Philippe Jaccottet [1925], La Promenade sous les arbres, La Bibliothèque des Arts, Lausanne, Suisse.

 

[Le poète suisse Philippe Jaccottet a choisi ici la forme du dialogue pour présenter son esthétique et sa vision du monde.]

L’A U T R E— Il est vrai, je me demande parfois s’il est juste d’aimer les arbres comme vous le faites, et si vous ne vous égarez pas.

L’U N — Il n’y a qu’une chose dont je me soucie vraiment : le réel. Presque toute notre vie est insensée, presque toute elle n’est qu’agitation et sueur de fantômes. S’il n’y avait ce « presque », avec ce qu’il signifie, nous pourrions aussi bien nous avilir ou désespérer.

L’AUTRE — Je parlais de votre amour des arbres.

L’U N — Il n’est pas séparable de ce que j’ai dit. Venez que je vous en montre quelques-uns qui parleront mieux que moi. Ce sont des peupliers et quelques saules; il y a une r i v i è re auprès pour les nourr i r, et une étendue d’herbe déjà, bien que nous soyons encore en mars. C’est en ce mois que, dans les forêts qui avoisinent Paris, j’ai ressenti pour la pre m i è re fois peut-être à les voir une impression obscure et profonde, et maintenant je la retrouve ici, où il n’y a plus guère de forêts, et presque point d’eau.

L’AUTRE — Je ne vois rien de si étrange pourtant.

L’UN — Il n’y a jamais rien de « si étrange » dans ce qui me fascine et me confond. Je puis même dire en très peu de mots, et des plus simples, ce que nous avons sous les y e u x : la lumière éclairant les troncs et les branchages nus de quelques arbres. Pourt a n t , quand je vis cela naguère, et maintenant que je la revois avec vous, je ne puis m’empêcher de m’arrêter, d’écouter parler en moi une voix sourde, qui n’est pas celle de tous les jours, qui est plus embarrassée, plus hésitante et néanmoins plus forte. Si je la comprends bien, elle dit que le monde n’est pas ce que nous croyons qu’il est. Écoutez - moi : nous parlons d’ord i n a i re avec une voix de fantôme, et souvent, dans le moment même que nous parlons, nous souff rons déjà d’avoir été si prompts et si vains ; car nous avons le sentiment que chaque mot dit après le fantôme est dit en pure perte, et même qu’il ajoute encore à l’irréalité de notre monde; tandis que cette voix-ci, avec son incertitude qui s’élève sans que rien ne l’étaie de l’extérieur et s’aventure sans prudence hors de notre bouche, on dirait qu’elle est moins mensongère, bien qu’elle puisse tromper davantage ; on dirait surtout qu’elle ranime le monde, qu’à travers elle il prend de la consistance. C’est une voix, semble-t-il (et qui en serait sûr ? ) qui parle de choses réelles, qui nous oriente vers le réel.

L’A U T R E— Attendez. Il n’est pas aisé de vous suivre, et vous paraissez avoir oublié ces arbres .

L’UN — Quelle relation y a-t-il en effet de ces arbres à la naissance de cette voix? Les mots dont je me suis servi il y a un instant pour les décrire, vous avez compris comme moi qu’ils étaient loin de traduire ma fascination, et qu’ils relevaient encore, précisément, du langage de fantôme. Prenez donc patience, écoutez-moi quelques instants de plus; si j’essaie devant vous de corriger et de nourrir ce langage spectral, même si je n’aboutis pas à la voix profonde, peut-être aurons-nous fait en chemin quelque découverte propre à nous intéresser tous deux.

L’AUTRE — Je feindrai donc d’avoir assez de loisir pour écouter.

L’U N — Dire comme je l’ai fait, à la légère, que ces arbres étaient nus, nous égare déjà vers des souvenirs ou des rêves qui ne sont pas de saison; ces arbres sont beaux, mais d’une beauté d’arbre. Ce que nous voyons d’eux, simplement, c’est le bois, encore sans feuilles; sentez-vous que ce seul mot déjà, loin de nous égarer, nous aide à pénétrer dans l’intimité de ce moment ? Quand nous considérons ces troncs nus et ces branches, ou plutôt qu’ils nous sautent ainsi aux yeux, tout à coup, avec la brusquerie et la fraîcheur de ce qu’un coup de projecteur illumine et révèle, c’est du bois que nous voyons; et sans que nous le sachions clairement, je crois qu’au fond de nous est touchée notre relation intime avec la matière essentielle à notre vie et presque constamment présente en elle; et, sans que nous le sachions, encore une fois, ce sont plusieurs états du bois qui apparaissent en nous dans la mémoire, créant par leur diversité un espace et un temps pro f o n d s : ce peut être le tas de bois bûché devant la maison, c’est-à-dire l’hiver, le froid et le chaud, le bonheur menacé et préserv é ; les meubles dans la chambre éclairés par les heures du jour ; des jouets même, très anciens, une barque peut-être ; l’épaisseur d’un tel mot est inépuisable ; mais nous n’en sentons maintenant que l’épaisseur, et non pas les couches diverses dont je viens d’imaginer q u e l q u e s - u n e s ; nous ne sommes donc pas dispersés, mais nous avons le sentiment d’avoir posé le pied sur de profondes assises.

L’A U T R E— Ce n’est pas sans un rien de vraisemblance, et toutefois, je suis plein de doutes…

L’U N — Poursuivons quand même nos erreurs. Car l’essentiel n’est pas ce que j’appellerai maintenant le « bois de mars » (et je devrais, pour être plus complet, vous parler aussi de ce mois poignant); mais bien, une fois de plus dans ma vie de fantôme, la lumière qui le touche. Cette lumière, la plus commune des lumières de printemps, n’en a pas moins quelque chose de surprenant: merveilleuse, et presque un peu effrayante, dure et cruelle. Elle n’a rien des feux du soir, ni des cuivres de l’automne (cette boutique de chaudro n n i e r ) ; plutôt serait-elle un peu froide dans sa fragilité, comme quelque chose qui commence et, par timidité, se raidit. Considérez que nous ne pensons pas au soleil en la voyant, et que nous ne l’avons pas cherc h é ; car on dirait, vous ne le nierez pas, qu’elle est plutôt la lumière même du bois, et que ce sont les arbres qui les éclairent…

L’A U T R E— J’espère que vous êtes conscient de l’extrême subjectivité de vos re m a rq u e s , et que tout cela contredit gravement la vérité.

Vous répondrez d’abord à la question suivante : En vous appuyant sur l’étude des interventions de « L’autre », vous direz ce qu’apporte la forme dialoguée à la présentation des idées du poète.

Cette question préalable ouvre aux trois sujets. Elle fournit une entrée dans le commentaire en attirant l’attention des élèves sur la forme dialoguée et sa fonction dans l’exposition des idées. Elle permet d’amorcer une réflexion quant aux arguments de « L’un » et de « L’autre » au sujet du réalisme poétique ou des réserves exprimées devant « l’extrême subjectivité des remarques » de « L’un ». Elle aide l’élève à envisager les rôles respectifs des interlocuteurs dans le dialogue qu’il aura à composer pour l’écriture d’invention.

Il n’est pas demandé aux élèves de s’interroger sur le statut des deux voix qui composent le texte. L’ambiguïté délibérée (s’agit-il de deux personnages ou d’une division de l’auteur ? faut-il assigner « L’un » seulement au rôle du poète ?) est en partie résolue par le libellé, qui parle « des idées du poète », proposant en cela que l’art poétique réside dans le conflit des voix et non pas seulement dans le discours de « L’un ».

A travers une rapide étude des interventions de « L’autre », on peut raisonnablement attendre des élèves qu’ils repèrent sa fonction de contestation et à la fois de relance du propos. La brièveté de ses interventions lui confère d’ailleurs ce statut de pur contrepoint. Ainsi est-ce « L’autre » qui interroge (« je me demande parfois », première réplique) et oblige à préciser (« Il n’est pas aisé de vous suivre », septième réplique) ; c’est encore lui qui conteste (« je ne vois rien de si étrange », réplique cinq, « je suis plein de doutes », réplique onze, « tout cela contredit gravement la vérité », réplique finale). Grâce à la forme dialoguée, la réflexion est donc animée : elle évite le didactisme, d’autant plus qu’elle se voit chaque fois contestée. On n’attend pas de l’élève qu’il relie cette mise en scène de l’hésitation au primat de l’hésitation propre à la poétique de Philippe Jaccottet.

Commentaire

Vous commenterez depuis « Attendez… » jusqu’à « … profondes assises ».

