Paul Verlaine

 

Art poétique
 

De la musique avant toute chose,

Et pour cela préfère l'impair,

Plus vague et plus soluble dans l'air,

Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.

Il faut aussi que tu n'ailles point

Choisir tes mots sans quelque méprise :

Rien de plus cher que la chanson grise

Où l'Indécis au Précis se joint.

C'est des beaux yeux derrière des voiles,

C'est le grand jour tremblant de midi,

C'est, par un ciel d'automne attiédi,

Le bleu fouillis des claires étoiles !

Car nous voulons la Nuance encor,

Pas la Couleur, rien que la nuance !

Oh ! la nuance seule fiance

Le rêve au rêve et la flûte au cor !

Fuis du plus loin la Pointe assassine,

L'Esprit cruel et le Rire impur,

Qui font pleurer les yeux de l'Azur,

Et tout cet ail de basse cuisine !

Prends l'éloquence et tords-lui son cou !

Tu feras bien, en train d'énergie,

De rendre un peu la Rime assagie.

Si l'on n'y veille, elle ira jusqu'où?

O qui dira les tons de la Rime !

Quel enfant sourd ou quel nègre fou

Nous a forgé ce bijou d'un sou

Qui sonne creux et faux sous la lime?

De la musique encore et toujours !

Que ton vers soit la chose envolée

Qu'on sent qui fuit d'une âme en allée

Vers d'autres cieux à d'autres amours.

Que ton vers soit la bonne aventure

Eparse au vent crispé du matin

Qui va fleurant la menthe et le thym...

Et tout le reste est littérature.

Jadis et naguère

 

COMMENTAIRE COMPOSÉ

L'Art poétique de Verlaine représente en 1884, date de sa publication, un manifeste symboliste, au même titre que L'Art de Gautier énonçait en 1857 la profession de foi parnassienne (cf. ci-dessus, p. 6 et p. 8). Nous verrons quelle est la poésie rejetée par Verlaine, celle qu'il préconise, et nous nous demanderons enfin si on peut considérer ce texte comme un véritable art poétique.

L'Art poétique : une réaction contre une certaine conception de la poésie

L'Art poétique s'impose d'emblée comme une réaction virulente vis-à-vis des formes poétiques antérieures.

Verlaine rejette d'abord, à la strophe 5, la poésie spirituelle du XVIIIe siècle :

" Fuis du plus loin la Pointe assassine,

L'Esprit cruel et le Rire impur. " (v. 17-18)

La " Pointe assassine " désigne ici les tours ironiques de la poésie satirique. On pense aux épigrammes [ce sont de petits poèmes satiriques] de Boileau ou de Voltaire.

La cruauté de la raillerie (" Pointe assassine ", v, 17; " L'Esprit cruel ", v. 18), son caractère trop rationnel, sont pour Verlaine aux antipodes de la vraie poésie. Le rire, conséquence du mot d'esprit, est rejeté comme " impur " (v. 18). L'aspect grandiloquent, déclamatoire de la poésie romantique (XlXe siècle) est aussi condamné :

" Prends l'éloquence et tords-lui son cou ! " (v. 21)

Les effusions lyriques de Lamartine ou de Musset, la poésie à message de Hugo manquent pour Verlaine de naturel.

Mais l'Art poétique est essentiellement une critique de la poésie parnassienne attaquée surtout à travers un de ses principaux représentants, Théophile Gautier. Le titre même du poème (Art poétique) prend l'allure d'une riposte : L’Art de Gautier éludait dans son titre toute référence à la poésie et prenait pour modèle les arts plastiques. A l'opposé, Verlaine assimile d'emblée la poésie à la musique (v, l ).

Si Gautier privilégiait la couleur et le contraste (cf. explication de L Art, p. 6), Verlaine préconise l'emploi de la " Nuance " (v. 13-14); son idéal est la " chanson grise " (v. 7), c'est-à-dire une poésie en demi-teintes, capable d'éveiller toutes sortes de confusions. Alors que Gautier recherchait le trait précis, la netteté des contours, Verlaine n'aspire qu'à les estomper en cultivant le flou, l'opacité :

" C'est des beaux yeux derrière des voiles,

C'est le grand jour tremblant de midi. " (v. 9,10)

L'un affectionne les matières dures, solides (marbre, bronze, agate); l'autre préfère toutes les formes de l'inconsistance, comme l'indique la double référence à l'eau et à l'air pour évoquer de façon imagée le vers impair :

" Plus vague et plus soluble dans l'air. " (v. 3)

En s'en prenant à la rime, Verlaine s'attaque encore à cet autre éminent représentant du Parnasse qu'est Banville. Ce dernier avait, en effet, réduit la poésie à un pur jeu formel en affirmant que la rime est tout le vers. Verlaine dénonce au contraire la souveraineté de la rime :

" Tu feras bien, en train d'énergie,

De rendre un peu la Rime assagie.

