Hugo

Hernani

" ... Ma race en moi poursuit en toi ta race "

 

ACTE I SCÈNE 4

Hernani, seul .


Oui, de ta suite, ô roi ! De ta suite ! -j' en suis.
Nuit et jour, en effet, pas à pas, je te suis !
Un poignard à la main, l' oeil fixé sur ta trace,
je vais ! Ma race en moi poursuit en toi ta race !
Et puis, te voilà donc mon rival ! Un instant,
entre aimer et haïr je suis resté flottant,
mon coeur pour elle et toi n' était point assez large,
j' oubliais en l' aimant ta haine qui me charge ;
mais puisque tu le veux, puisque c' est toi qui viens
me faire souvenir, c' est bon, je me souviens !
Mon amour fait pencher la balance incertaine,
et tombe tout entier du côté de ma haine.
Oui, je suis de ta suite, et c' est toi qui l' as dit !
Va, jamais courtisan de ton lever maudit,
jamais seigneur baisant ton ombre, ou majordome
ayant à te servir abjuré son coeur d' homme,
jamais chiens de palais dressés à suivre un roi,
ne seront sur tes pas plus assidus que moi !
Ce qu' ils veulent de toi, tous ces grands de Castille,
c' est quelque titre creux, quelque hochet qui brille,
c' est quelque mouton d' or qu' on se va pendre au cou ;
moi, pour vouloir si peu je ne suis pas si fou !
Ce que je veux de toi, ce n' est point faveurs vaines,
c' est l' âme de ton corps, c' est le sang de tes veines,
c' est tout ce qu' un poignard, furieux et vainqueur,
en y fouillant long-temps peut prendre au fond d' un
coeur.
Va devant, je te suis. Ma vengeance qui veille
avec moi, toujours marche et me parle à l' oreille !
Va, marche, je suis là, je te pousse, et sans bruit
mon pas cherche ton pas, et le presse et le suit !
Le jour tu ne pourras, ô roi, tourner la tête,
sans me voir immobile et sombre dans ta fête ;
la nuit tu ne pourras tourner les yeux, ô roi,
sans voir mes yeux ardents luire derrière toi !
il sort par la petite porte.


fin du premier acte.

l. REPÈRES

Après la Préface de Cromwell (1827), qui met en place l'esthétique du drame romantique, Hugo connaît un échec avec Amy Robsart (1828), et sa pièce Marion de Lorme (1829) est interdite.

Sur Hernani, rédigé en moins d'un mois (du 29 août au 24 septembre 1829), la censure exigera des modifications d'ordre politique. Mais la pièce est favorablement accueillie par le Cénacle romantique et par les comédiens français, malgré des réticences de leur part portant sur la prosodie. La première représentation (25 février 1830) donne lieu à une bataille, racontée par Gautier dans son Histoire du Romantisme, entre les jeunes romantiques et les classiques. Malgré des représentations houleuses et l'hostilité d'une grande partie de la critique, la pièce est un succès financier et consacre la réussite de l'esthétique du drame romantique, qui bouleverse les règles du théâtre classique.

2. LECTURE MÉTHODIQUE

Le sous-titre initial de la pièce, " Trois contre une ", définit l'essentiel de l'action, la rivalité d'amour qui anime, autour de Dona Sol, Don Ruy Gomez, Don Carlos et Hernani. Les trois premières scènes de l'acte 1 présentent les personnages dans l'action : l'entrevue d'Hernani avec Dona Sol en présence du roi dissimulé, le début du duel entre les jeunes gens, l'arrivée inopinée de Don Ruy Gomez auquel le roi fait croire qu'il est venu lui demander l'hospitalité, la libération d'Hernani que le roi fait passer pour quelqu'un de sa suite. La rencontre avec le roi détermine chez le proscrit un bouleversement qui se traduit dans le monologue qui achève l'acte I. Ce monologue porte entièrement sur la situation d'Hernani, qui ironise sur sa condition. L'importance du roi est révélée par la présence de la 2e personne à l'intérieur même dit monologue, qui permet de souligner les difficultés qu'éprouve Hernani dans sa conduite par rapport à lui. L'étude du texte pourra donc porter également sur les sentiments et les choix du personnage et montrer en quoi il peut se définir comme un héros romantique.

1. L'importance des pronoms personnels

Alors que le monologue se définit par une situation d'énonciation où le personnage s'adresse à lui-même, mais devant un public qui bénéficie de la confidence, ce passage, malgré la didascalie seul, se caractérise par la présence de la 2e personne, suggérant la présence d'un interlocuteur, associée à celle de la 1re personne.

A. La 2e personne

La présence constante de la 2e personne est une caractéristique particulière qui révèle l'importance de Don Carlos, et qui permet de préciser le rapport entre Hernani et lui. La 2e personne est constamment perceptible dans le monologue à travers les pronoms personnels et les adjectifs possessifs. Elle est également soulignée par le gallicisme c'est toi qui (v. 9 et 13).  Elle est précisée par les deux apostrophes ô roi qui, aux vers 1 et 31, encadrent le texte. