Commentaire : Stuart Merrill La ville moribonde

I- Un poème consacré à une ville dégénérescente

A- La décrépitude de l’espace urbain

Erosion, dégradation des éléments soulignée par des adjectifs qualificatifs : « bateaux pourris », « quais moussus ».
Une architecture de guingois (v.11 – « pignons penchés ») confirme la décrépitude de l’espace urbain.
La dégénérescence n’atteint pas seulement les éléments urbains. Les habitants de la ville subissent aussi le mouvement inexorable du temps : présence d’un champ sémantique de la vieillesse (mots souvent placés à la rime : »vieille, vieux, vieillir »)
Les codes poétiques décadents semblent mis au service de cette représentation dégradée de l’espace urbain : des vers boiteux (12 ou13 syllabes), métrique hésitante, bancale. L’alexandrin classique est boiteux, dégénéré.
Déséquilibre aussi à l’intérieur des quintiles malgré leur apparente régularité : un alexandrin isolé à la fin de chaque quintil – deux vers qui entre eux d’un côté, contre trois de l’autre. Césure décalée, hémistiches non équilibrés (le vers étant le plus souvent impair), le mètre et la syntaxe ne coïncident pas toujours. Enjambements et rejet = déséquilibre de la phrase qui déborde sur le vers suivant (de guingois)

B- La lente agonie de la ville

Déclin de la vie et du mouvement : évocation réitérée et insistante du sommeil (v.2 et 6).
Peu de verbes d’action – les rares mouvements sont exécutés dans la lenteur (v.16)
Présence d’un vocabulaire propre à la maladie : « moribonde, malade, lasse ». La ville est personnifiée par le poète qui lui attribue le comportement et les attributs d’un être convalescent : v.11 et 12 « s’accroupissent » « fenêtres closes comme des yeux »
Enfin l’agonie de la ville s’accompagne d’une extinction progressive de la lumière et donc d’un accroissement de l’obscurité : « l’ombre soudain accrue ».
Opposition entre deux époques : l’une actuelle et dégénérescente, l’autre révolue et inaccessible.
Les alexandrins souvent surnuméraires, les phrases assez longues donnent un rythme lent et mélancolique eau poème, que renforcent certaines sonorités (allitérations en r et s, assonance en o et oi)

II Une atmosphère funeste

A- une présence prégnante de la mort dans le poème

La ville décrite par Merrill est en fin de vie. Disparition de la vie signalée sous différentes formes dans le poème :
-désertification (« Tant de ses fils, … / Sont partis » « … où nul voyageur ne va / Plus » « Et tous ses chemins… / sont déserts »)
- « dévitalisation » (perte de vie) : la jeunesse semble avoir été décimée par les guerres – « l’homme fort » appartient à une époque révolue. Les derniers habitants de la ville sont « des vieilles et des vieux ». L’hémistiche du vers 14, placé à la rime, signale la mort prévisible de la ville (=litote).
- la mort est clairement évoquée : répétition du groupe nominal « fleuve de mort » et mise en relief du terme mort à la rime.
Les images de stérilité (« déserts ») et de fatalité ( exprimée au dernier vers par la tournure restrictive « ne…que ») montrent que le déclin de la ville est inéluctable.

B- L’évocation d’une cérémonie funèbre

Plusieurs éléments dans ce poème suggèrent une cérémonie mortuaire : les symboles religieux (croix de fer, cloches, église, « la parole et le chant de la prière latine », la vierge) – les vieilles et les vieux qui « ont gravi la pente de la colline/Pour aller à l’église » semblent former un cortège funéraire – les cloches et l’orgue produisent une musique funèbre adaptée aux circonstances. Pour finir, les éléments urbains personnifiés sont endeuillés : ils vibrent de sentiments inspirés par le deuil (v.12, 13, 14 : attitude de recueillement des façades – « l’orgue s’éveille en des sanglots … /tonne sa voix pleurant » « les bateaux … semblent alors tressaillir ». Champ lexical des larmes qui traduit la tristesse, le deuil. Les personnifications, nombreuse, accentuent le pathétique de la situation.
La crainte [« elle a peur », « l’Effroi »(allégorie)] contribue à renforcer l’atmosphère angoissante du poème, angoisse accentué par l’absence d’espoir au sein de la ville : la religion ne répond plus à l’appel de ses fidèles, elle a rompu toute forme de communication (son sens leur échappe).
Le déclin de la ville semble résulter des guerres successives qui ont vidé l’espace urbaine de ses habitants, de sa jeunesse et de sa vitalité. Plusieurs références au passé, à « l’homme fort » de jadis par opposition à la population vieillie du présent, indiquent que l’agonie de la ville est provoquée par l’usure, par l’assaut du temps (la ville est ici présentée comme un organe convalescent et âgé). La rupture avec le passé est soulignée : « plus » et « jadis » sont répétés et mis en relief dans le vers. (Nostalgie)
L’espoir semble absent et possible seulement hors de cette ville où règne un sentiment de condamnation que traduit l’évocation des amarres.