Commentaire composé : Giraudoux : Electre, Acte I Scène 3
:.: L'extrait Etudié :.:
EGISTHE :
Cher président, je me suis demandé souvent si je croyais
aux dieux. Je me le suis demandé car c'est vraiment le seul problème
qu'un homme d'Etat se doive de tirer au clair vis-à-vis de soi-même.
Je crois aux dieux. Ou plutôt je crois que je crois aux dieux. Mais
je crois en eux non pas comme en de grandes attentions ou en de grandes
surveillances, mais comme en de grandes distractions. Entre les espaces
et les durées, toujours en flirt, entre les gravitations et les
vides, toujours en lutte, il est de grandes indifférences, qui
sont les dieux. Je les imagine, non point occupés sans relâche
de cette moisissure suprême et mobile de la terre qu'est l'humanité,
mais parvenus à un tel grade de sérénitude et d'ubiquité
qu'il ne peut plus être que la béatitude, c'est-à-dire
l'inconscience. Ils sont inconscients au sommet de l'échelle de
toutes créatures comme l'atome est inconscient à leur degré
le plus bas. La différence est que c'est une inconscience fulgurante,
omnisciente, taillée à mille faces, et à leur état
normal de diamants, atones et sourds, ils ne répondent qu'aux lumières,
qu'aux signes, et sans les comprendre.
Le mendiant, enfin installé, se croit tenu d'applaudir.
LE MENDIANT :
Bien dit. Bravo.
EGISTHE :
Merci… D’autre part, président, il est incontestable
qu'éclatent parfois dans la vie des humains des interventions dont
l’opportunité ou l’amplitude peut laisser croire à
un intérêt ou à une justice extra-humaine. Elles ont
ceci d’extra-humain, de divin, qu’elles sont un travail en
gros, nullement ajusté ... La peste éclate bien lorsqu’une
ville a péché par impiété ou par folie, mais
elle ravage la ville voisine, particulièrement sainte. La guerre
se déchaîne quand un peuple dégénère
et s’avilit, mais elle dévore les derniers justes, les derniers
courageux et sauve les plus lâches. Ou bien, quelle que soit la
faute, où qu’elle soit commise, c’est le même
pays ou la même famille qui paie, innocente ou coupable. Je connais
une mère de sept enfants qui avait l’habitude de fesser toujours
le même, c'était une mère divine. Cela correspond
bien à ce que nous pensons des dieux, que ce sont des boxeurs aveugles,
des fesseurs aveugles, tout satisfaits de retrouver les mêmes joues
à gifles et les mêmes fesses. On peut même s'étonner,
si l’on estime l'ahurissement que comporte un éveil soudain
de la béatitude, que leurs coups ne soient pas plus divagants ...
Que ce soit la femme du juste qu’assomme un volet par grand vent,
et non celle du parjure, que l’accident s’acharne sur les
pèlerinages et non sur les bandes en général, c’est
toujours l’humanité qui prend... Je dis en général.
On voit parfois les corneilles ou les daims succomber sous des épidémies
inexplicables : c’est peut-être que le coup destiné
aux hommes a porté trop haut ou trop bas. Quoi qu’il en soit,
il est hors de doute que la règle première de tout chef
d’un État est de veiller férocement à ce que
les dieux ne soient point secoués de cette léthargie et
de limiter leurs dégâts à leurs réactions de
dormeurs, ronflement ou tonnerre.
Giraudoux, Electre, Acte I scène 3
:.: L'Explication proposée :.:
Introduction
Egisthe est régent car il a éliminé son prédécesseur.
Il parle dans cette scène au Président de la cour de justice
et au mendiant, qui, conformément aux croyances grecques, peut
être un Dieu. Egisthe nuance donc ses propos.
I. Rapport entre dieux et humanité
II. La conception que se fait Egisthe de son rôle
I. RAPPORT ENTRE DIEUX ET HUMANITE
~ L'auteur respecte les croyances du peuple grecque, puisque celui-ci est polythéiste. Or Giraudoux écrit toujours "dieux" au pluriel. Il ne distingue pas les dieux les uns des autres, il parle d'eux en général, c'est à dire dans leur totalité.
