Corbière, Le Crapaud
:.: Le Texte Etudié :.:
Un chant dans une nuit sans air....
-- La lune plaque en métal clair Les découpures du vent
sombre.
....Un chant ; comme un écho, tout vif
Enterré, là, sous le massif...
-- Ça se tait : Viens, c'est là , dans l'ombre...
-- Un crapaud ! Pourquoi cette peur
Près de moi, ton soldat fidèle ?
Vois-le, poète tendu, sans aile,
Rossignol de la boue.... - Horreur !
-- Il chante. - Horreur !! -- Horreur pourquoi ?
Vois-tu pas son oeil de lumière....
Non : il s'en va, froid, sous sa pierre.
Bonsoir - ce crapaud-là c'est moi.
:.: Le Commentaire proposé :.:
INTRODUCTION
Le titre lance le thème fondamental du recueil : un amour puissant
et inassouvi, créateur de souffrance. Le pluriel montre que les
amours sont multiples. Il peut avoir une connotation dévalorisante
: les amours peuvent aussi être passagères et dégradantes.
Et pourtant ce recueil ne s’adresse qu’a une femme, une actrice
italienne que le poète a appelé Marcelle. On peut également
y voir une allusion aux Amours de Ronsard qui célèbrent
Hélène. Le jaune vient de l’expression « rire
jaune » (ricanement qui cache mal la gène, la souffrance).
Le jaune est également la couleur du cocuage et la couleur des
exclus.
Le sonnet, après avoir été en vogue au XVIème
siècle a perdu de sa gloire pour revenir à la mode au XIXème,
notamment grâce à Baudelaire. Corbière eu une existence
très particulière. Il est mort à 30 ans, il était
très laid et avait des problèmes de santé. Ces difficultés
ont été très mal vécues car son père
avait réussi dans les lettres et était très séduisant.
Corbière a été également rejeté par
la seule femme qu’il a aimée et son recueil n’a eu
aucun succès de son vivant. Verlaine l’a classé parmi
les poètes maudits après l’avoir redécouvert
quelques années plus tard.
« Le Crapaud » est un sonnet inversé en octosyllabes.
C’est l’un des premiers poèmes conservé par
le poète et qui faisait parti de son unique recueil : Les Amours
Jaunes. Il illustre bien le registre du recueil : le poème est
fondé sur une autodérision assez amère.
On étudiera comment la promenade romantique au clair de lune est
tournée en dérision, et ce en particulier grâce à
la forma particulière du sonnet. Il faut aussi s’interroger
sur le sens de ce retournement.
I. UNE BALLADE ROMANTIQUE QUI TOURNE MAL
1. Le cadre romantique :
Une nuit d’été, « sans air » (v.1), sous « la lune » (v.2), un espace naturel : « vert sombre » (v.3), « massif » (v.5), c’est le cadre idéal pour une ballade romantique. Au vers 5 : il y a un chant.
« Ton soldat fidèle » (v.7), c’est un cliché de la littérature courtoise du Moyen Age.
Les points de suspension dans les tercets donnent de la rêverie, du calme à la scène. « Un chant dans la nuit sans air…/ (…) …Un chant » (v.1-4), pause pour écouter le chant. AU vers 5, une nouvelle pose qui montre que le chant s’arrête.
2. Détails étranges :
Pourtant, des détails étranges semblent entrer en contradiction avec le cadre romantique. Certains éléments sont inquiétant : « sans », « enterré », « ça », « ombre », « sombre ». « Horreur ! » est répété deux fois, avec des points d’exclamation. « Sous sa pierre » : connote la mort (pierre tombale).
On ne sait pas qui est « enterré » au vers 5 : est ce le chant, l’écho ? On ne sait pas.
3. Un dialogue fondé sur une incompréhension :
a) Situation d’énonciation :
C’est seulement à la fin du poème que l’on comprend
que c’est le poète qui parle : « moi ». Il s’adresse
à quelqu'un « Viens » (v.6), « Vois le »
(v.9). C’est quelqu'un de proche, il n’y a pas de vouvoiement.
Les tirets marquent le dialogue, seulement à partir du vers 6.
b) L’identité du destinataire :
Il s’adresse peut être à une femme : « sans aile
» ˜ sans elle (paronomase). Peut être que l’interlocuteur
est non défini, ce pourrait également être le lecteur.
c) Un dialogue qui oppose les deux personnes :
Opposition dans les types de phrases : le destinataire utilise des exclamations
et des répétitions : « Horreur ! », «
Horreur !! », gradation qui indique une répulsion forte.