Pour rendre compte de ces différents enjeux, on peut imaginer le développement suivant :

I . Une rêverie systématiquement contestée

1. La forme dialoguée : noms et fonctions des interlocuteurs.

Le texte est un dialogue ; il suppose donc un affrontement de points de vue, et une réflexion qui tire profit de la vivacité de la parole pour échapper au didactisme. Il met en en scène des personnages réduits ici à des voix : l’indétermination règne en effet dans les noms (« L’un » et « L’autre ») si bien qu’il est permis d’envisager la confrontation de deux entités distinctes, mais aussi, plus subtilement peut-être, la division de l’auteur en deux voix de sorte que leur affrontement le définisse, comme c’est souvent le cas dans les formes dialoguées. Cette distribution de « rôles » est caractérisée par le déséquilibre : « L’autre » ne peut être défini que par rapport à « L’un » ; il a d’ailleurs fort peu la parole. « L’autre » « donne la réplique », il sert à relancer la réflexion ou à la contester, quand c’est « L’un » qui propose ses idées.

2. Un esprit qui rêve face à un esprit qui doute et ironise.

Les interventions de « L’autre » montrent un esprit réticent, parfois ironique (ligne 38). « L’un » en revanche réclame patience et attention, si bien que « L’autre » n’est peut-être qu’une figure du lecteur. L’évolution du discours de « L’un » montre un mouvement croissant des phrases, depuis la première interrogative (moins d’une ligne) jusqu’à la phrase finale (14 lignes). En développant ses idées, il semble porté de plus en plus vers les « profondes assises » qu’il nous promet. Son propos avance aussi par touches successives (d’où l’abondance des modalisations et des corrections), il est sous-tendu par un art de la dérive. L’homme qui rêve se débat et se défend devant celui qui doute, voire qui nie.

3. Une réflexion contextualisée.

Par son titre notamment, comme par la forme dialoguée, le texte contextualise la réflexion ici menée. C’est en se promenant sous « les arbres » que les interlocuteurs débattent. L’étude des démonstratifs peut ici être éclairante : la forme « ces arbres » oscille en effet entre valeur anaphorique et valeur déictique. Il ne s’agit pas là seulement d’un procédé de mise en scène d’une argumentation : l’évocation de la nature paraît d’autant plus exacte et plus vive qu’elle se fait de visu.

II. Des mots de la nature

1. Un thème poétique apparemment traditionnel.

Le constant retour sur « ces arbres » dans le texte place le dialogue dans le cadre d’une tradition poétique. Cet amour de la nature est davantage développé dans le passage qui précède l’extrait donné à commenter, où transparaît même une esquisse de paysage. Dans l’extrait strictement défini, l’espace bucolique est réduit à des « arbres nus ».

2. Une rêverie sur la matière.

La disparition du paysage donne plutôt lieu à une rêverie sur la matière. L’évolution du vocabulaire dans la deuxième réplique de « L’un » doit ici être étudiée : les « arbres » deviennent « du bois », et la présence réelle se décline en autant de connotations et de réminiscences : « le tas de bois bûché », « les meubles », « des jouets », « une barque ». Chaque terme déplie lui-même un monde : « l’hiver », « la chambre », « des jouets très anciens ». Dans cette dérive de l’imaginaire, l’ordre des songes a son importance puisqu’on passe de la « demeure » stable à la « barque » qui symbolise le mouvement. Derrière l’évocation de probables souvenirs, il n’est pas interdit d’envisager aussi des symboles (« le bonheur menacé et préservé ») ou des réminiscences culturelles (la « barque » peut aussi être celle du passeur, voire celle de Charon). La nature n’est donc présente que pour disparaître, servir de tremplin à une réflexion d’un autre ordre.

III. … à la nature des mots

1. Une rêverie portée par les mots et concernant les mots.

La matière elle-même s’efface au profit de ces connotations ; le « bois » devient « ce seul mot ». Toute la deuxième réplique de « L’un » est portée par ce mouvement général, qui fait passer délicatement de la chair des arbres à celle du langage. L’amour des « arbres » qui devait être le sujet du dialogue devient peu à peu un amour des mots.

2. Une espérance dans les mots.

C’est que le dialogue constitue un véritable art poétique, opposant non pas seulement « le rêve » et sa « contestation », mais plus profondément la parole inauthentique, inconsistante, définie comme « langage de fantôme » à une parole pleine, capable de rivaliser par son « épaisseur » avec celle des choses qu’elle désigne. Les propos de « L’un » représentent ainsi un acte de foi dans la beauté des choses, et une espérance dans celle du langage qui nous permettrait peut-être d’espérer sortir de la parole inhabitée et vaine.