~ Dans l’antiquité, on pensait que les dieux punissaient
les hommes pour leurs mauvaises actions. Pour Egisthe, les dieux sont
méprisants à l'égard des Hommes :
=> champ lexical de l'inconscience
Les dieux se moquent de la cohérence de leurs punitions. Ces actes,
cette "justice extra-humaine" n’est pas pour lui une intervention
divine, mais la réalisation d’un destin dont chacun a hérité
au hasard.
~ Tout ce qui concerne le domaine sacré est péjoratif,
Egisthe ne respecte pas les dieux :
"boxeurs, fesseurs"
Ces expressions désignent des preuves de force vulgaire. De plus,
"dormeurs" désignent des personnes qui semblent inutiles
et n'ont aucune raison d'être.
Ils sont donc un peu extravagants, comme le montre la derniere phrase
: "réactions de dormeurs, ronflement ou tonnerre." Le
tonnerre fait référence à la foudre, qui était
l’attribut du Dieu des dieux, Zeus. Comparée à un
ronflement, elle est tournée en dérision.
~ Les dieux semblent être des personnages qui sont entre le meilleur
et le pire :
"...gravitation..."
Ils sont le lien entre ce qui est logique et ce qui ne l'est pas. La religion
comble les vides inexplicables.
~ Les diamants, terme apparemment flatteur, sont qualifiés d'atones et sourds, ce qui détruit toute la valeur méliorative de la métaphore.
~ Le mendiant applaudi. Cela peut signifier qu’il se reconnaît dans la définition que vient de faire Egisthe, et donc qu’il est effectivement un Dieu.
~ Les dieux sont absurdes, injustes : Egisthe utilise des métaphores pour évoquer l'action des dieux : la guerre (qui est déclenchée par les humains), la peste (dont on ne peut pas grand chose), et la punition de la mère qui s'acharne sur un seul de ses sept enfants (qui est une attitude totalement volontaire). Tout ce qui relève du hasard, ou d'une chose mauvaise, est mis automatiquement sur le compte de la "justice extra-humaine". Elle semble justifier n'importe quel comportement. Les antithèses entre ce qui est juste ou non soulignent encore plus cette absurdité.
II. LA CONCEPTION QUE SE FAIT EGISTHE DE SON ROLE
~ "la seule question que doit se poser un chef d'état est
de savoir s'il croit aux dieux"
Les dieux sont la seule puissance au-dessus du chef d'Etat qu'incarne
Egisthe. Il doit leur rendre des comptes.
~ "je crois que je crois aux dieux" :
Il y a deux sens au verbe croire. Premièrement, il avoue qu'il
n'y croit pas puisqu'il pense avoir approximativement la foi. Il provoque
le mendiant, si c'est un dieu. Le deuxième sens renvoie au langage
diplomatique, c'est à dire à la mise extrême de nuances
dans les paroles. Giraudoux se moque donc ici de ces expressions feutrées
à outrance pour éviter de choquer et pleines d'ambiguïtés.
~ Pour Egisthe aussi, l'humanité est une "moisissure suprême".
Par cet oxymore, Egisthe méprise les relations entre les dieux
et les Hommes. Il montre que les dieux oublient les Hommes, ce qui permet
également à Egisthe d’oublier ce qu’il a fait
(le meurtre d'Agamemnon).
~ L'humanité subit des chocs que le chef d'Etat ne peut enrayer.
"le volet qui frappe la femme de l'inncocent"
Il considère ceci comme des accidents. D'ailleurs, la racine latine
de ce mot veut dire "par hasard". Il trouve une explication
à ce hasard qui arrive aux hommes : les dieux.
~ Le rôle d'un chef d'Etat est d'éviter que les dieux interviennent.
"férocement" => il empêche que les hommes fassent
des actions qui puissent déranger les dieux. Donc il justifie sa
dictature et le règne de l'ordre par la force. Il devient plus
dur qu'eux, il exerce une forte répression sur ses sujets.
Conclusion
Dans les épopées et les tragédies grecques, les actions humaines sont toujours poussées par les dieux. L'intervention divine justifie tout, ainsi que la fatalité : c'est le style épique. Giraudoux refuse ces deux choses : la fatalité ne va pas conduire l'oeuvre, ce sont les actions humaines.
L'auteur cherche à "gifler" les français à
propos de l'arrivée nazie. Il critique le chef d'Etat d'alors,
qui assure la paix, plutôt que de prendre en main son destin, et
par exemple armer la France, ce que le gouvernement ne fera que trop tard.
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