Paul Fort (1872-1960)

Ballades françaises

L'écureuil

Écureuil du printemps, écureuil de l'été, qui domines la terre avec vivacité, que penses-tu là-haut de notre humanité ?

- Les hommes sont des fous qui manquent de gaîté.

Écureuil, queue touffue, doré trésor des bois, ornement de la vie et fleur de la nature, juché sur ton pin vert, dis-nous ce que tu vois ?

- La terre qui poudroie sous des pas qui murmurent.

Écureuil voltigeant, frère du pic bavard, cousin du rossignol, ami de la corneille, dis-nous ce que tu vois par-delà nos brouillards ?

- Des lances, des fusils menacer le soleil.

Écureuil, cul à l'air, cursif et curieux, ébouriffant ton col et gloussant un fin rire, dis-nous ce que tu vois sous la rougeur des cieux ?

- Des soldats, des drapeaux qui traversent l'empire.

Écureuil aux yeux vifs, pétillants, noir et beaux, humant la sève d'or, la pomme entre tes pattes, que vois-tu sur la plaine autour de nos hameaux?

- Monter le lac de sang des hommes qui se battent.

Écureuil de l'automne, écureuil de l'hiver, qui lances vers l'azur, avec tant de gaîté, ces pommes... que vois-tu ? - Demain tout comme Hier.

Les hommes sont des fous et pour l'éternité.

Questions (4 points)

1. Sous la typographie du poème, quel type de vers reconnaissez-vous ? (1 point)

2. Quel verbe revient avec insistance ? Quelle double signification prend-il dans le texte ? (1 point)

3. À qui peut être attribuée la dernière phrase ? Justifiez votre réponse. (2 points)

Faites un commentaire composé. (16 points)

Travail de préparation

PRÉPARER LES QUESTIONS

Question 1

Ce qu'il faut savoir

La typographie est la présentation graphique d'un texte imprimé. Un ensemble de douze syllabes forme un alexandrin.

Ce que l'on vous demande

Identifier et nommer un vers précis, l'alexandrin ici, en fonction du nombre de syllabes qui reviennent ensemble. Noter les exceptions.

 

Question 2

Ce que l'on vous demande

Dénombrer les occurrences les plus fréquentes, et déterminer le verbe le plus repris. Indiquer son sens premier, et le ou les autres sens qu'il prend dans le texte, en analysant ses compléments.

 

Question 3

Ce qu'il faut savoir

Les marques du dialogue sont les tirets qui indiquent conventionnellement les changements de prise de parole.

Ce que l'on vous demande

Repérer les marques d'alternance de parole entre les deux interlocuteurs. Identifier lequel prend la parole sans tiret, comme dans la dernière phrase.

 

PRÉPARER LE COMMENTAIRE COMPOSÉ

Lire le texte

Le texte est un poème d'apparence très simple. II se présente comme un dialogue entre le poète et un interlocuteur inhabituel : " l'écureuil " ; l'un questionne l'autre sur " notre humanité ". On remarque un fort contraste entre la gaité des passages concernant l'écureuil et la tristesse qui concerne les hommes.

Plan détaillé

1. Le monde de la nature, personnage principal

a. L'omniprésence de l'écureuil

b. Ses innombrables qualités

c. Les correspondances entre les animaux, et avec le reste de la nature

2. Un dialogue d'une apparente légèreté

a. Un jeu de questions-réponses avec l'animal incarnant la légèreté et la gaîté

b. Une apparence de sérénité

c. Le premier et le dernier mot restent au poète

3. La folie des hommes

a. Le don de voir " l'humanité ", prêté à l'écureuil

b. La dénonciation de la vanité et de la violence des hommes

c. Leur éternelle folie et la tristesse qui en découle

Corrigé des questions

Question 1

Sous la typographie libre du poème, on peut retrouver des alexandrins ; chaque question du poète en contient trois, chaque réponse de l'écureuil est un alexandrin isolé, sauf à la fin du poème, où la réponse de l'écureuil devient le dernier hémistiche de la question.

