MICHEL TOURNIER

Le Vol du vampire, 1981

" À quoi servent Tristan et Iseut ? "

Publié en 1981, Le Vol du vampire est un essai qui regroupe des réflexions sur la création littéraire. Passionné par les mythes, leur fonction sociale et leurs relations avec les couvres littéraires, M. Tournier définit ici leur rôle de contestation.

A quoi servent Tristan et Iseut ? Et après eux, dans le panthéon imaginaire occidental, Faust, Don Juan, Robinson Crusoé, Don Quichotte ? Et derrière eux, du fond de la Thèbes antique, Oedipe ? Ces héros maudits, ces révoltés qui n'incarnent chacun un aspect de la condition s humaine qu'à la façon dont un bouc émissaire se charge d'un péché, qui osera prétendre que, s'ils vivent en nous, c'est pour nous aider à mieux nous intégrer dans le corps social ? La passion adultère de Tristan et Iseut, le pacte avec le diable de Faust, le désir ardent et destructeur de Don Juan, la farouche solitude de Robinson, le rêve extravagant de Don Quichotte, autant de façons au contraire de dire non à la société, de briser l'ordre social. Il y a dans l'ethnologie, la sociologie et la psychanalyse un biologisme de principe qui voudrait que tous les ressorts de l'homme favorisent son intégration au corps social. C'est de là que découle directement l'aspect réducteur de la cure psychanalytique. Il est difficile de faire admettre à des esprits de formation scientifique qu'il puisse y avoir aussi des mécanismes propres à sauvegarder une certaine inadaptation de l'individu dans la société. Or s'il est facile de définir l'estomac normal, le foie en bonne santé, le poumon fonctionnant de façon satisfaisante, il n'en va pas de même du comportement ou de l'esprit. L'homme n'est pas l'animal. Il a la faculté de regimber contre son milieu et de le modifier pour le plier à ses exigences, au lieu de se plier lui-même aux siennes. Ainsi la fonction des grandes figures mythologiques n'est sûrement pas de nous soumettre aux " raisons d'État " que l'éducation, le pouvoir, la police dressent contre l'individu, mais tout au contraire de nous fournir des armes contre elles. Le mythe n'est pas un rappel à l'ordre, mais bien plutôt un rappel au désordre. La société ne disposé que de trop de contraintes pour niveler les aspirations divergentes de ses membres. Un danger mortel la menace : celui de glisser vers l'organisation massive et figée de la ruche ou de la fourmilière. Ce danger n'est pas théorique. Il est facile de citer dans le passé et dans le présent nombre de nations où un ordre tyrannique a écrasé tout jaillissement créateur individuel. Et il ne faudrait pas croire que cette discipline bestiale se rachète par une efficacité, une productivité supérieures. Les esclaves sont de mauvais travailleurs, le labeur servile se signale par son rendement désastreux, tous ceux qui l'ont utilisé - depuis l'Antiquité jusqu'à l'ère coloniale - le savent d'expérience. L'homme est ainsi constitué que, si on lui retire sa faculté de dire non et de s'en aller, il ne fait plus rien de bon. Les grands mythes sont là, croyons-nous, pour l'aider à dire non à une organisation étouffante. Bien loin d'assurer son assujettissement à l'ordre établi, ils le contestent, chacun selon un angle d'attaque qui lui est propre.

Éd. Mercure de France.

 

ETUDE DUN TEXTE ARGUMENTATIF

Étude du texte

À propos de la fonction des mythes, quelle est la thèse soutenue par M. Tournier ? Où figure-t-elle ? Sous quelle forme est-elle d'abord exprimée ?
Quelle autre fonction, opposée, M. Tournier envisage- t-il, pour le refuser ?
En quoi l'existence du mythe est-elle étroitement liée à un certain type d'organisation sociale, selon M. Tournier ?
Par quels moyens M. Tournier rend-il sa démonstration convaincante ?

Écriture

Résumez le texte au 1/4 de sa longueur en respectant l'énonciation et l'organisation des idées.
En quoi le mythe est-il, comme l'affirme M. Tournier, un appel au désordre ?
Après avoir cherché les différents sens du mot mythe, expliquez pourquoi le mythe peut être aussi, à l'inverse de ce que dit M. Tournier, un instrument de conformisme.

