Proust, Voiles au port

Dans le port étroit et long comme une chaussée d'eau entre ses quais peu élevés où brillent les lumières du soir, les passants s'arrêtaient pour regarder, comme de nobles étrangers arrivés de la veille et prêts à repartir, les navires qui y étaient assemblés. Indifférents à la curiosité qu'ils excitaient chez une foule dont ils paraissaient dédaigner la bassesse ou seulement ne pas parler la langue, ils gardaient dans l'auberge humide où ils s'étaient arrêtés une nuit, leur élan silencieux et immobile. La solidité de l'étrave ne parlait pas moins des longs voyages qui leur restaient à faire que ses avaries des fatigues qu'ils avaient déjà supportées sur ces routes glissantes, antiques comme le monde et nouvelles comme le passage qui les creuse et auquel elles ne survivent pas. Frêles et résistants, ils étaient tournés avec une fierté triste vers l'Océan qu'ils dominent et où ils sont comme perdus. La complication merveilleuse et savante des cordages se reflétait dans l'eau comme une intelligence précise et prévoyante plonge dans la destinée incertaine qui tôt ou tard la brisera. Si récemment retirés de la vie terrible et belle dans laquelle ils allaient se retremper demain, leurs voiles étaient molles encore du vent qui les avaient gonflées, leur beaupré s'inclinait obliquement sur l'eau comme hier encore leur démarche, et, de la proue à la poupe, la courbure de leur coque semblait garder la grâce mystérieuse et flexible de leur sillage.

Les Plaisirs et les Jours (1896)
Explication linéaire
La phrase de Proust, ample et précise, pleine des vibrations introduites par les comparaisons amène nécessairement le lecteur à quitter la description pour l'évocation, la réalité pour le rêve. Tandis que les rythmes binaires évoquent constamment le mouvement d'une marche qui n'est interrompue que pour mieux reprendre. A ce propos, Proust disait à Gaston Gallimard (Figaro Littéraire du 24 déc. 1955) : « Quand on s'enfonce dans ces régions secrètes pour tirer au jour ces mille petits riens qui constituent le vrai, il ne peut plus être question d'ordonner savamment une phrase : il faut que les mots soient tout simples, et qu'ils viennent spontanément sous la plume, pour rendre le va-et-vient de la pensée, les multiples détours et retours de l'investigation. »

Phrase 1
X2 : le port / étroit - long
X2 : étrangers / arrivés - prêts
Comp : port - chaussée d'eau
Comp : nobles étrangers - les navires
Texte peinture où cependant la vision est inversée : les passants qui viennent regarder les navires sont infiniment moins présents que ces derniers ; c'est là une entrée de personnage secondaire précédant celle du héros tragique. Le monde de l'eau paraît plus solide que l'espace terrestre. L'introduction nous propose un jeu sur les liquides bientôt suivi par les [o] doucement glissés : [ô] et [s] comme la houle du large vient apaiser son mouvement à l'entrée du port. Cette peinture se double très vite d'un monde de rêve que favorise le soir et les reflets des lumières des quais. Ce moment privilégié semble propice à l'évocation du passé et de l'avenir, comme toute tragédie qui, dans le cadre des vingt-quatre heures, propose une vision du passé, celui-ci impliquant l'avenir du héros. Les passants portent en eux le destin des navires ; comme eux, ils passent, mais à la différence de ces derniers, ils l'ignorent. Comparés à de nobles étrangers, les navires sont emprunts de la noblesse des héros tragiques et s'opposent à la foule dont la bassesse est rappelée.

Phrase 2
X2 : paraissaient / dédaigner - ne pas parler
Comp :
De la comparaison, on glisse vers la métaphore, les navires deviennent des sujets et quittent leur statut de spectacle pour prendre celui d'êtres autonomes « superbes » et lointains. L'absence de compréhension se justifie si on pense que la langue de la tragédie est le grec, la Grèce, le pays de la navigation et que le vocabulaire de la mer est très spécifique ; il y aurait donc une langue étrangère à la foule des terriens. « L'auberge humide » est encore une inversion ; l'auberge garde en elle la « berge ». Les [l] ramènent à l'élément liquide, tandis que le mélange du statique et du dynamique relève de la peinture, (qui doit rendre le mouvement par un dessin immobile) du rêve (le terme abstrait « élan » venant à se substituer au navire) et de la tragédie (genre statique où les forces latentes sont d'une violence extrême). Après avoir montré la scène selon une vision globalisante, Proust vient à en détailler les éléments constitutifs :

