Commentaire composé : JEAN-JACQUES ROUSSEAU - AUTOPORTAIT DU LIVRE III Extrait de "Les Confessions"

L'extrait étudié

Deux choses presque inalliables s’unissent en moi sans que j’en puisse concevoir la manière ; un tempérament très ardent, des passions vives, impétueuses, et des idées lentes à naître, embarrassées et qui ne se présentent jamais qu’après coup. On dirait que mon coeur et mon esprit n’appartiennent pas au même individu. Le sentiment, plus prompt que l’éclair, vient remplir mon âme ; mais au lieu de m’éclairer, il me brûle et m’éblouit. Je sens tout et je ne vois rien. Je suis emporté, mais stupide ; il faut que je sois de sang-froid pour penser. Ce qu’il y a d’étonnant est que j’ai cependant le tact assez sûr, de la pénétration, de la finesse même, pourvu qu’on m’attende : je fais d’excellents impromptus à loisir, mais sur le temps je n’ai jamais rien fait ni dit qui vaille. Je ferais une fort jolie conversation par la poste, comme on dit que les Espagnols jouent aux échecs. Quand je lus le trait d’un duc de Savoie qui se retourna, faisant route, pour crier : À votre gorge, marchand de Paris, je dis : " Me voilà. "

Cette lenteur de penser, jointe à cette vivacité de sentir, je ne l’ai pas seulement dans la conversation, je l’ai même seul et quand je travaille. Mes idées s’arrangent dans ma tête avec la plus incroyable difficulté : elles y circulent sourdement, elles y fermentent jusqu’à m’émouvoir, m’échauffer, me donner des palpitations ; et, au milieu de toute cette émotion, je ne vois rien nettement, je ne saurais écrire un seul mot, il faut que j’ attende. Insensiblement ce grand mouvement s’apaise, ce chaos se débrouille, chaque chose vient se mettre à sa place, mais lentement, et après une longue et confuse agitation. N’avez-vous point vu quelquefois l’opéra en Italie ? Dans les changements de scènes il règne sur ces grands th tres un désordre désagréable et qui dure assez longtemps ; toutes les décorations sont entremêlées ; on voit de toutes parts un tiraillement qui fait peine, on croit que tout va renverser : cependant, peu à peu tout s’arrange, rien ne manque, et l’on est tout surpris de voir succéder à ce long tumulte un spectacle ravissant. Cette manoeuvre est à peu près celle qui se fait dans mon cerveau quand je veux écrire. Si j’avais su premièrement attendre, et puis rendre dans leur beauté les choses qui s’y sont ainsi peintes, peu d’auteurs m’auraient surpassé.

Rousseau, Les Confessions, Livre III


Introduction

Rousseau, écrivain du XVIIIè siècle, écrivit Les Confessions, une autobiographie. Ce genre était tout à fait inhabituel pour l’époque. Rousseau souhaite donc, entre autres, établir son autoportrait, comme il le dit dans le pacte autobiographique : "je souhaite peindre un homme dans toute la vérité de sa nature, et cet homme, ce sera moi". Le passage étudié constitue véritablement cet autoportrait. Il intervient alors que Rousseau, âgé de 17 ans, a été évalué par un ami de Mme de Warens, M. d’Abonne. Celui-ci rend un verdict sans appel : il s’agit d’un "garçon de peu d’esprit, sans idées, presque sans acquis, très borné en un mot à tous égards". Cette description ne correspond pas du tout à l’écrivain de talent que nous connaissons. L’auteur tente donc d’expliquer pourquoi ce premier jugement est si négatif. Il nous explique d’abord les raisons psychologiques de cette lenteur d’esprit en nous exposant la dualité de sa personnalité. Il nous expose ensuite les conséquences de ce caractère en tant que créateur.

I. Une personnalité contradictoire

Rousseau définit d’emblée sa personnalité comme étant le résultat de deux caractères bien différents : "on dirait que mon cœur et mon esprit n’appartiennent pas au même individu". Il se caractérise, d’une part, par la vivacité de ses sentiments, d’autre part, par sa lenteur d’esprit.

Ces deux aspects s’opposent : "un tempérament très ardent, des passions vives, impétueuses, et des idées lentes à naître, embarrassées et qui ne se présentent jamais qu’après coup". Il s’agit d’une antithèse dont les termes sont symétriques : aux trois termes définissant ces émotions s’opposent trois expressions désignant son esprit. De plus, la première partie a un ton ascendant, alors que la deuxième est plus lente, plus laborieuse. Cette phrase est donc une transcription littéraire de la personnalité de Rousseau : l’impétuosité des sentiments opposés à la lenteur d’esprit. Rousseau veut donc faire comprendre à son lecteur sa personnalité en la décalquant sur son écriture.