 

  1. ÉTUDE D'UN TEXTE ARGUMENTATIF
  1. Étude du texte
  1. La thèse de M. Tournier : le texte donne le point de vue de M. Tournier concernant la fonction des mythes. Ce point de vue constitue une thèse qui est exprimée à plusieurs reprises dans le texte. On remarque tout d'abord qu'elle se confond avec la réponse à la question posée dans la première phrase : À quoi servent ? le verbe servir ayant pour sujet inversé un certain nombre de personnages associés à des mythes. La réponse n'est pas donnée immédiatement : elle passe par une seconde question dont la formulation conditionne en quelque sorte la réponse, puisque cette question est qui osera prétendre ? Le lecteur peut donc se dire que la réponse n'est pas, aux yeux de M. Tournier, celle qu'il présente en la réfutant par la question elle-même. La thèse se révèle ainsi d'abord sous son aspect réfuté: la fonction du mythe n'est pas d'intégrer. Ce n'est que quelques lignes plus loin qu'elle apparaît sous une forme affirmative : autant de façons de dire non à la société, de briser l'ordre social. On peut alors cerner clairement le point de vue de M. Tournier : les mythes sont des instruments de contestation. La démarche qui consiste à nier pour affirmer ensuite est reprise plusieurs fois : Ainsi, la fonction des grands mythes n'est sûrement pas de... mais... de nous fournir des armes, puis dans la formule qui synthétise : le mythe n'est pas un rappel à l'ordre, mais bien plutôt un rappel au désordre. L’idée est enfin reprise à la fin de l’extrait.
  2. L'autre fonction du mythe: à propos du mythe, M. Tournier envisage deux orientations, l'une qu'il soutient, l'autre qu'il refuse. Celle qu'il refuse est signalée en premier dans le texte, c'est la fonction d'intégration, d'assimilation, celle qui fait du mythe un instrument du conformisme social. On la retrouve à plusieurs reprises, sous une forme constamment rejetée : intégrer dans le corps social , se plier lui-même aux siennes , nous soumettre aux raisons d'état , rappel à l'ordre , assurer son assujettissement. Le fait que cette idée soit presque aussi souvent reprise que la thèse souligne son enracinement et son importance: elle correspond sans doute à une certaine conception du mythe, qui n'est pas surprenante si l'on considère la définition du mythe comme récit légendaire transmis par la tradition orale et ayant pour vocation d'expliquer ou de mettre en scène les grandes questions et les problèmes rencontrés par les êtres humains dans leurs relations avec le monde et avec eux-mêmes.
  3. Mythe et organisation sociale: l'organisation sociale telle que l'envisage M. Tournier dans le texte est présentée comme contraignante. L'idée apparaît d'abord dans l'expression raisons d'état qui se trouve associée aux systèmes par excellence brimants et constituant des limites à la liberté : l'éducation, la police, le pouvoir. L'idée est reprise un peu plus loin dans le texte à travers les mots contraintes , niveler, danger mortel, organisation massive. La comparaison avec la ruche ou la fourmilière insiste sur l'image d'un univers tout à fait déshumanisé où chaque individu ne se définit que par une fonction à l'intérieur d'une masse organisée. L'expression ordre tyrannique achève la présentation d'une organisation sociale assimilée au totalitarisme et à la discipline bestiale. Ainsi, tout ordre social est opprimant, limite la liberté et la créativité, assujettit, asservit. C'est dans ce contexte que les mythes sont présentés comme indispensables : ils sont en effet, dit M. Tournier, des moyens de contester, de dire non, de refuser un ordre aussi oppressif.
  4. Une démonstration convaincante : la thèse de M. Tournier est soutenue par une argumentation qui prend la forme d'un ensemble d'affirmations. L'habileté consiste dans une certaine utilisation de la syntaxe et de la rhétorique qui rendent l'exposé convaincant.
L'art de poser des questions : la première question, largement ouverte et qui porte sur la fonction, l'utilité des mythes, est posée à partir d'une succession d'exemples de personnages. Il faut remarquer que tous sont des révoltés, des héros qui, à un moment de leur vie, ont fait preuve d'esprit de contradiction et ont osé braver le conformisme et les stéréotypes de pensée ou de comportement. Cet échantillonnage, dont on pourrait déjà dire qu'il est " orienté " et qu'il peut déterminer la réponse, est complété par des caractérisations qui confirment cette idée sous-jacente de contestation : héros maudits, révoltés. Une fois qu'une possibilité de fonction a été évoquée (pour être mieux refusée) d'autres termes insistent particulièrement sur la révolte: adultère, pacte avec le diable, désir destructeur, solitude, rêve extravagant. Le début du texte est donc l'affirmation habile, par un jeu de questions, par un choix de personnages et par une réfutation préalable, de conditionner le lecteur, de manière à le faire adhérer à la thèse de celui qui parle.
Reprendre la même idée sous plusieurs formes : la première formulation de la thèse se fait après l'énumération des héros révoltés. Comme ces héros illustrent des mythes, par syllogisme, on peut conclure que le mythe est un instrument de révolte, à travers les personnages qu'il met en scène. La seconde formulation, se fait à l'issue de l'exposé d'un argument qui compare le corps et l'esprit, soulignant que l'esprit ne se soumet pas facilement et que la capacité de penser conduit l'homme à la révolte. Il y a là une argumentation qui aboutit à la même fonction des mythes. La même idée concernant le rôle des mythes figure enfin à l'issue d'une présentation très pessimiste (le l'ordre social et de la société sous la forme d'une organisation totalitaire : présenté comme seul instrument de révolte, le mythe est presque nécessairement accepté comme tel.
Inquiéter et rassurer alternativement: la capacité de convaincre vient aussi clé ce que M. Tournier présente de l'homme et du monde des images alternativement inquiétantes et rassurantes. Le lecteur est rassuré lorsqu'on lui dit que l'homme se défend contre son environnement et en particulier contre l'ordre social et ses conventions. 11 y a là l'idée d'une liberté présente, d'une autonomie, d'une force de l'être humain. Cette idée passe par les exemples donnés - il s'agit toujours de héros sympathiques ou fascinants. En revanche, le texte inspire une certaine inquiétude lorsqu'il évoque la menace dangereuse, un ordre social tyrannique et contraignant, glissant facilement vers le totalitarisme.

