Montesquieu, Lettres persanes (XXIV), 1721.

Impressions de voyage

Rica à Ibben, à Smyrne.

Nous sommes à Paris depuis un mois, et nous avons toujours été dans un mouvement continuel. Il faut bien des affaires avant qu’on soit logé, qu’on ait trouvé les gens à qui on est adressé, et qu’on se soit pourvu des choses nécessaires, qui manquent toutes à la fois.

Paris est aussi grand qu’Ispahan : les maisons y sont si hautes, qu’on jurerait qu’elles ne sont habitées que par des astrologues. Tu juges bien qu’une ville bâtie en l’air, qui a six ou sept maisons les unes sur les autres, est extrêmement peuplée ; et que, quand tout le monde est descendu dans la rue, il s’y fait un bel embarras.

Tu ne le croirais pas peut-être ; depuis un mois que je suis ici, je n’y ai encore vu marcher personne. Il n’y a point de gens au monde qui tirent mieux parti de leur machine que les Français : ils courent ; ils volent : les voitures lentes d’Asie, le pas réglé de nos chameaux, les feraient tomber en syncope. Pour moi, qui ne suis point fait à ce train, et qui vais souvent à pied sans changer d’allure, j’enrage quelquefois comme un chrétien : car encore passe qu’on m’éclabousse depuis les pieds jusqu’à la tête ; mais je ne puis pardonner les coups de coude que je reçois régulièrement et périodiquement : un homme, qui vient après moi, et qui me passe, me fait faire un demi-tour ; et un autre, qui me croise de l’autre côté, me remet soudain où le premier m’avait pris : et je n’ai pas fait cent pas, que je suis plus brisé que si j’avais fait dix lieues.

Ne crois pas que je puisse, quant à présent, te parler à fond des mœurs et des coutumes européennes : je n’en ai moi-même qu’une légère idée, et je n’ai eu à peine que le temps de m’étonner.

Le roi de France est le plus puissant prince de l’Europe. Il n’a point de mines d’or comme le roi d’Espagne, son voisin ; mais il a plus de richesses que lui, parce qu’il les tire de la vanité de ses sujets, plus inépuisable que les mines. On lui a vu entreprendre ou soutenir de grandes guerres, n’ayant d’autres fonds que des titres d’honneur à vendre ; et, par un prodige de l’orgueil humain, ses troupes se trouvaient payées, ses places munies, et ses flottes équipées.

D’ailleurs, ce roi est un grand magicien : il exerce son empire sur l’esprit même de ses sujets ; il les fait penser comme il veut. S’il n’a qu’un million d’écus dans son trésor, et qu’il en ait besoin de deux, il n’a qu’à les persuader qu’un écu en vaut deux ; et ils le croient. S’il a une guerre difficile à soutenir, et qu’il n’ait point d’argent, il n’a qu’à leur mettre dans la tête qu’un morceau de papier est de l’argent ; et ils en sont aussitôt convaincus. Il va même jusqu’à leur faire croire qu’il les guérit de toutes sortes de maux, en les touchant, tant est grande la force et la puissance qu’il a sur les esprits. [...]

De Paris, le 4 de la lune de Rebiab, 2, 1712 (Juin).

Montesquieu, Lettres persanes (XXIV), 1721.

Histoire

Ce texte permet d’aborder :

– les principes de la monarchie absolue et du centralisme étatique ;

– la remise en cause de l’absolutisme dans le cadre d’un cours sur la pensée des Lumières et les causes de la Révolution.

Questions

1. À quel type de texte avons-nous affaire ? Justifiez votre réponse en vous appuyant sur une analyse de la situation d’énonciation.

2.Quel regard le narrateur étranger porte-t-il sur la vie parisienne ?

3.En quoi ce texte constitue-t-il une critique de la monarchie absolue ?

Une écriture épistolaire

• Une lettre fictive

Une observation de la typographie, de l’exorde (l. 1) et de la formule de clôture ( l . 54 ) révèle l’une des caractéristiques majeures du texte : l’écriture épistolaire.

L’énoncé présenté ici est la lettre qu’un dénommé « R i c a », de passage à Paris, adresse à « I b b e n », son correspondant oriental. Les dates qui figurent à la fin du récit de Rica (« le 4 de la lune de Rebiab, 2, 1712 » ) et dans le paratexte (L e t t r e s p e r s a n e s, 1721) soulignent la présence d’un double système d’énonciation : la lettre rédigée en 1712 appartient au roman épistolaire que Montesquieu publia en 1721. Il s’agit donc d’une lettre fictive.

• Un énoncé ancré dans la situation d ’ é n o n c i a t i o n

De multiples indices permettent au lecteur d’identifier les circonstances qui président à la rédaction de cette lettre.

Les premiers mots laissent entendre que Rica n’est pas seul (il est accompagné d’Usbek, dont le nom n’est pas cité) et qu’il voyage. Par l’emploi du présent d’actualité et le jeu des indications spatio-temporelles, nous savons précisément où et quand fut écrite la lettre. Bien des éléments révèlent également les origines orientales de son énonciateur :

– Certaines informations nous sont données par les formules d’ouverture et de clôture : noms aux consonances étrangères (« Rica », « Ibben ») ; indication de lieu (« Smyrne », ancien nom de la ville turque d’Izmir) ; référence au calendrier persan (l. 55).

