travaux dégradants... ».- L'expression du bonheur lié à
la mort passe par la répétition du mot « bonheur »,
par l'enthousiasme du ton ( Salut... », « Adieu ...») encadrant
l'énumération de toutes les souffrances qui disparaissent et qui
résument la vie entière de Chatterton. On note toutes les exclamations
enthousiastes (« O quel bonheur ...Si l'on savait ce bonheur... »)
qui traduisent une véritable découverte.Ce recours habile à
la rhétorique vaut démonstration : le spectateur comprend que
non seulement le suicide n'est pas un échec, mais qu'au contraire, il
permet de rectifier l'échec d'une vie.
B) A la condition du poète
Et la portée de cette leçon s'élargit. Du « je »
au « on » : l'expérience individuelle devient alors emblématique
de la condition de l'artiste.- Solennité du rituel : le mot « adieu
» revient trois fois, gestes lents et symboliques : Chatterton brûle
une oeuvre poétique (geste sacrificiel mais aussi de purification des
souillures du mercantilisme) que le commun des mortels ne mérite pas,
n'a pas su apprécier.- Thème de la différence développé
par le contraste de deux réseaux lexicaux antithétiques : d'un
côté la société matérialiste (celle qui a
rejeté Chatterton et qu'il rejette à son tour ) :« vendue
», « rachète », « payé », termes
qui suggèrent le mercantilisme, de l'autre l'univers de la spiritualité
et des valeurs authentiques : « Libre ...égal ... jour éternel
.., nobles pensées écrites... remontez au ciel ... ».- Le
poète n'a pas sa place dans la société des hommes : il
est à côté, marginalisé ... mais également
au-dessus. Il s'en retranche et la mort n'est que la matérialisation
de cette séparation, mais il s'élève. Magnification de
Chatterton, grandi par le fait d'avoir choisi la mort. Contre toute attente
(le suicide est considéré comme un péché, et sa
mise en scène en est un autre), la mort lui permet à la fois de
se dégager des contingences, d'être aspiré vers le ciel
(et la didascalie à la fin, souligne les yeux levés), et donc
d'accéder à une sorte de rédemption.
3) Le poète incompris devient le héros tragique de l'époque
A) Une mort tragique
- Lexique religieux qui traverse tout le texte en filigrane : « damné
... maudite ... mon âme ... recueillement ...béatitude ... Ange...
adorer ... ». Il s'agit d'une sorte de sacrifice , dont les étapes
nous sont minutieusement décomposées. Nous ressentons bien dans
cet extrait l'étirement de la durée . Comme si l'on voulait souligner
encore le caractère exceptionnel de cette mort lente, qui s'empare graduellement
du héros et maintient à son point le plus élevé
la tension dramatique. Vigny ne s'est pas contenté d'une confidence voilée
: c'est un travail maîtrisé de dramaturge, attentif à toutes
les ressources de la théâtralité. Le spectateur est happé
par les jeux de scène, le va et vient du personnage, le recours à
des accessoires dramatiques (la fiole, le recueil de poèmes jeté
dans le feu) ; pourtant, à cause des multiples didascalies destinées
à guider et à approfondir sa perception de la scène, on
en vient à se demander si elle n'est pas conçue pour être
lue plutôt que vue ...
B) Un héros tragique et romantique
- Les ambitions de Vigny, ici, sont considérables. Il s'agit à
la fois de mettre en scène la mort d'un personnage hissé au statut
de héros, par une sorte de métamorphose ascendante ; et, simultanément,
de la commenter afin de s'assurer que le spectateur aura accédé
à la dimension métaphysique de la pièce. Il fallait faire
comprendre au spectateur l'effacement volontaire du personnage, qui est aussi
une relégation de la société humaine, de sa vanité,
de sa perversion. Et tout ceci n'est finalement que la transposition et l'illustration
dramatique d'une méditation sur la condition de l'artiste, ce qui fonde
sa vie, ce que représente pour lui la mort. Il s'agit d'une scène
d'action que double le développement d'une réflexion. Chatterton.
à cet instant ultime, se montre d'une extrême lucidité.
Transfiguré par ce face-à-face avec ce destin. il cesse d'être
le « pauvre jeune homme » (c'est ainsi qu'il a été
désigné tout au long de la pièce) pour devenir, aux yeux
des spectateurs de l'époque. une référence, un héros
positif, investi de toutes les valeurs romantiques. Un personnage impressionnant
: il laisse une marque sur nos sensibilités et l'on comprend mieux pourquoi
il est devenu l'image emblématique du romantisme.On comprend aussi pourquoi
Vigny avertissait, dans un long préambule, que le personnage historique
de Chatterton, assez obscur poète du XVIè siècle, n'était
pas à rechercher ici. L'histoire, en réalité, lui a fourni
un prétexte : un matériau initial à partir duquel son imagination
a travaillé, à partir duquel la création a pu se déployer.
De fait, c'est du XIXè siècle - et plus particulièrement
de l'âge romantique -, que la pièce témoigne : elle nous
dit le mal-être de l'artiste, incompris et rejeté par la société,
mais supérieur à elle par sa capacité à produire
une oeuvre qui la transcendera : en cela, Vigny ne s'était pas trompé.
La pièce nous parle toujours, le personnage de Chatterton nous concerne
encore.