Commentaire composé : JEAN-JACQUES ROUSSEAU - COMPARAISON FIN/INCIPIT . Extrait de "Les Confessions" -

L'extrait étudié

Ces longs détails de ma première jeunesse auront paru bien puérils, et j’en suis fâché, : quoique né homme à certains égards, j’ai été longtemps enfant, et je le suis encore à beaucoup d’autres. Je n’ai pas promis d’offrir au public un grand personnage ; j’ai promis de me peindre tel que je suis ; et, pour me connaître dans mon âge avancé, il faut m’avoir bien connu dans ma jeunesse. Comme en général les objets font moins d’impression sur moi que leurs souvenirs, et que toutes mes idées sont en images, les premiers traits qui se sont gravés dans ma tête y sont demeurés, et ceux qui s’y sont empreints dans la suite se sont plutôt combinés avec eux qu’ils ne les ont effacés. Il y a une certaine succession d’affections et d’idées qui modifient celles qui les suivent, et qu’il faut connaître pour en bien juger. Je m’applique à bien développer partout les premières causes pour faire sentir l’enchaînement des effets. Je voudrais pouvoir en quelque façon rendre mon âme transparente aux yeux du lecteur, et pour cela je cherche à la lui montrer sous tous les points de vue, à l’éclairer par tous les jours, à faire en sorte qu’il ne s’y passe pas un mouvement qu’il n’aperçoive, afin qu’il puisse juger par lui-même du principe qui les produit.

Si je me chargeais du résultat et que je lui dise : Tel est mon caractère, il pourrait croire sinon que je le trompe, au moins que je me trompe. Mais en lui détaillant avec simplicité tout ce qui m’est arrivé, tout ce que j’ai fait, tout ce que j’ai pensé, tout ce que j’ai senti, je ne puis l’induire en erreur, à moins que je ne le veuille ; encore même en le voulant, n’y parviendrais-je pas aisément de cette façon. C’est à lui d’assembler ces éléments et de déterminer l’être qu’ils composent : le résultat doit être son ouvrage : et s’il se trompe alors, toute l’erreur sera de son fait. Or, il ne suffit pas pour cette fin que mes récits soient fidèles, il faut aussi qu’ils soient exacts. Ce n’est pas à moi de juger de l’importance des faits, je les dois tous dire, et lui laisser le soin de choisir. C’est à quoi je me suis appliqué jusqu’ici de tout mon courage, et je ne me relâcherai pas dans la suite. Mais les souvenirs de l’âge moyen sont toujours moins vifs que ceux de la première jeunesse. J’ai commencé par tirer de ceux-ci le meilleur parti qu’il m’était possible. Si les autres me reviennent avec la même force, des lecteurs impatients s’ennuieront peut-être, mais moi je ne serai pas mécontent de mon travail.

Je n’ai qu’une chose à craindre dans cette entreprise : ce n’est pas de trop dire ou de dire des mensonges, mais c’est de ne pas tout dire, et de taire des vérités.

Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, Livre IV, les 2 derniers paragraphes


Question : Ce bilan correspond-il aux intentions exprimées par l’auteur dans son pacte autobiographique ?

Introduction

Rousseau est un écrivain du XVIIIè siècle, qui n’appartient à aucun courant littéraire. Il se démarque donc de ses contemporains. L’un d’eux est particulièrement opposé à lui : il s’agit de Voltaire, dont les idées sont totalement en contradiction avec celles de Rousseau. En 1764, Voltaire écrit un pamphlet, d’abord anonyme, intitulé Le sentiment des citoyens. Il accuse Rousseau, et le blâme tant sur sa vie personnelle que professionnelle. Extrêmement choqué, Rousseau décide en réponse de publier son autobiographie, Les Confessions, dans lesquelles il va tenter de se réhabiliter. Il établit clairement ses objectifs dans le pacte autobiographique. A la fin des quatre premiers livres, qui racontent la vie de Rousseau de sa naissance à sa maturité, il dresse un premier bilan. En effet, le livre IV marque une véritable coupure : Rousseau est devenu un homme responsable professionnellement.

Ce bilan correspond-il aux intentions exprimées par l’auteur dans son pacte autobiographique ? Nous montrerons d’abord les ressemblances, puis nous montrerons en quoi il diffère cependant.

I. Ressemblances :

Dans les deux cas, Rousseau veut faire un portrait de lui-même. On trouve une métaphore picturale dans les deux textes. "J’ai promis de me peindre tel que je suis" et "je veux montrer".

Le contenu est conforme à ce qu’il a annoncé au départ. La formule : "tout ce que j’ai fait, tout ce ..." se retrouve dans "ce que...". Cette technique énumérative de verbes montre son obsession des actes et des pensées. Il montre le fond de son âme, comme l’annonçait la citation latine : Intus et in cute.

Il parle d’ "entreprise" dans les deux cas : cela signifie que son oeuvre n’appartient pas encore à un genre littéraire, mais qu’il est en train de le créer.

Il envisage l’aspect psychologique. Selon lui, ses souvenirs et ses lacunes viennent de son caractère. Il ne se voit ni tout à fait adulte, ni enfant. Dans le pacte autobiographique, c’est le mélange des deux qui crée son côté unique.

La notion de vérité à une importance capitale : "transparence de l’âme" et "dévoiler son intérieur". C’est le champ lexical de la révélation, il veut montrer au public ce qu’il est vraiment.

Il montre que la mémoire a des limites. Les erreurs ne sont donc pas volontaires. Cet aspect est plus explicite dans le bilan : "les souvenirs de jeunesse" ou "mon défaut de mémoire".

II. Différences

L’auteur n’utilise pas le texte comme une pièce à conviction pour le jugement dernier, contrairement au pacte autobiographique.

Il souhaite ici que le lecteur le juge : "qu’il puisse juger", ce qu’il refuse dans le pacte. Ce changement s’explique par une modification de ses dispositions psychologiques : il a déjà avoué.

Il demande au lecteur de s’investir dans l’ouvrage pour lui donner de l’intérêt : "ce n’est pas à moi de juger". Il n’y avait pas d’idée de sélection dans l’incipit.

Il n’y a plus de mise en scène, et de rapport auditif. Il ne s’agit pas là d’un procès d’intention. Dans le pacte, il se sentait dans la position de l’accusé. Ici, il rétablit des relations normales.

On voit ici qu’il prend en compte des considérations esthétiques : "Sous tous les points de vue ... s’ennuieront peut-être". Au fur et à mesure de l’écriture, il s’est rendu compte de ce problème.

La façon dont il se présente a également changé. Il parle de "grand personnage" alors qu’aucun n’est censé être meilleur que lui. Il n’est plus une exception : il a relativisé son opinion vis-à-vis de lui-même par rapport aux erreurs qu’il a découvertes.

Conclusion :

Rousseau pense avoir répondu à ses intentions de sincérité de transparence vis-à-vis du lecteur, mais il est conscient de n’avoir pas pu être aussi vrai qu’il l’aurait voulu à cause des difficultés de mémoire humaine.