Pour confirmer cette dualité, il forme ensuite un réseau d’antithèses : "Le sentiment, plus prompt que l’éclair, vient emplir mon âme ; mais au lieu de m’éclairer, il me brûle et m’éblouit." "Je sens tout et je ne vois rien", "je suis emporté mais stupide". On voit apparaître une nouvelle nuance, un lien de cause à conséquence : c’est parce que ses sentiments sont emportés que ces idées sont confuses.

Rousseau semble victime de ses émotions, auxquelles l’expression "tempérament de feu" correspondrait parfaitement. On trouve en effet le champ lexical de la flamme : "ardent... éclair... éclairer... brûle... éblouit".

Cette richesse émotionnelle ne fait que retarder son esprit qui n’en est pas moins brillant.

Rousseau s’étonne de ses capacités mentales : "ce qu’il y a d’étonnant". Rousseau souligne plusieurs fois sa richesse intellectuelle.

Il en fait le bilan : "tact assez sûr, de la pénétration, de la finesse même". Il ajoute qu’il fait "d’excellents impromptus à loisir", expression empruntée sciemment à Molière ( Les Précieuses ridicules ) qui constitue presque un oxymore : un impromptu étant une improvisation, il ne peut pas être fait à loisir.

De plus, il ferait "une fort jolie conversation par la Poste".

Pour finir, il se reconnaît dans le duc de Savoie. Ce duc s’écrit : "A votre gorge, marchand de Paris" ce qui signifie qu’il lui demande de retirer, de "ravaler", son insulte. Cependant, le duc était déjà en route, il a donc mis énormément de temps pour réagir. Rousseau fait de l’autodérision, il se moque gentiment de lui-même.

Rousseau nous a donc montré une nature exceptionnelle, puisque "deux choses presque inaliénables" s’unissent en lui. Comme il l’annonce dans son pacte autobiographique, il n’est fait comme aucun autre. De plus, ces deux caractères sont tous deux d’une grande valeur.

II. Les conséquences intellectuelles

Rousseau nous montre les inconvénients de cette personnalité, puis la satisfaction lorsque tout s’éclaire.

Tout d’abord, il montre l’antithèse entre ses émotions et son esprit comme un handicap : "la plus incroyable difficulté". Cependant, il ne décrit pas seulement, comme dans le premier paragraphe, les émotions brouillant l’esprit, mais l’esprit qui se clarifie pour parvenir à des idées précises. De plus, les émotions ne viennent plus de l’extérieur, ce sont les idées elles-mêmes qui les créent.

Rousseau utilise deux images pour illustrer ce travail mental :

=> La métaphore de la fermentation. Ainsi, les idées, telles des substances organiques, "circulent sourdement", "fermentent", jusqu’à "échauffer" Rousseau, lui "donner des palpitations", et même l’aveugler "je ne vois rien nettement". Les pensées de Rousseau ont donc des conséquences physiques. Puis, les idées s’ordonnent : "ce grand mouvement s’apaise, ce chaos se débrouille ; chaque chose vient se mettre à sa place"

=> L’image de l’opéra italien. Rousseau utilise un raisonnement par analogie entre le tumulte de son esprit et le désordre qui règne pendant un changement de décor. Il montre ici aussi comment surgit de l’agitation la clarté. On a donc le champ lexical du désordre : "désordre désagréable ... décorations entremêlées ... tiraillement qui fait peine ... long tumulte ... tout va verser" auquel succède un "spectacle ravissant". L’image de l’opéra est cependant plus prestigieuse. Elle permet à Rousseau d’introduire la notion d’art et de création. D’autre part, le théâtre est cher à Rousseau : outre l’opéra qu’il a lui-même créé, il s’efforce, dans ces textes, de mettre en scène l’action.

Après la confusion, Rousseau voit son travail aboutir. Il est à la fois très modeste sur son œuvre : "si j’avais su" et très orgueilleux : "peu d’auteurs m’auraient surpassé". Cependant, Rousseau connut un réel succès de son vivant. Sa première remarque semble donc faite pour susciter la réaction du lecteur, qui doit s’y opposer, et la deuxième conforte l’idée qu’il se fait de lui-même.

Conclusion

En nous expliquant comment un écrivain de son talent peut, à première vue, paraître lent d’esprit en nous montrant ses mécanismes intérieurs, Rousseau brille, paradoxalement, par sa clarté.

Ce passage ne permet pas seulement de mieux connaître Rousseau. C’est, comme il le dit dans son pacte autobiographique, un document qui peut "servir de comparaison pour l’étude des hommes". En effet, ce phénomène est bien connu des psychanalystes : il s’agit du "retentissement secondaire", que tout le monde a déjà vécu, par exemple dans le manque d’esprit d’à propos.

D’autre part, on remarque qu’il s’agit là d’un portait uniquement moral. Rousseau semble ne pas vouloir parler de son physique. Effectivement, si vous avez vu un portrait de lui, vous avez peut-être remarqué qu’il porte un cafetan, c’est-à-dire un long manteau d’origine arménienne, qui lui servait à cacher l’incontinence dont il souffrait. Rousseau nous éloigne donc de son physique en insistant sur sa psychologie.