– D’autres sont inhérentes au contenu du message : comparaison entre Paris et Ispahan (l. 7) ; allusion aux maisons basses des villes orientales ; évocation des « voitures lentes d’Asie » et du « pas réglé (des) chameaux » (l. 18-19).

Ces références à l’Orient, concession faite à la couleur locale et au pittoresque, peuvent paraître conventionnelles ; elles permettent à Montesquieu d’évoquer la société française des dernières années du règne de Louis XIV et de la Régence, d’une manière insolite et détournée.

• Une rhétorique de l’étonnement

Le regard que les Persans portent sur le monde qui les entoure est fait de naïveté et d’étonnement, ainsi qu’en témoignent les propos de Rica. La hauteur des maisons (l. 9-10), la promptitude avec laquelle les Français se déplacent (l. 17), l’incessante agitation qui règne dans la capitale (l. 17 à 19) ou les étranges pouvoirs du roi de France (l. 51 à 54) ne laissent pas de surprendre l’épistolier de passage. En cédant la parole à un étranger que tout étonne, Montesquieu se donne les moyens d’effectuer, non sans prudence, une satire mordante de la société française.

Une satire de la vie parisienne

• Les embarras de Paris

Dès les premiers mots de la lettre, Rica évoque ce que Boileau nommait dans l’une de ses satires « les embarras de P a r i s ». Les champs lexicaux de l’agitation et de la rapidité (l. 14 à 29), les verbes de mouvement (l. 15 à 17) ou l’évocation d’une petite scène de rue (l. 22 à 29) m e t t e n t l’accent sur les difficultés de la circulation et la frénésie stérile des déambulations à la française. Ce « mouvement continuel  » (l. 3), que Montesquieu rend à la fois familier et cocasse, est celui d’un royaume en pleine mutation économique : le mercantilisme, systématisé par les théories de Colbert, fait alors de Paris une capitale en pleine effervescence.

• La ségrégation sociale

L’épistolier évoque également les conséquences de l’essor démographique qu’enregistre la capitale au début du XVIIIe siècle. S’il faut « bien des affaires avant qu’on soit logé » (l. 4), c’est que Paris connaît alors une forte crise immobilière.

La spéculation et l’affairisme généré par la politique économique de Law – dont le système monétaire s’effondrera en 1720, ruinant des milliers de particuliers – pérennisent les clivages sociaux : on édifie de somptueux hôtels particuliers mais le peuple manque « des choses nécessaires » (l. 6). Cette ségrégation n’échappe pas au visiteur étranger.

• La vanité des comportements

Rica s’étonne également, avec une ironie qui révèle les véritables intentions de Montesquieu, de la bizarrerie « d e s mœurs et des coutumes européennes » (l. 31). Que dire du manque de courtoisie, de la brutalité ou de l’inconséquence des passants qui vous bousculent (l. 22 à 29) ?

Comment ne pas sourire de la naïveté populaire qui permet au roi de s’enrichir, « de la vanité de ses sujets » (l. 37) ou de leur soumission ? En recourant à l’expression familière « il n’a qu’à » (l. 46 à 51), l’auteur souligne la facilité avec laquelle le souverain parvient à duper ses sujets. Son autorité est celle d’un usurpateur.

Une critique du pouvoir

• Des allusions ironiques

Dans la dernière partie du texte, Montesquieu multiplie les allusions, souvent ironiques, à la monarchie française. Cette dernière est d’abord située dans le cadre élargi de l’Europe dont l’auteur dénonce le mercantilisme colonial, faisant allusion aux colonies péruviennes du roi d’Espagne. Viennent ensuite l’évocation des guerres qui ruinent le pays ( l .3 8 - 3 9 ) e t des références à la vente des « titres d'honneur », titres de noblesse, charges et offices, qui n’ont d’autre fonction que d’alourdir les caisses du souverain en renforçant l’administration du royaume ( l .4 0 ). Il n’est pas jusqu’à la politique particulièrement dépensière de Louis XIV qui ne soit l’objet de critiques (l. 37 à 51) : de 1689 à 1715, plus de quarante dévaluations, destinées à faciliter le remboursement de la dette « p u b l i q u e », ont eu lieu. Toutes auront affecté les pauvres du r o y a u m e .

• Le roi, habile manipulateur

Ces derniers sont d’ailleurs présentés par Montesquieu comme les principales victimes du machiavélisme royal. Plusieurs expressions témoignent des facultés de manipulation du monarque (l. 43 à 54), que Rica présente comme un profiteur désireux de s’enrichir. En faisant allusion au toucher des écrouelles et aux pouvoirs thaumaturgiques du roi (l. 52), Montesquieu s’attaque aux fondements de la monarchie de droit divin. Le roi est un « grand magicien » p a r c e qu’on le croit d’essence divine. L’ignorance est ainsi l’ultime rempart du r o y a u m e .

• Une prescience de la Révolution ?

Sous le masque faussement naïf de Rica, Montesquieu déprécie l’image du souverain. Mieux encore, il laisse imaginer à son lecteur, sur le ton enjoué d’une fiction, le « bel embarras » que pourrait occasionner le peuple de France « descendu dans la rue » (l. 12). Comment ne pas voir, derrière cet argument démographique, une vision de ce que serait – de ce que sera – la Révolution ?

À n’en point douter, l’étonnement feint de Rica est l’expression d’une mise en garde, le message qu’un être lucide adresse aux aveugles qui le côtoient.

source : cyberpotache