 

Question 2

Un verbe revient avec insistance dans les questions du poète ; c'est le verbe " voir ", utilisé cinq fois. Il évoque le sens de la vue, facilitée à l'écureuil par sa position élevée; mais il fait également référence à la capacité de voir au-delà des apparences, capacité du sage éloigné du monde.

 

Question 3

Le poème fait alterner questions et réponses dans des paragraphes séparés, jusqu'à l'avant-dernier. Le tiret indique la réponse de l'écureuil ; l'absence de tiret indique que l'énonciateur est celui du texte en général, c'est-à-dire le poète. Or, exceptionnellement, l'avant-dernier paragraphe englobe question et réponse. Le dernier alexandrin, isolé, et énoncé sans tiret, constitue donc le propos du poète.

Commentaire composé

[Introduction]

L'Écureuil de Paul Fort est un dialogue prosaïque entre un homme, le poète, et un animal : l'écureuil. Ce dialogue se présente comme un poème fort simple, qui fait alterner les images contrastées de la nature heureuse, d'une part, et de l'humanité souffrante d'autre part. Nous verrons comment le personnage principal de ce dialogue devient le monde de la nature, avant d'examiner à quoi tient sa légèreté apparente ; pour finir, nous montrerons comment la situation particulière du petit animal lui donne le pouvoir de voir la folie des hommes.

 

[Le monde de la nature, personnage principal]

Le monde de la nature apparaît en effet comme le personnage principal du dialogue.

C'est surtout l'écureuil qui l'incarne ; son nom revient neuf fois dans le poème, et à des places essentielles : il compose le titre, et le début anaphorique de chaque apostrophe du poète, qui choisit donc de s'adresser à lui.

Par ailleurs, en lui adressant la parole, l'auteur le dote d'innombrables attributs, qu'il énumère complaisamment, comme s'il s'adressait à une divinité qu'il doit se concilier. On peut les classer en deux groupes: les caractéristiques propres à l'animal, et celles qui le déterminent en fonction d'autres éléments de la nature. Parmi les caractéristiques propres à l'animal, on peut relever dans la première apostrophe sa " vivacité " ; cette même qualité est reprise à la ligne 7, dans l'expression " Écureuil voltigeant ", à la ligne 10, dans l'énumération initiale " Écureuil, cul à l'air, cursif et curieux ", à la ligne 13, également au début de l'apostrophe " Écureuil aux yeux vifs, pétillants ". La seconde qualité autonome de l'écureuil est sa gaîté ; elle est nommée seulement à la fin du poème, à la ligne 18 (" avec tant de gaîté ") ; mais auparavant, certaines notations ont pu nous la faire sentir. Aux lignes 10 et 11, on remarque deux participes présents : " ébouriffant ton col et gloussant un fin rire ", qui l'évoquent déjà ; à la ligne 13, les yeux " pétillants " de l'animal peuvent également connoter* sa gaîté. Enfin, la beauté physique de l'animal est rappelée plusieurs fois ; le poète choisit de l'évoquer dans de très courtes formules : " Écureuil, queue touffue ", " aux yeux [...] noirs et beaux ". II nomme également son col et ses pattes et nous laisse conclure à leur beauté naturelle, qui est de remplir leur fonction : tenir la nourriture entre les pattes, par exemple (" la pomme entre tes pattes ", l. 14).

