MUSSET,

Lorenzaccio

Acte IV, 1er monologue

1. Situation du texte

Lorenzaccio, davantage encore que les autres pièces de Musset, relève d’une esthétique plus romanesque que théâtrale : les intrigues s’y multiplient, dans des décors variés à plaisir, la psychologie des personnages y est décortiquée, formulée, plutôt que traduite en actes, enfin, l’ambition de réaliser une fresque politique, sociale et morale sur la Florence des Médicis, tout rappelle que Musset avait d’abord conçu sa pièce pour la lecture, selon la règle du " spectacle dans un fauteuil " (titre du recueil des pièces). Ces inflexions extérieures à l’économie " naturelle " du théâtre ont une certaine incidence sur le discours des protagonistes.

Ce monologue est le premier des trois monologues de Lorenzo dans l’acte IV, acte du crime – l’assassinat du duc Alexandre, instigué et perpétré par Lorenzo lui-même (scène 11) ; le second monologue a lieu à la fin de la scène 5; le troisième, deux fois plus long, occupe toute la scène 9. À chaque fois, le personnage ôte son masque : le rusé, le corrompu Lorenzaccio est observé de l’intérieur par le pur Lorenzo… qui tremble de véritablement devenir haïssable, malgré toute sa volonté et sa lucidité.

L’introspection tend vers la schizophrénie, dans la mesure où le personnage ne se reconnaît plus – ou vers l’autoscopie, hallucination nerveuse où le malade croit se voir lui-même, et dont Musset a fait l’expérience pendant une crise en août 1833.

2. Le tourbillon d’une âme romantique

Ce monologue du héros est un déversement de questions et d’exclamations, un feu d’artifice d’images mentales : les voix qui hantent Lorenzo suscitent souvenirs, pressentiments et visions effrayantes, dans un savant désordre. L’alternance de thèmes ou métaphores de la violence avec des vignettes apaisantes (celles d’une jeunesse angélique, l. 2, 10) ne doit pas masquer la progression d’ensemble du monologue :

Lorenzo médite d’abord sur lui-même, s’interroge sur l’origine de cette rage sanguinaire, bestiale, qui le possède ; puis (l. 6) son discours glisse sur sa relation au duc, la future victime, à qui il n’a rien à reprocher ; enfin (l. 17), il envisage une réponse théologique à cette apparente gratuité de son crime – il s’imagine être purement un instrument de Dieu.

Ce débat de conscience s’exprime en images poétiques, qui visualisent les émotions (angoisses, remords, désirs) de façon surnaturelle. La première partie est envahie de références à une animalité sauvage (" tigre ", " fer rouge ", " entrailles fauves "), qui se mêle à l’humain de manière fantasmatique (par le rêve, l. 1, ou par l’extase, l. 5) ou mythologique (" velus embrassements "). Ce flash d’un accouplement monstrueux est une allusion aux amours de Pasiphaé et du taureau de Minos : Lorenzo voudrait croire que ses instincts meurtriers, comme le désir tabou de Phèdre chez Racine, sont le résultat d’une hérédité inavouable. Ce jeu d’intertextualité se répète au milieu du monologue, avec l’allusion très shakespearienne au " spectre [du] père " – mais cet hommage à Hamlet est immédiatement mêlé à la figure d’Oreste, personnage du théâtre antique, et de Racine une seconde fois (Andromaque). Musset pose en romantique qui ne tranche pas entre les modèles du classicisme et de la Renaissance élisabéthaine : il prend tout ce qui concourt à susciter l’image la plus nette de la vengeance. Mais Lorenzo n’a aucune offense à venger, il aurait plutôt de la reconnaissance à exprimer…

Reculer pour mieux sauter

Cette contradiction fondamentale, la source précisément de cette pause réflexive qu’est le monologue, le personnage ne peut se l’expliquer (récurrence des " pourquoi ? ", refrain du " cela est étrange ", l. 9 et 14). Il semble à peine nostalgique des images perdues de son enfance " tranquille " (l. 10), bucolique et tendre (l. 2-3), dans le petit village familial. En faisant le bilan de sa vie gâchée, Lorenzo s’attarde, fasciné, sur cet appel du corbeau, emblème ambigu de la " pensée [du] meurtre " et d’une force extérieure, surhumaine. L’oiseau de malheur, comme la chouette d’Athéna ou l’aigle de Zeus, annonce en effet un pouvoir divin d’anéantissement, qui " fait tomber en poussière " (l. 15) ou " tomber en cendres " (l. 23) une existence prise en faute.

Car Lorenzo a peur de se tromper ; malgré ces images récurrentes comme une vague, un ressac de la conscience, il a peur de ne pouvoir se persuader lui-même que son crime est légitimé par l’alibi du destin de Florence, qu’il est le " bras de Dieu " pour débarrasser la cité de son tyran. De fait, il a l’intuition, sans oser se l’avouer, qu’il est surtout en train de se construire, par ce meurtre, un destin personnel. Son ultime vision, qui s’apparente à un Jugement Dernier individuel, ne signale pas tant l’angoisse du châtiment qu’un vœu d’apothéose foudroyante, par opposition aux ternes " solitudes de Cafaggiuolo " (l. 11). Lorenzo s’excite ainsi au meurtre, plus qu’il ne s’en effraie – et ce monologue lui sert à consacrer sa transformation, digne de mémoire, historique, en Lorenzaccio le meurtrier. Il n’est plus temps que d’agir.

source : cyberpotache