MICHEL TOURNIER

DE "VENDREDI" AU ROI DES AULNES"

Aux éditions Gallimard Le Roi des Aulnes par Michel Tournier

Le premier roman de Michel Tournier, " Vendredi ou les Limbes du Pacifique ", nous faisait assister à la naissance d'un véritable écrivain. Son second livre nous confirme dans cette impression, même s'il est plus - et trop - touffu et trop exubérant.

Le premier roman de Michel Tournier Vendredi, ou les limbes du Pacifique, publié il y a trois ans, également par Gallimard, avait été plus que remarqué aux louanges de la critique s'étaient mêlés les lauriers de l'Académie, qui avait accordé à cet ouvrage son Grand Prix du roman (1967). Vendredi était une entrée en littérature peu conformiste, et il n'aurait sans doute pas déplu à Daniel De Foe de se découvrir un lignage de cette qualité et de cette belle saveur, qui alliait savamment humour et poésie. Le mythe de Robinson y reprenait une vigueur inattendue, sans doute parce que, à l'instar d'Antée, des forces obscures lui étaient rendues à mesure qu'il reprenait contact avec la terre... La communion tellurique du héros, insulaire malgré lui, et restant insulaire de son plein gré, s'avérait pour le romancier un merveilleux prétexte à renouveler d'une manière souvent inattendue l'orchestration du thème. La cauda, comme disent, donc, les musiciens, bouclait l'aventure avec un bonheur dont on ne sait s'il faut saluer la simplicité infinie ou la géniale duplicité... Robinson restait dans son île, abandonnant le demi-nègre Vendredi au vaisseau propice et recueillant un moussaillon fugitif, qui devient Jeudi. Ce songe, on en trouve une autre version dans le second roman de Michel Tournier, Le Roi des Aulnes. Le propos, s'il apparaît plus ambitieux dans ce deuxième roman, n'en est malheureusement que plus diffus et l'entre prise plus fabriquée : le charme envoûtant de Vendredi n'agit plus que par intermittence, et ce parcours de quatre cents pages n'est pas exempt de monotonie, ni de ces catalogues de maniaques - pensez à Don Juan -, sur lesquels on somnole un peu.

On connaît le petit poème de Goethe qui a donné son titre au roman de Michel Tournier : un père emporte son enfant dans une course à cheval, mais le jeune garçon meurt dans ses bras, emporté par le Roi des Aulnes, sans qu'on sache si le mythique monarque le désire pour lui ou pour ses filles. Tout le livre est d'ailleurs construit sur un enchevêtrement de perpétuelles ambiguïtés, qui nous prennent au jeu et qui font que, même si nous échappons mal à la tentation de sauter par-dessus quelques pages, nous allons jusqu'à la dernière, parfois irrités, parfois lassés, tenus en haleine pourtant grâce à une faculté d'invention qui renaît de ses cendres au moment critique. Ainsi, et constamment, une sorte de réalisme - réalisme qui préside à la mise en scène et à la geste du personnage central du livre : Abel Tiffauges - est-il traversé de délires tantôt ricanants, tantôt incantatoires. Abel Tiffauges, raté physiquement et socialement, est lui-même le jouet de courants messianiques dont les prémisses l'incitent à se pencher sur les petites filles et les petits garçons, ce qui sera naturellement vu en mauvaise part par nos bourgeois de l'avant-guerre. Accusé de viol de mineure, Tiffauges sera jeté en pâture au dieu de la guerre, en 1939. Son aventure germanique, orientale et pédéphorique va le conduire auprès de Goering... 11 y a dans Le Roi des Aulnes un tel foisonnement de notations et de thèmes que le lecteur a quelquefois l'impression qu'on vient de l'aiguiller sur une voie de garage. Mais Michel Tournier rassemble et renoue ses fils avec beaucoup d'astuce : on s'apercevra que tout est (théoriquement) lié, que les étranges aventures de collège vécues par Abel Tiffauges préfiguraient les découvertes de l'homme solitaire.

