IONESCO

Amédée ou Comment s’en débarrasser

 

1. Situation du texte

Après La Cantatrice chauve (1950) et Les Chaises (1952), Ionesco poursuit son œuvre de satire de l’absurdité du monde contemporain, en soulignant l’aveuglement spirituel et le ronronnement du discours petit-bourgeois. Pour adapter son écriture dramatique à cet appauvrissement remarquable des idéaux et des projets humains, il détricote les règles du théâtre européen, et dépouille le langage de toute prétention littéraire apparente. Mais avec Amédée, et contrairement aux pièces précédentes, il retrouve une position d’héritier en rapport avec la (récente) tradition surréaliste : sa façon de cultiver l’insolite, l’incongru, pour surprendre le public, le faire rire et lui ôter toute certitude, fait un contrepoint à la noirceur absurde, avec une fantaisie et une poésie qu’on chercherait en vain dans le théâtre de Beckett.

Ainsi, tout au long du premier acte d’Amédée, le spectateur apprend que le couple formé par Madeleine et Amédée ne sort plus de chez lui depuis 15 ans, que l’homme n’arrive plus à écrire depuis le début de cette réclusion volontaire, et constate que leur existence de crustacés n’est pas même épicée par cet étrange « recel de cadavre » (acte II) à croissance continue, dans leur chambre à coucher. Mais, juste avant ce passage, l’entrée inopinée du facteur a constitué un événement-déclencheur : l’affolement disproportionné du couple, le premier débordement concret du cadavre (sa tête fait exploser la vitre de la chambre) et la tâche compliquée de le plier en deux, signalent une mise en route de l’action, avec son mélange étonnant de comique de situation et de tragique humain.

 

2. Du comique au tragique de l’absurde

Dès le début de la pièce, le comique tient essentiellement du contraste entre la médiocrité psychologique et langagière du couple et la dérive outrancière de sa réclusion (« faire les courses » par la fenêtre, au moyen d’un panier au bout d’une corde, par exemple) – c’est-à-dire que le comique de situation s’articule et s’additionne au comique de caractère, grâce à cet ingrédient particulier qu’est l’insolite, l’invraisemblable : des champignons poussent dans l’appartement (l. 26), le cadavre ne se décompose pas mais grandit sans cesse, au point qu’il faut imaginer des solutions d’attente (l. 11-13)... Or, chaque événement était reçu jusqu’ici par les deux personnages comme une contrariété, agaçante mais banale. Tout en conservant sa dominante plaintive, le ton semble changer radicalement dans cette scène, en atteignant un degré extrême, mais toujours contrasté, puisque les didascalies préconisent une gestuelle hystérique pour Madeleine (l. 17, 22, 30 et 32) et l’apparence d’une résignation pitoyable pour Amédée (l. 4, 35-37).

Le discours des deux personnages contribue de manière importante au comique de la scène, par son rythme accéléré et sa contradiction tonale. En effet, la succession rapide de questions et d’exclamations (l. 1-2), de proposition et de refus (l. 9-14), suggère que leurs voix tendent à se superposer, quand ils ne se coupent pas effectivement la parole (l. 24-25) ; ou bien la parole s’emballe seule, en un débit de mitraillette qui ne laisse pas même le temps d’une ponctuation ordinaire (admirable l. 15). D’autre part, Madeleine et Amédée ont des velléités rhétoriques dérisoires : que l’un fasse recours à des termes d’apparence scientifique (l. 5-7 : « la progression géométrique ») et l’autre prétende atteindre une véritable hauteur philosophique (passant du niveau de son couple à celui de « l’humain » l. 31), leur discours est en réalité irrémédiablement ordinaire, fabriqué à partir de clichés (l. 10, 18, 21), voire empreint de vulgarité (« il va s’amener ici avec… » l. 25) ; et ce langage mécanique se trahit de manière patente quand il est pris de hoquet comme un disque usé (l. 31-34).

Cet enrayement du discours n’a cependant pas qu’un effet comique, il fait croître une angoisse sourde suscitée insidieusement par la récurrence des tournures négatives, dénotant l’accablement ou la révolte (l. 4, 14, 19, 22, 30…). Le parti pris de mise en scène est souvent déterminant pour orienter la balance émotionnelle d’un spectacle absurde : le comique et le tragique sont les deux faces d’une même aventure humaine. Une forme moderne de la fatalité apparaît dans cet engrenage à la fois absurde (par le fantastique banalisé) et logique (par son déroulement attendu), où le couple se découvre impuissant face à l’image objectivée de ses démons intérieurs.

3. La symbolique psychologique

La crise de cette fin du premier acte a mis un terme à la routine rétrécie du vieux couple, routine comparable à une survie plutôt qu’à une existence digne de ce nom. Tout au long de l’acte II, Madeleine et Amédée vont tenter de se ressouvenir qui est ce mort qu’ils cachent, quel conflit et quel enjeu il représente ; la confusion de leurs discours ne fait alors que prolonger la frénésie désespérée de ce passage, pour souligner le refoulement d’une culpabilité sans objet, le poids inconscient d’une somme de regrets et de remords – bref, le cadavre qui envahit leur intérieur étriqué est le symbole concret d’une mauvaise conscience innocente qui refait surface, malgré tous leurs efforts pour l’étouffer en se rassurant.

Ionesco fait réagir différemment l’homme et la femme face à leur angoisse existentielle, fruit des compromis, des projets avortés, du manque d’imagination. Les récriminations de Madeleine partent d’un point de vue individuel (l. 10, 26-27) et expriment le sentiment d’une vie bridée (l. 22) : il semble que son angoisse résulte d’une frustration fondamentale, la peur d’un gâchis personnel, la peur d’avoir vieilli sans avoir vécu. Amédée, en revanche, dans sa résignation immédiate (l. 4), dans ses efforts pour prendre du recul (l. 21, 24, 29), semble peu touché dans son être par l’inconfort de la situation ; sa dernière réplique rappelle qu’il songe à son œuvre manquée – double malheureux de Ionesco… Mais l’ironie de cette mise en abyme de la création théâtrale, qui parodie la qualification de l’art comme valeur rédemptrice de l’humain (si l’impossibilité d’écrire équivaut à « nous sommes fichus », l. 38), ne laisse pas prévoir la fin délirante, onirique, de la pièce, où l’imagination d’Amédée est justement ce qui lui permet de s’envoler littéralement pour échapper à sa vie de couple étouffante.

source : cyberpotache