Voyons à présent les éléments de la nature qui aident à définir les qualités de l'écureuil. Ce sont, tout d'abord, les saisons qui lui donnent une autre qualité : celle de la pérennité. La première ligne du texte, en effet, le nomme : " Écureuil du printemps, écureuil de l'été ", l'avant-dernier paragraphe reprend cette formule en changeant les saisons ; ainsi, l'écureuil est associé au renouvellement et à la permanence des saisons ; il devient l'emblème de la nature éternelle. Ses liens étroits avec le reste de la nature sont formulés à diverses reprises ; aux lignes 4-5, il est " doré trésor des bois, ornement de la vie et fleur de la nature ", métaphore annoncée qui l'identifie à la fleur par sa beauté. L'écureuil a également un rapport physique avec la nature qui l'entoure : il hume " la sève d'or, la pomme entre les pattes ", il " lance vers l'azur [...] ces pommes " ; sa position est également remarquable : il " domine la terre ", " juché sur [son] pin vert ". Enfin, aux lignes 7-8, il est " frère du pic bavard, cousin du rossignol, ami de la corneille " ; il existe donc un lien de famille et d'amitié entre tous les animaux de la nature qui ont accès à une position élevée, comme l'écureuil sur son pin vert.

Nous voyons donc que la nature tient la première place dans le dialogue, par l'intermédiaire de l'écureuil. Elle est l'unique interlocutrice du poète, et il semble s'effacer devant elle.

 

[Un dialogue d'une apparente légèreté]

Le texte se construit en effet entièrement sur le dialogue entre le poète et l'écureuil, et se donne toutes les apparences de la légèreté.

Deux personnages prennent la parole tour à tour ; un des interlocuteurs est nommé ; c'est l'écureuil, et ses interventions dans le dialogue sont signalées par le tiret qui suit chaque point d'interrogation. L'autre personnage s'identifie au poète lui-même, puisque ses interventions se font toujours sans marque d'énonciation distinctive. Les prises de parole alternent sans exception et se distinguent par des blancs typographiques. II s'agit en fait d'un jeu de questions-réponses, où le poète pose les questions et attend la réponse de l'écureuil, animal léger par excellence ; sa gaîté, sa vivacité d'animal " voltigeant " en font plus l'interlocuteur d'une comptine que celui d'un débat métaphysique sur la condition humaine. Le poète insiste volontairement sur ces qualités frivoles, dans un style énumératif ; on peut citer, par exemple, la quatrième apostrophe : " Écureuil, cul à l'air, cursif et curieux, ébouriffant ton col et gloussant un fin rire. "

La forme du dialogue recherche un effet de régularité et de sérénité. En effet, les rythmes et les syntaxes sont parallèles et répétitifs, comme dans une chanson ; chaque question commence par une apostrophe qui nomme l'écureuil, énumère ses attributs, avant de débuter l'interrogation elle-même par des formules similaires : " que penses-tu ", " que vois-tu " (deux fois), " dis-nous ce que tu vois " (trois fois). La réponse constitue un paragraphe court en alternance avec la longue question.   Elle est une phrase déclarative simple et complète aux lignes 3 et 20, aux deux bouts du texte : " - Les hommes sont des fous qui manquent de gaîté ". " Les hommes sont des fous et pour l'éternité. " II y a un effet d'écho et de rime. Au centre du texte, ces phrases se font elliptiques, nominales ou verbales : " - La terre qui poudroie ", ou " Monter le lac de sang des hommes ".  Tous ces parallélismes donnent une régularité au poème qui suggère la sérénité. De plus, on peut noter que le poème est entièrement bâti sur une structure typographique et versifiée régulière : chaque prise de parole constitue un paragraphe séparé (sauf l'avant-dernière), de longueur égale ; on peut même retrouver des alexandrins* dans ce rythme* régulier ; chaque question du poète est constituée de trois alexandrins*, et chaque réponse de l'écureuil est un alexandrin isolé, sauf pour le dernier couple de question-réponse, bien sûr.

En effet, le dernier mot du dialogue reste au poète, et la réponse précédente de l'écureuil se fond dans l'avant-dernier paragraphe avec la question et ne constitue plus qu'un hémistiche* : " - Demain tout comme Hier. " Ce dernier mot du poète reprend la même structure que celle de la première réponse de l'écureuil au début du poème et lui donne un nouveau poids: " Les hommes sont des fous et pour l'éternité. " De plus, on peut remarquer qu'il a ouvert le dialogue lui-même, et a distribué les rôles.

