Commentaire composé : Rousseau, La chasse aux pomme (le vol
des pommes)
:.: Le Texte Etudié :.:
Un souvenir qui me fait frémir encore et rire tout à la fois,
est celui d'une chasse aux pommes qui me coûta cher. Ces pommes étaient
au fond d'une dépense qui, par une jalousie élevée recevait
du jour de la cuisine. Un jour que j'étais seul dans la maison, je montai
sur la maie pour regarder dans le jardin des Hespérides ce précieux
fruit dont je ne pouvais approcher. J'allai chercher la broche pour voir si
elle pourrait y atteindre : elle était trop courte. Je l'allongeai par
une autre petite broche qui servait pour le menu gibier ; car mon maître
aimait la chasse. Je piquai plusieurs fois sans succès ; enfin je sentis
avec transport que j'amenais une pomme. Je tirai très doucement: déjà
la pomme touchait à la jalousie : j'étais prêt à
la saisir. Qui dira ma douleur ? La pomme était trop grosse, elle ne
put passer par le trou. Que d'inventions ne mis-je point en usage pour la tirer
!
Il fallut trouver des supports pour tenir la broche en état, un couteau assez long pour fendre la pomme, une latte pour la soutenir. A force d'adresse et de temps je parvins à la partager, espérant tirer ensuite les pièces l'une après l'autre ; mais à peine furent-elles séparées, qu'elles tombèrent toutes deux dans la dépense. Lecteur pitoyable, partagez mon affliction.
Je ne perdis point courage ; mais j'avais perdu beaucoup de temps. Je craignais d'être surpris ; je renvoie au lendemain une tentative plus heureuse, et je me remets à l'ouvrage tout aussi tranquillement que si je n'avais rien fait, sans songer aux deux témoins indiscrets qui déposaient contre moi dans la dépense.
Le lendemain, retrouvant l'occasion belle, je tente un nouvel essai. Je monte sur mes tréteaux, j'allonge la broche, je l'ajuste ; j'étais prêt à piquer... Malheureusement le dragon ne dormait pas ; tout à coup la porte de la dépense s'ouvre: mon maître en sort, croise les bras, me regarde et me dit : Courage ! ... La plume me tombe des mains.
Bientôt, à force d'essuyer de mauvais traitements, j'y devins moins sensible ; ils me parurent enfin une sorte de compensation du vol, qui me mettait en droit de le continuer. Au lieu de retourner les yeux en arrière et de regarder la punition, je les portais en avant et je regardais la vengeance.
Je jugeais que me battre comme fripon, c'était m'autoriser à l'être. Je trouvais que voler et être battu allaient ensemble, et constituaient en quelque sorte un état, et qu'en remplissant la partie de cet état qui dépendait de moi, je pouvais laisser le soin de l'autre à mon maître. Sur cette idée je me mis à voler plus tranquillement qu'auparavant. Je me disais : Qu'en arrivera-t-il enfin ? Je serai battu. Soit : je suis fait pour l'être.
Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, Livre I
:.: Le Commentaire proposé :.:
Introduction
Jean Jacques Rousseau écrivain du XVIIIe siècle. Il écrivit
son œuvre en partie pour se justifier d'un pamphlet de Voltaire qui répandait
des calomnies au sujet de l'auteur. Ce passage, se situe à la fin du
Livre I, alors qu'il est en apprentissage à Genève. Il nous raconte
une chasse aux pommes, sur un registre épique et parodique.
I. Les Mythes
II. L'épopée
III. La Morale
I. Les Mythes
a) Le mythe du jardin des Hespérides
~ Petit rappel de la mythologie grecque :
Héraclès, demi-dieu, fils de Zeus et d'une simple mortelle, fut
soumis à une épreuve en 12 travaux. L'un de ceux-ci consistait
à voler des pommes d'or au jardin des Hespérides. Ce jardin est
en fait un verger d'orangers situé en Espagne, ce qui explique l'inaccessibilité
de ces fruits considérés sacrés. Héraclès
a dû se battre contre un dragon, ce qui explique le registre épique
de ce texte.
On voit le champ lexical de ce mythe : "jardin des Hespérides"
et "dragon". Ce dernier renvoie au maître qui est considéré
comme invincible et méchant, ce qui montre une disproportion entre les
capacités de Rousseau et la punition qu'il subit.