3. Une poétique de l’hésitation.

Par le mouvement de la pensée de « L’un », fait de reprises, de corrections, de précisions, comme par les doutes de « L’autre », le texte échappe cependant à toute affirmation. Le discours de « L’un » exprime sans doute une tentation du poète, mais le texte la remet en cause et la complique : l’épaisseur du langage nous donne le « sentiment » (ligne 55) de « profondes assises », mais on peut encore douter de cette impression. Confiance et défiance dans le langage s’exprimant en même temps, le discours de l’auteur par-delà ses protagonistes propose bien un art poétique de la modernité, qui accepte de « soupçonner » l’espérance lyrique, mais qui ne se résout pas pourtant à ce seul soupçon.

On peut retenir pour évaluer le travail des élèves les critères suivants :

- une réflexion sur le dialogue, la nature et les fonctions des interlocuteurs,

- une attention portée à la dérive de l’imaginaire dans le discours de « L’un »,

- un repérage sinon une analyse précise de l’évolution du propos, passant de la nature aux mots,

- une interrogation sur le statut du texte (en quoi s’agit-il de « poésie » comme l’indique le sujet ?).

Ces pistes de réflexion peuvent donner lieu à bien des constructions. On acceptera aussi bien une compréhension progressive du texte (du type : I. Un dialogue qui semble opposer deux attitudes devant la nature, II. Une réflexion sur les mots) qu'une réorganisation a posteriori de la compréhension. On valorisera les copies attentives à la progression des phrases, à l’amplitude croissante du discours exprimant la dérive de l’imaginaire et plus généralement capables d’ancrer le commentaire dans une étude précise.

Dissertation

Attendez-vous de la poésie qu’elle nous rapproche ou qu’elle nous libère de la réalité ? Vous tenterez de répondre à cette question en tenant compte des idées exprimées dans le texte ci-dessus, mais aussi en faisant appel aux œuvres poétiques étudiées dans l’année et à vos lectures personnelles.

Dans le cadre du cours, l’un des traitements les plus intéressants d’un tel sujet consisterait à évoquer les deux poétiques mises en tension (quête de la réalité contre celle d’un au-delà) pour montrer qu’elles ne s’opposent peut-être pas. Ce traitement dialectique n’est en rien exigé de l’élève, non plus qu’une réflexion approfondie quant au statut de ce qu’on appelle « la réalité » (est-elle liée au visible, à l’historique ? n’est-elle pas plutôt le résultat d’une construction ou d’une figuration ?). Le libellé propose plutôt une expression personnelle argumentée, comme le montre le tour initial : « Attendez-vous ». Il s’agit pour l’élève de rendre compte de ses expériences de lecteur de façon argumentée, non de reparcourir toutes les poétiques dans leur diversité et leur possible complémentarité.

En conséquence, on acceptera aussi bien un traitement du sujet soucieux de confronter d’abord les termes (« rapprocher », « libérer ») pour élaborer une proposition personnelle qu’une prise de position initiale ensuite justifiée. Il est permis d’imaginer que la prise de position de l’élève dépende aussi bien de sa sensibilité que du corpus poétique sur lequel il aura travaillé dans l’année, assises personnelles et scolaires qui ne sauraient faire partie des critères d’évaluation : on ne saurait reprocher à un élève de connaître davantage les Parnassiens que les poètes de la présence tels que Bonnefoy, Jaccottet, les poètes engagés plutôt que l’Oulipo.

La copie de l’élève peut donc donner lieu aux développements suivants :

Première proposition

I. La poésie reconstruit la réalité : par son appel à l’imaginaire, par son travail des images.

II. La poésie dit un monde intérieur : le lyrisme, la rêverie de « L’un » dans le texte en sont autant de preuves.

En conséquence, j’attends de la poésie qu’elle me libère de la réalité.

Deuxième proposition

I. La poésie apparaît comme un genre de l’imaginaire : l’opinion commune associe la poésie à la rêverie et à l’enjolivement du monde.

II. Cependant, cette opinion commune ne comprend pas ce qu’est le travail de la poésie : le poète ne décrit pas toujours de façon réaliste le monde, mais le recompose et le configure.

III. En nous libérant de la réalité, la poésie ne s’évade pas : elle peut nous rapprocher du monde en disant la réalité autrement.