Phrase 3
X2 : étrave / solidité - avaries
X2 : routes glissantes / antiques - nouvelles
X2 : passage / qui les creuse - et auquel…
Comp :solidité / longs voyages - avaries - des fatigues
Comp : [routes] antiques - le monde
Comp : [routes] nouvelles - passage
« l'étrave », passe par le truchement de l'abstraite « solidité » pour évoquer un futur périlleux tandis que les concrètes « avaries » proposent la vision d'un passé difficile.

Le terme « fatigue » s'emploie volontiers en milieu maritime : dans une mer peu maniable, on dira que le bateau ou telle pièce du gréement « fatigue ». Phonétiquement, [zeimobil] est relayé par [solidite], les mêmes sonorités jouant en reflet comme les lumières sur l'eau. De même [glisãt] répond à [ãtik].

Les routes maritimes, sont vues dans un double sens : abstraitement, la route est tracée sur la carte (le routier) et suivie concrètement par le navire sur les mers ; la première s'inscrit dans le comput et l'histoire de la navigation tandis que la seconde s'efface immédiatement. Il y a donc inversion : le concret étant plus fugitif que l'abstrait. Après la fatigue, la mort est évoquée, mort des routes, qui deviennent l'image du navire qui les trace.

Phrase 4
X2 : Ils / frêles - résistants
X2 : Océan / qu'ils dominent - où ils sont comme perdus
Comp : comme : valeur « à-peu-près » ne semble pas être un comparatif bien qu'il en présente la forme.
L'antithèse qui débute la phrase ne se conçoit que dans la résolution apportée par la fin : le pivot « Océan » doté de la majuscule divine : (Okéanos) mettant une dimension infinie entre le navire et l'espace qu'il parcourt. On se trouve dans le contexte pascalien de la disproportion de l'homme. Le héros tragique touchant à la grandeur extrême et à l'infinie faiblesse devant un destin qui l'écrase, on voit mieux la « fierté » associée à la « tristesse ».

Phonétiquement [fRelzeResistã] rencontre un écho dans [fjeRetRist] alors que sémantiquement, on a une inversion: on associerait la résistance à la fierté et la fragilité à la tristesse.

Phrase 5
X2 : complication / merveilleuse - savante
X2 : intelligence / précise - prévoyante
Comp : complication - intelligence
Reprend la notion tragique de destin qui brise le héros ; en outre, « l'intelligence » concrète est reprise à un degré supérieur d'abstraction par « destiné ». Le reflet étant le signe du miroir permettant à l'invisible d'apparaître. C'est le terme abstrait « complication » qui présente les cordages, agents permettant la marche et la manoeuvre du navire. On peut effectivement voir les cordages comme l'intelligence du navire en pensant à une étymologie poétique : « legere » et « ligare » les cordages relient, l'intelligence rassemble.

Phrase 6
X2 : vie / terrible - belle
X3 : leurs voiles - leur beaupré - la courbure de leur
X2 : grâce / mystérieuse - flexible
Comp : leur beaupré s'inclinait - leur démarche
La phrase finale évoque à nouveau passé et avenir, « retirés » correspond à « retremper ». La vie terrible et belle est porteuse d'esthétique tragique tandis que le rythme ternaire achève la description dans une plénitude où l'on retrouve l'air, l'eau et la magie à laquelle ces deux éléments donnent naissance en permettant au navire d'exprimer toute sa splendeur même quand, comme ici, il est à quai. La courbure de la coque de la proue à la poupe est peinte par les variations phonétiques autour des [u] des [p] et des [k] ; de même, le jeu en miroir des phonèmes entre [gaR] et [lagRa] puis le chant des [i] :[is] [ksi] et enfin [si] prolongé par le jod pour boucler sur le [a] final situe le propos à la conjonction de deux mondes si différents et tellement proches (mouvement, immobilité) que le texte se termine sur une harmonie pure. L'imaginaire l'emporte sur la description : Proust nous donne à voir une scène de port la nuit et il nous fait rêver aux voyages et, au delà, à la destinée humaine.