On peut dire que l'humanisme du texte, la compréhension que M.      Tournier manifeste envers l'humanité et sa sympathie visible pour les héros révoltés, rendent son exposé séduisant. Le lecteur peut donc y adhérer facilement.

 

Écriture

Résumé du texte

Quelle est l'utilité des grandes figures mythologiques médiévales et antiques? Leurs révoltes et leurs refus des institutions sociales n'ont pas pour fonction de nous intégrer à la société mais de nous aider à la contester. Certaines sciences humaines considèrent que l'homme possède un principe d'adaptation sociale. Il doit exister aussi, même si c'est difficile à admettre scientifiquement, un principe d'inadaptation. Différent de l'animal, l'homme peut dire non aux exigences sociales. Les personnages des mythes sont là pour favoriser ce refus et susciter le désordre. Toute société court le risque du totalitarisme de masse qui conduit l'homme à un esclavage non productif. Les grands mythes ont pour rôle, à notre avis, (le favoriser la contestation sociale, chacun de manière spécifique.

 

LECTURE MÉTHODIQUE

L’oeuvre romanesque de M. Tournier est très largement associée aux mythes et à leur résurgence, ou à leurs métamorphoses modernes. Dans Le Vol du vampire, recueil d'analyses critiques, l'auteur du Roi des Aulnes s'interroge que la fonction des grands mythes et développe la théorie selon laquelle, loin de transmettre une vision conformiste de la condition humaine, les mythes les plus importants sont en réalité générateurs (le désordre, de révolte et de refus. Le passage donné ici présente cette fonction contestatrice sous une forme argumentée : question relative à des personnages de mythes, caractéristiques, réponse. Cette démonstration fait apparaître une certaine image de la société emprisonnante et frustrante, soumettant l'individu à différentes formes contraignantes de raisons d'État. La lecture méthodique de ce texte argumentatif mettra cette structure en relief dans une perspective de vérification de la compréhension du texte et de préparation au résumé.

  1. Les caractéristiques communes aux différents personnages

Le texte débute par une question portant sur l'utilité de personnages connus comme appartenant à des mythes de la culture occidentale. Une fois ces personnages cités, ils sont caractérisés par ce qu'ils ont en commun, ce qui permet de répondre à la question et de définir leur fonction commune.

  1. Les personnages: ils sont donnés dans un ordre qui permet de retrouver, très globalement, une chronologie. Vient en premier le couple médiéval de Tristan et Iseut. La série se poursuit avec Faust, Don Juan, Robinson Crusoé, Don Quichotte. On passe alors à la mythologie antique avec OEdipe.
  2. Leurs caractéristiques communes : elles sont exprimées par des adjectifs et clés participes dont certains sont substantivés: maudits, révoltés. L'expression bouc émissaire et le mot péché font intervenir, avec des connotations bibliques, l'idée d'une fonction de transfert et de purification. Enfin, la question c'est pour nous aider... ? , dont le lecteur saisit immédiatement, étant donné le contexte, la tonalité ironique, joue le rôle d'une antiphrase. La réponse se dégage ensuite des traits propres à chacun, donnés dans une énumération.
  3. L'illustration de la révolte et du refus : les exemples détaillés font apparaître différents types de refus. On note celui des conventions sociales et religieuses du mariage à travers le mot adultère , l'association avec les puissances démoniaques (Faust), le refus des règles sociales chez Don Juan et la destruction des valeurs, le refus des autres chez Robinson, le comportement anarchique et inadapté à la réalité (le Don Quichotte. Tous ces comportements sont repris et synthétisés dans les expressions dire non et briser l'ordre social. La même idée est reprise dans le texte sous la forme d'une conclusion (Ainsi.... refus de soumission, rappel [... ] au désordre). L'idée termine le texte et occupe les trois dernières lignes comme conclusion d'une partie consacrée aux dangers engendrés par la notion même de société.