Si l'on n'y veille, elle ira jusqu'où? " (v. 22-24)

et son caractère facile et artificiel :

" Qui sonne creux et faux sous la lime. " (v. 28)

Il s'élève, en fait, contre une certaine conception de la poésie qui n'attribue de l'importance qu'à la forme sans jamais la rattacher à une émotion, à une sensation. Cette critique apparaît nettement dans la rime " Rime "/" lime " (v. 25-28) qui réunit Gautier et Banville dans la même école des poètes " ciseleurs ", artisans du vers parfait. Si le savoir-faire est une condition nécessaire de la poésie - Verlaine saura toujours tirer les effets les plus subtils de la versification - il n'est certes pas une fin.

[ La conception verlainienne de la poésie]

Sachant maintenant ce que Verlaine rejette, nous sommes mieux à même de cerner sa propre conception de la poésie. Nous verrons qu'elle se caractérise par une triple exigence quant à l'utilisation du vers, à l'emploi des mots et au contenu de sa poésie. Ses recherches musicales et lexicales aboutissent à une écriture non plus descriptive mais suggestive, non plus objective mais impressionniste. ne place essentielle est accordée à la musique comme l'indique l'attaque du poème :

" De la musique avant toute chose "

et la réitération de cette exigence au vers 29 :

" De la musique encore et toujours ! "

L'allusion à la " chanson grise " évoque la transcription musicale d'un état d'âme dont la tonalité est mal définie (" grise"), C'est le vers impair qui correspondra le mieux à cet idéal :

" Et pour cela préfère l'impair,

Plus vague et plus soluble dans l'air. " (v. 2-3)

On voit que Verlaine accorde au vers impair des qualités de légèreté, un caractère véritablement aérien (" Que ton vers soit la chose envolée ", v. 30). Il joint aussitôt l'exemple au précepte en utilisant le vers de 9 syllabes qu'il scande de façon très souple en 4/5 ou 3/6. Ainsi, l'élan du vers est rendu par le rythme 3/6 au vers 30 ;

" Que ton vers / soit la chose envolée. "

  1. 6

Considérant le vers comme envol vers l'autre vers, Verlaine va souvent estomper l'arrêt sur la rime en faisant appel à l'enjambement :

" Oh ! la nuance seule fiance

Le rêve au rêve et la flûte au cor? "

(v. 15-16; cf. aussi v. 33-34)

Le poète repousse enfin tout ce qui " pèse ou qui pose " (v. 4). A la rime, il préfère le jeu des assonances caractéristique des chansons populaires ou le jeu des allitérations qui répartissent les échos phoniques dans tout le vers. Au vers 12, l'éclat des étoiles est suggéré par la présence de voyelles claires : " claires étoiles " ; au vers 3, la fluidité de l'impair est rendue par une allitération en liquides :

" Plus vague et plus soluble dans l'air. "

En privilégiant l'écho discret de l'allitération et de l'assonance plutôt que la rime, Verlaine accentue la puissance suggestive du vers. Cette musique évocatoire incarne bien l'idéal symboliste.

Verlaine a une idée tout aussi précise de la façon dont il faut employer les mots en poésie. On est frappé par une exigence inhabituelle :

" Il faut aussi que tu n'ailles point

Choisir tes mots sans quelque méprise. " (v. 5-6)

Alors que nos auteurs classiques nous ont toujours appris à trouver le mot juste, précis, Verlaine nous recommande d'employer les mots avec une certaine confusion. Un tel conseil traduit une fois de plus une réaction contre la poésie parnassienne. Essentiellement descriptive, cette poésie se proposait de décrire le monde objectif avec une extrême précision. Le choix du terme vague se justifie au contraire par une nouvelle conception du langage et de la poésie. Pour Verlaine, comme pour la plupart des poètes symbolistes, le langage ne peut exprimer qu'imparfaitement nos idées ou nos sentiments ; aussi le langage poétique n'aura-t-il plus pour but de nommer, d'exprimer précisément les choses, mais de les suggérer. Ce poème nous offre plusieurs exemples de cette méprise. Au vers 15, Verlaine substitue au verbe " unir " le verbe " fiance " qui s'emploie généralement dans un contexte spécifique :

" Oh! la nuance seule fiance

Le rêve au rêve et la flûte au cor! "

Cet à-peu-près, cette impropriété, rend plus concrète l'idée exprimée et tire également parti de l'aura poétique du mot " fiance ", Au vers 34, Verlaine évoque la bonne aventure :

" Éparse au vent crispé du matin, "

L'épithète " crispé " est ici impropre : ce n'est pas le vent qui est crispé, mais le poète qui est transi par la fraîcheur du vent matinal, Cet effet d'hypallage (procédé qui consiste à transposer les qualités appartenant à une chose sur une autre réalité) permet d'estomper les limites entre le monde intérieur et le monde extérieur. Ce transfert suggère un échange, une correspondance entre l'univers objectif et l'univers subjectif et révèle ainsi les mystérieuses correspondances chères à Baudelaire et aux symbolistes.