Le poète a donc choisi de donner à son poème une allure sereine, gaie et frivole ; mais il souhaite ainsi donner plus de poids aux seuls jugements sérieux qui apparaissent, en fort contraste avec le reste du poème.

 

[La folie des hommes]

La finalité du poème est de dénoncer la folie des hommes.

L'instrument de la dénonciation est l'écureuil. Sa position élevée, sa pérennité et son appartenance à un monde naturel où n'accèdent pas les hommes, lui donnent la faculté de voir au-delà des apparences et de l'instant présent. Les qualités que nous énoncions dans la première partie permettent donc également à l'écureuil d'apparaître comme un sage, un visionnaire, un dieu antique ou son prophète ; le poète s'adresse à lui, comme à un détenteur privilégié du savoir sur les hommes : " Écureuil [...], qui domines la terre [...], que penses-tu là-haut de notre humanité ? " Puis, de manière récurrente, il l'interroge indirectement : " dis-nous ce que tu vois ", ou directement : " que vois-tu [...] ? " A chaque fois, des localisations spatiales soulignent l'éminence de sa position et sa séparation du monde des hommes. On peut citer : " par-delà nos brouillards " (l.  8), " sous la rougeur des cieux " (l. 11), ou " sur la plaine autour de nos hameaux " (l. 14-15). Le rappel permanent de sa position supérieure, au-dessus de la mêlée, donne donc tout son poids à la vision impartiale de l'écureuil.

Cette vision souligne la vanité et la furie guerrière des hommes. On ne peut négliger que le poème fut écrit au moment des combats les plus atroces de la guerre des tranchées, en 1917. Les " lances ", les " fusils ", les " soldats ", les " drapeaux ", " le lac de sang des hommes qui se battent ", évoquent directement ou métaphoriquement la guerre ; celle-ci semble être la conséquence de la vanité des hommes, qui aiment marquer la terre de leur passage quelles qu'en soient les conséquences c'est pourquoi " la terre [...] poudroie sous des pas qui murmurent ", c'est pourquoi ils " [menacent] le soleil ", c'est pourquoi ils " traversent l'empire " de la nature, et pourquoi ils fabriquent " un lac de [leur] sang ". Mais les verbes employés montrent l'inanité de leurs efforts : ils " murmurent ", " menacent ", " traversent ", mais il ne restera d'eux que de la poudre (" poudroie ") et du " sang ", destiné à se fondre dans la nature.

Si le poète a laissé à l'écureuil le soin de mettre en avant la vanité et l'horreur de la guerre, il souhaite en tirer lui-même une leçon plus générale. Il situe son jugement définitif dans " l'éternité ", reprenant ainsi la dernière réplique de l'écureuil : " - Demain tout comme Hier ", et il utilise à son tour, comme l'écureuil, le présent de vérité générale. En fait, il souligne la tristesse qui naît de la folie des hommes ; " fous ", ils le sont deux fois, pour l'écureuil, à la ligne 3, et pour le poète, à la ligne 20. La tristesse, elle, apparaît par défaut, par contraste avec l'écureuil ; en effet, sa gaîté et sa légèreté sont justement ce qui manque aux hommes : " les hommes sont des fous qui manquent de gaîté " ; telle était la première des réponses de l'écureuil.

Le poète rend donc manifeste ici le caractère inadapté de l'humanité au monde dans lequel elle vit, ce qui l'empêche d'en goûter les joies.

 

[Conclusion]

La gaîté et la légèreté deviennent des valeurs rares en temps de guerre ; et il faut sans doute lire à travers les lignes un appel désespéré à ces valeurs simples et naturelles, face au carnage qu'accomplissent les hommes. Aussi innocent qu'apparaisse ce poème aux aspects de comptine, il sert la cause de la sagesse pacifiste avec un moyen propre à cette sagesse: la simplicité.

source : cyberpotache