    2.  Une démonstration

    On peut, en prenant appui sur les observation précédentes, analyser la structure du passage et en dégager le caractère argumentatif.

    Un point de départ interrogatif : les trois premières questions servent à la fois à poser le problème qui constitue le thème essentiel du passage (utilité, fonction des mythes) et à citer les mythes importants. La question suivante fait apparaître un élément de la thèse qui semble devoir être réfutée (qui osera prétendre que.... c'est pour nous aider...). La formulation interrogative, le choix des verbes oser et prétendre soulignent d'emblée l'orientation prise par celui qui parle. Son point de vue est opposé à l'idée d'une intégration.

    L'énoncé de la thèse et son argumentation : suggérée par antiphrase à travers la thèse réfutée, celle que défend M. Tournier est affirmée dans la phrase : autant de façons de dire non à la société, de briser l'ordre social. Elle est ensuite argumentée par l'idée qu'il existe en l'homme, ce qui le différencie des animaux, un principe de refus, une volonté d'opposition qui lui permet de résister aux contraintes sociales. Cette idée est elle-même justifiée par le constat d'un pouvoir totalitaire du groupe social, qui non seulement prive l'homme de capacité créatrice, mais annihile chez lui les capacités productrices (image des esclaves).

    Une conclusion en plusieurs étapes: une première étape apparaît (Ainsi, n'est sûrement pas, mais... ) reprenant le même processus de raisonnement qu'au début du texte. La seconde étape termine le texte avec un passage des grandes figures mythologiques aux grands mythes. On est passé des personnages à la notion de mythe, ce qui implique les personnages mais aussi leur histoire, les origines de cette histoire, ses différents modes de transmission et les différentes exploitations qui en ont été faites à travers le temps. La démonstration que construit M. Tournier repose sur une certaine conception sociale. C'est la relation homme / société qui explique l'existence des grands mythes et des grandes figures mythologiques.

     

    3. La relation homme / société

   L'importance du contexte social est mise en relief tout au long du      texte à travers de nombreuses formulations. Celles-ci permettent      de définir peu à peu le situation des hommes par rapport à ce      contexte.

    L'expression du contexte social: il se révèle dans les expressions       corps social, société , ordre social, milieu, raisons d'État ,       organisation massive, ruche, fourmilière , ordre tyrannique,        discipline bestiale , organisation étouffante , ordre établi.

     L'observation de la manière dont ces termes sont utilisés et    reviennent fait apparaître une progression d'une part, des connotations récurrentes de l'autre. La progression souligne que de l'ordre social, on peut aboutir à un asservissement, à une sorte de tyrannie. Dès le début du texte, les notions d'ordre, d'intégration servent de fondement à une approche progressive des notions de totalitarisme : on y vient par les termes plier, exigences, niveler. L'évolution et le développement de la thèse montrent le glissement de l'ordre à la soumission, de l'organisation nécessaire au totalitarisme qui prive de liberté (et l'image de la société de masse, les références implicites à l'histoire du XX e siècle ne sont pas étrangères à l'argumentation développée par M. Tournier). Il semble ainsi que se développent deux mouvements inverses, l'un dicté par l'autre, et en réaction contre lui : face à des contraintes de plus en plus emprisonnantes, l'homme fait appel aux mythes classiques comme justification de sa révolte, de ses refus, de sa résistance à l'ordre établi. Les mythes servent ainsi d'instrument de résistance et de contestation face à une organisation sociale envahissante, privant l'être de liberté et de créativité.

 

On peut cependant voir là un paradoxe dans la mesure où les mythes, transmis de manière populaire et repris d'époques en époques, selon des sensibilités différentes et dans des contextes historiques différents, peuvent être perçus comme les " véhicules ", les instruments d'un certain conformisme. Il y a en effet quelque chose de stéréotypé dans les mythes et dans leur utilisation.

CONCLUSION

Associer les mythes à toutes les formes de résistance de l'être à la société est une conception intéressante. Il faut cependant tenir compte des spécificités de chacun d'entre eux : si la révolte et le refus sont une constante du mythe, celui-ci possède d'autres richesses. Il faut également considérer que le mythe est de l'ordre de la croyance et que, comme tel, il n'est peut-être pas toujours aussi contestataire que le dit M. Tournier.

 

BIBLIOGRAPHIE : Cluny, Claude-Michel, " Michel Tournier, de Vendredi au Roi des Aulnes ", in Magazine littéraire, n° 45, oct. 1970.

Source : cyberpotache