Le poète utilise des phrases injonctives qui visent à aider
l’interlocuteur, à rationaliser sa peur. Il utilise également
des phrases interrogatives qui marquent son incompréhension face
à la peur de son interlocuteur. « Horreur pourquoi ? »
est une phrase incorrecte mais qui reprend l’exclamation de l’interlocuteur
pour montrer combien le poète est interloqué et en décalage
par rapport à son destinataire.
Quel sens donner à ce retournement ?
II. ANALOGIE ENTRE LE CRAPAUD ET LE POETE
1. Les caractéristiques du crapaud : un animal ambigu :
a) Des connotations négatives :
Le crapaud est un animal qui dégoûte, qui suscite de l’effroi.
La structure des phrases émotives et le fait qu’elles soient
courtes accentuent cela. « Un crapaud » et « Horreur
! »
L’animal est associé à l’ombre et à la
mort. De plus, c’est un animal terrestre, bloqué sur le sol,
incapable de s’élever : « sans aile »
b) Des connotations positives :
Le « chant » et non pas le cri du crapaud. « Tout vif
». L’expression « œil de lumière »
(v.12) dénote l’intelligence du crapaud.
Le crapaud associe donc l’ombre et la lumière, la laideur
et la beauté, c’est donc un animal contradictoire.
c) Animal contradictoire :
« Rossignol de la boue » (v.10) est une oxymore. Le rossignol
représente la beauté, la pureté du chant et la boue
la saleté, l’emprisonnement au sol. C’est aussi une
antithèse, le rossignol représente le ciel, la boue le sol.
2. Le dévoilement progressif :
Le crapaud est un animal énigmatique dont l’identité se dévoile peu à peu.
a) Les deux premiers tercets :
Des éléments inquiétants sont présents dans
le tableau de la ballade romantique. « Ca » pronom indéfini
au vers 6, reprit par « c’est là » un peu plus
loin. On passe du chant à son producteur, c’est une avancée,
comme dans la résolution d’une énigme.
Permet l’aménagement d’un suspense au niveau de la
volta. Moment de surprise avec « Un crapaud ! » : l’identité
du chanteur est dévoilée. La volta est donc bien exploitée.
b) La première ambiguïté dans le poème :
Au vers 9 : « Vois-le, poète tondu, sans aile ». Est
ce que le « poète tondu » correspond au « le
» ? Ce n’est pas une évidence mais on peut le considérer,
permettant de faire une première assimilation entre le poète
et le crapaud.
c) La chute : dévoilement de l’énigme :
Une ligne de points sépare la chute du reste du poème. Cette
ligne met en valeur la chute et ménage un effet de suspense. Effet
d’autant plus grand que « moi » est le dernier mot du
poème. Ainsi, le suspense a été ménagé
jusqu’au bout. La chute invite a une seconde relecture du poème,
après avoir comprit la vérité.
3. L’image du poète :
a) Autoportrait de Corbière :
Cet autoportrait est connoté négativement. Son sentiment
d’échec et d’exclusion, sa vie marginale ont pu le
pousser à se représenter en crapaud. Sa souffrance est exprimée
par le « Bonsoir » de la chute. Elle est visible dans l’exploitation
du sonnet : il est défiguré car inversé, comme le
poète pensait l’être. Le sonnet est inversé
et son rythme morcelé avec des points de suspension et une ligne
le sépare en deux.
Le ton est pathétique puisque le poète est le crapaud, contrairement
en conte de fée ou le crapaud est le Prince.
b) Condition des poètes en général :
Corbière n’exprime pas ici que son cas personnel : il met
en avant la solitude et l’isolement des poètes qui sont incompris
et poussé à l’écart, comme l’est le crapaud.
Ils ont un double visage : attiré par la mort mais sont capable
d’éclairer les vivants.
Deux références culturelles vont en ce sens : l’allusion
au poème de Baudelaire « Albatros » : exclusion du
poète par la société. Le « sans aile «
du vers 9 fait allusion au vers 16 de l’ « Albatros »
: « Ses ailes de géants l’empêchent de marcher
»
L’allusion à Samson, dans « poète tondu ».
C’était un personnage biblique qui tient sa puissance de
sa chevelure, coupée par Dalila. Le poète tondu n’a
donc plus sa puissance.
Enfin la synérèse placée sur le mot « Poète
» dévalorise encore celui-ci. Le son est agressif et peu
noble.
CONCLUSION
Corbière s’inscrit ici dans une tradition, celle du sonnet
tout en parvenant à montrer qu’il a une place à part,
qu’il en est exclu ou s’en exclu puisque le sonnet est ici
radicalement transformé.
Ce poème est très original : il fait coïncider une
forme noble avec un thème vulgaire, le crapaud ; il allie provocation
et moqueries par le fond, en représentant le poète en crapaud
et par la forme.
On peut parler ici d’un certain masochisme, la destruction de la
forme du sonnet semble être ici l’expression d’uns souffrance
sincère.