Troisième proposition

Mon expérience de lecteur et mes choix me conduisent à souhaiter une poésie qui me rapproche de la réalité. Voici pourquoi :

- la poésie de pure imagination me paraît tourner à vide ;

- les poètes engagés dans l’Histoire sont les écrivains qui la disent le mieux, et qui font de la littérature une intervention dans la réalité ;

- des poètes plus soucieux de la nature ou du monde donnent aussi à lire le monde réel en nous apprenant à le voir tel qu’il est, non comme on se le représente d’habitude ;

- même quand elles contestent le réalisme, les esthétiques le font au nom d’une autre réalité supérieure et « plus réelle », comme le prouveraient Rimbaud ou les surréalistes.

Ces plans succincts ne résument pas la diversité des traitements possibles : ils montrent que bien des constructions sont acceptables, dès lors que le point de vue, fût-il jugé apparemment naïf, est argumenté et justifié dans une démonstration bien conduite.

Invention

« L’épaisseur d’un tel mot est inépuisable ». A votre tour, vous rédigerez un dialogue dans lequel deux personnages choisissent un mot et s’efforcent d’expliquer ce que Philippe Jaccottet appelle son « épaisseur ».

L’intérêt d’un tel sujet est d’inviter les élèves à une réflexion sur un mot : le cours de français est aussi une initiation à la langue et à ses richesses. « L’épaisseur » telle que l’envisage Philippe Jaccottet relève d’une rêverie sur le vocabulaire de la matière ; elle procède surtout par connotations personnelles et sans doute quelques réminiscences culturelles, comme celle de la « barque » que la connaissance de l’œuvre invite à entendre comme un symbole du « passeur » antique.

Il ne s’agit pas d’attendre de l’élève qu’il reproduise strictement cette rêverie : toute méditation sur un mot doit plutôt être acceptée, qu’elle s’inspire de l’étymologie, de l’histoire affective ou culturelle du locuteur, de la dérive par paronomase, de la motivation du signe, etc.

« L’épaisseur » d’un mot est aussi bien historique, culturelle, sémantique que phonétique ; elle passe aussi bien par le référent que par ses dénotation et connotations. L’exercice invite autant à une réflexion lexicologique qu’à des jeux poétiques.

Le choix du mot « madeleine » pourrait par exemple donner lieu à bien des traitements :

- il ouvre à l’univers de la gourmandise et peut-être de l’enfance, qu’il désigne des variétés de fruits estivaux ou une plus fameuse pâtisserie ;

- il évoque à tout littéraire la clé du temps retrouvé, Proust n’hésitant pas lui-même à multiplier les métaphores à partir de la forme et de la consistance de la pâtisserie ;

- nom propre, il laisse imaginer la repentante aux pieds de Jésus, les traits que lui ont donnés Le Corrège ou Le Titien, à moins que l’imaginaire personnel ait préféré retenir d’abord l’image de la sainte finissant ses jours dans une grotte provençale, ou encore quelque figure féminine relevant de l’autobiographie ;

- c’est la voix de Jacques Brel que le nom aussi peut réveiller, et davantage encore si l’histoire personnelle du rêveur lui a fait aimer jadis une Madeleine peu ponctuelle ;

- le mot peut faire se lever aussi dans la lumière grise de Paris une Place célèbre et une église néoclassique ;

- madeleine peut s’entendre Ma-de-laine, ou Amas-de-laine, redoublant de chaleur et de douceur, voire de douce haleine ;

- l’épaisseur du mot redouble dès lors qu’on tente de regrouper ses différents sens :l’étymologie apprend que la relation entre le fruit et la sainte viendrait de ce que la pêche fond en eau autant que la repentante en larmes ; mais une interprétation moins métaphorique est en concurrence : ce serait par métonymie qu’on aurait baptisé ainsi les fruits mûrissant à la date de la sainte-Madeleine ;

- la rêverie peut faire se succéder les images, ou à l’inverse les synthétiser dans une sorte de délicieux monstre fait de fruits, de gâteaux et de diverses femmes.

Quelle que soit la voie choisie, on voit que « l’épaisseur » est d’autant plus consistante que le rêveur s’efforce de relier entre elles, par l’imaginaire ou par le savoir, les images différentes que fait naître le mot.

On peut retenir pour critères d’évaluation :

- le respect de la forme dialoguée ;

- le souci de distinguer les fonctions des deux voix : qu’elles collaborent ou s’affrontent, elles ne doivent pas être une distribution par tirets d’un monologue ;

- le choix précis d’un mot initial ;

- le développement progressif d’une rêverie ou d’une réflexion lexicales.

source : cyberpotache