Ce texte a donc un côté burlesque, puisqu'il s'agit d'un sujet
somme toute banal traité en épopée et qui en devient par
la même risible. (Comparaison de l'enfant Rousseau à Héraclès)
b) Le mythe de l'Éden
~ L'Éden est le paradis terrestre où sont nés Adam et
Eve. Dans ce jardin se trouve l'arbre de la connaissance du Bien et du Mal,
dont les fruits (les pommes) sont défendus. Cependant, le serpent, qui
représente un "modèle réduit" du dragon, puisqu'ils
sont symboliquement classés dans la même espèce, les incite
à manger la pomme. Punis pour leur faute, Adam et Eve sont renvoyés
de l'Éden.
La pomme correspond donc à la tentation, qui conduit à la faute.
D'autre part, en latin, "pomme" se dit "mala" qui signifie,
dans un de ses sens, "maux". Par un jeu de mots, la pomme est donc
devenue le symbole chrétien du Mal, qui deviendra plus tard la base de
l'expression : "avoir un pépin".
c) Mythe de l'âge d'or et de l'âge de fer
~ Les Grecs et les romains découpaient le temps antérieur en
quatre parties.
-l'âge d'Or, où la terre produisait d'elle-même et où
les cultures n'étaient pas nécessaires.
-l'âge d'Argent
-l'âge de Bronze
-l'âge de Fer, où il faut travailler pour avoir un minimum vital.
C'est aussi le temps des guerres, il faut se battre à tous les niveaux.
Ces quatre périodes peuvent être appliquées à l'homme,
l'âge d'Or représentant l'enfance, et l'âge de Fer l'autonomie.
L'extrait est la transition entre ces deux âges symboliques. Rousseau
croit qu'il peut se servir lui-même, mais il accomplit en fait de nombreux
efforts qui n'aboutissent pas.
Ce texte a donc une dimension épique, puisqu'il envisage le rapport entre l'homme et le Mal.
II. Le suspense, ou l'épopée
~ Le récit commence par le passé et se poursuit au présent de narration. Ce changement de rythme correspond à une accélération. Mais parallèlement, Rousseau retarde l'action.
~ La présence de verbes d'actions : "allongeais, tirais, menais" et l'énumération des actions successives, provoque un rythme soutenu.
~ Il interpelle le lecteur par des réflexions lyriques : "qui dira ma douleur". Celles-ci sont disproportionnées par rapport à l'action qu'il accomplit.
~ Il utilise de nombreux repères spatiaux temporels qui permettent de faire revivre l'action.
~ Le champ lexical de l'effort montre que Rousseau a engagé une stratégie. Son action devient une prouesse. Ainsi, quand il parle de "précieux fruit", la valeur qu'il lui donne ne dépend que de l'effort qu'il a accompli. Cela s'apparente à une quête.
III. La morale
~ Rousseau, en tant qu'enfant, conclut de cet épisode qu'il peut commettre des fautes tant qu'il est battu pour celles-ci. La punition aboutit à un effet pervers, au lieu d'arrêter de voler, il continue et se sent même autorisé à le faire.
~ On perçoit sa psychologie, il a l'impression qu'on s'acharne sur lui : "soit, je suis fait l'être". Cela montre une paranoïa et une croyance en la fatalité.
~ Rousseau montre aussi un problème social : la disproportion de la punition conduit à la vengeance. L'éducation de cette époque n'est donc pas vraiment adaptée, puisque certaines conséquences sont beaucoup trop importantes, pour une cause relativement minime. Les relations sociales en deviennent donc pernicieuses.
~ On peut comparer ce passage à celui du vol du ruban, dans le livre II. Dans cet épisode, Rousseau risque d'être puni, or, on le prend déjà pour mauvais, il sera donc menteur…et voleur.
~ Rousseau évoque son maître et donc l'autorité qu'il ne
supporte pas. Le maître n'est mentionné que par des symboles (
"dragon" ). Lorsque celui-ci lui dit "courage...", Rousseau
défit le maître, car il se prend pour Hercule. Il défie
l'autorité pour ne pas avoir à la supporter.
Il provoque le maître. Ce schéma se répète d'ailleurs
plusieurs fois, il se fait licencier par provocation.
Conclusion :
On peut comparer ce passage avec un extrait des Confessions de Saint-Augustin, où celui-ci vole des poires par plaisir de franchir l'interdit. Rousseau vole également sans nécessité. Cependant, Saint-Augustin donne un sens chrétien à cet aveu, qui est une confession à Dieu lui-même. La progression est la suivante : accusation, puis description du larcin, puis contrition, pour obtenir le pardon. Rousseau, lui, cherche à faire rire le lecteur, à le mettre de son côté. Il fait aussi une réflexion sur l'éducation des enfants en remettant en cause les châtiments.