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Comme dans Vendredi, où s'intercalaient les pages du Log-book de Robinson, les Ecrits sinistres (écrits de la main gauche...) d'Abel Tiffauges parsèment un récit au mode impersonnel. Nous passons sans cesse d'un plan à l'autre comme le roman passe de la précision du fait divers ou de la minutie d'un rapport médical aux élans les plus saugrenus d'une sorte de romantisme christique (?) dont les divagations valent souvent leur pesant d'éternité. On trouve ainsi sous la plume du gaucher l'une des plus singulières analyses auxquelles se soit prêtée la plus belle conquête de l'homme :

" Le cheval n'est pas seulement l'animal-totem de la Défécation, et la bête phorique par excellence. L'ange Anal peut devenir en outre un instrument d'enlèvement, de rapt, et - le cavalier portant phoriquement sa proie dans ses bras - s'élever au niveau d'une superphorie (...). C'est le mythe latin de Christophe-Albuquerque porté à un paroxysme d'incandescence par la magie hyperboréenne. " Ravisseur, pour le compte des S.S., des jeunes garçons de Prusse orientale, Abel Tiffauges devient le pourvoyeur de l'Ogre et il parcourt la province sur le dos de Barbe-Bleue, cette province qui, pour lui, " tout entière était une constellation d'allégories ". Barbe-Bleue, évidemment, c'est le cheval.

Le cheminement romanesque qui nous mène de l'enfance de Tiffauges à la ruée de l'Armée Rouge à travers les forêts prussiennes est à la fois très simple - les enchaînements ne sont pas plus bizarres ni arbitraires que, ceux qu'on peut attendre de l'existence - et parfaitement extravagant : l'extravagance naît dans la cervelle de Tiffauges, comme la solitude et des pincées de Bible la faisait surgir de celle de Robinson. Au demeurant, les deux personnages ne sont pas sans une ressemblance soulignée au niveau de la divagation ; par leur aspect physique aussi (ils sont grands, maigres, forts et sexuellement fort peu exigeants). Leurs manies ont quelque parenté : Robinson s'infligeait dans la souille des auto-punitions, Abel se livre le matin à des brames de dément ou à des shampooings apparemment salutaires dans la cuvette de ses W.-C. En somme, ils compensent l'un et l'autre un certain nombre de données manquantes ou de besoins condamnés par un rituel la hiérophanie de l'un se double d'une copulation avec la femelle terre (l'île) ; l'autre se fait le servant des ogres nazis avant de sauver un enfant juif, de voir empaler sur des épées les trois favoris qu'il avait découverts lors de ses courses de rabatteur - et de mourir dans le rayonnement de l'étoile de David...

Le lecteur traverse donc les scènes les plus diverses, assiste aux éructations anarchisantes et sympathiques de Tiffauges, qui réclame le droit pour chacun de courir sus aux flics et aux curés, et pleure sur la destinée sordide de l'enfant : " Le sens de l'évolution est clair. Le temps de la fleur est passé. Il faut devenir fruit, il faut devenir graine. Le piège matrimonial referme bientôt ses mâchoires sur le niais. Et le voilà attelé avec les autres au lourd charroi de la propagation de l'espèce, contraint d'apporter sa contribution à la grande diarrhée démographique dont l'humanité est en train de crever. " Tiffauges serait donc quelqu'un de bon sens, s'il ne donnait vers des élans de mysticisme assez curieux, célébrant son euphorie à porter dans ses bras un jeune corps -- devenant alors pédéphore - et déchiffrant dans les êtres, comme il les déchiffre dans les bruyères et les marécages de Prusse orientale, un réseau de signes dont le moins qu'on puisse dire est que leur sens ne nous éblouit pas...

A la différence de Vendredi, dont le système clos et la logique imposaient au lecteur leurs lais et leur rituel, il faut bien avouer l'égarement dont le lecteur comme l'auteur me paraissent être victimes dans Le Roi des Aulnes. Les signes ne manquent pas, on en trouve à chaque page en quantité, mais les clés qu'on nous donne ne font pas parler le saint Livre ! Quand Robinson note : " il (Vendredi) est arrivé trop tard : ma sexualité était déjà devenue élémentaire " , il prend conscience de sa seule communion réelle avec Spéranza (File dans laquelle il jette sa semence et qui fleurit). Mais les rapports dans Le Roi des Aulnes de l'ange Anal et de l'étoile de David

Michel Tournier est peut-être victime de son talent dans un livre dont l'exubérance baroque sait nous ménager assez de surprises pour qu'on suive jusqu'au bout, même en rechignant, son héros pédéphore et ses leçons de vénerie, de phrénologie ou de coprologie, Trop de subtilité, trop de chemins de traverse ôtent à ce roman son unité, sa force, sa crédibilité. Abel Tiffauges est un personnage à mi-chemin entre un héros de Zévaco et un saint dont les extases n'auraient pas été censurées, Prenez-le tel qu'il nous est proposé. La curiosité vaut la lecture. Mais si vous n'aviez pas lu Vendredi ou les limbes du Pacifique, gardez-vous Vendredi pour la bonne bouche.

Claude Michel Cluny.

 

Source : cyberpotache