La méprise est aussi le moyen d'expression privilégié de " la chanson grise " : " Où l'indécis au Précis se joint. " (v, 8)

En effet, seule l'impropriété peut rendre compte d'une sensibilité complexe où des sensations précises s'harmonisent avec un état d'âme empreint d'une rêverie mal définie.

Verlaine illustre cette alliance des contraires par une longue série d'images (cf. v. 9-10) où se mêlent l'indécis et le précis. On voit que l'éclat des yeux- (" beaux yeux ", v, 9) est estompé par la mention des " voiles " (v, 9), que celui du jour (" grand jour ", v, 10) est atténué par un effet optique de tremblement.

Cette alliance du précis et du vague, de l'aigu (" flûte ", v, 16) et du grave (" cor ", v, 16), représente bien les deux pôles de la poésie verlainienne : rêverie et aspiration vers un idéal, d'une part; acuité des sensations, d'autre part. L'idéal poétique de Verlaine est symbolisé par un mot très mallarméen : " L'Azur " (v. 19). L'opposition, à la rime, des mots " impur " (v. 18) et " Azur " (v, 19) met l'accent sur une quête de la pureté à travers un idéal esthétique. L'expérience poétique authentique consiste à révéler l'âme humaine et l'âme des choses et à privilégier l'épanchement du " rêve " (v, 16).

Enfin, la poésie verlainienne fait la part belle aux sensations. Les images sollicitent les diverses sensations : visuelles (cf. toute la strophe 3); auditives (" la flûte au cor ", v. 16) ; tactiles (" au vent crispé du matin ", v. 34); olfactives (" fleurant la menthe et le thym ", v. 35). Toutes évoquent la fraîcheur d'un monde authentique.

[Peut-on véritablement parler d'art poétique ? ]

Ayant saisi l'essence de la poésie verlainienne, il nous reste à définir le statut de ce texte et à en mesurer la portée. Avons-nous affaire à un texte polémique anti-parnassien, à un manifeste symboliste ou à un poème très personnel qui ne saurait avoir une valeur exemplaire? En un mot, ce texte mérite-t-il le titre d'Art poétique?

L'Art poétique de Verlaine présente le caractère polémique et didactique de tout manifeste puisqu'il défend une certaine idée de la poésie en rejetant, comme nous l'avons vu, les formes poétiques précédentes.

Le caractère polémique du texte apparaît à travers les procédés classiques de la satire : adjectifs hyperboliques, outrés (" Pointe assassine ", v, 17; " Esprit cruel ", v. 18; " enfant sourd ", v. 26; " nègre fou ", v. 26); vocabulaire péjoratif et bas, trivial (" ail de basse cuisine ", v. 20; " prends l'éloquence et tords-lui son cou ! ", v. 21). Verlaine a même recours au pastiche, puisqu'il dénonce les excès de la rime par une rime cocasse : " cou "/" jusqu'où " (v. 21- 24).

L'Art poétique se présente aussi comme un texte didactique qui prétend révéler la véritable poésie. On trouve ici les principaux traits d'un manifeste : des affirmations péremptoires (" De la musique avant toute chose ", v. l); des exigences précises scandées par une série d'impératifs (v. 17, v. 21).

Pourtant, on est immédiatement frappé par l'atténuation des conseils positifs. En fait, Verlaine n'ordonne ni ne décrète. S'il exige, c'est d'une manière détournée. Ainsi l'atteste le tour négatif : " Il faut aussi que tu n'ailles point Choisir tes mots sans quelque méprise " (v. 5-6) qui atténue ce qu'aurait de trop brutal un ordre direct.

L'art n'étant pas affaire de raison mais de sensibilité, Verlaine utilisera surtout des verbes à résonance affective (" préfère l'Impair ", v. 2).

Enfin, si l'on considère les conseils donnés par Verlaine, on se rend compte qu'ils sont difficilement applicables. Recommander l'Impair parce qu'il est " plus vague ", inviter les jeunes poètes à employer les mots avec " méprise ", autant de conseils dangereux en raison de leur apparente facilité. De plus, ces exigences ne se justifient que par une fin précise : rendre une musique de l'âme particulière, la tonalité mal définie de la chanson grise. Mais la sensibilité verlainienne est si personnelle qu'elle engendre une écriture poétique inimitable.

En fait, Verlaine n'a pas eu l'intention d'écrire un art poétique traditionnel, comme en témoigne la dimension exiguë de l'ensemble. Il prétendra vers la fin de sa vie n'avoir écrit qu'une chanson. Puisqu'il refusait de faire de la poésie le véhicule d'une idée abstraite, Verlaine ne pouvait nous donner que l'application immédiate des quelques préceptes formulés. C'est par la puissance suggestive de la musique et de l'image qu'il évoque la poésie idéale. En composant son Art poétique, Verlaine réalise précisément ce qu'il attend de la poésie.

Source : cyberpotache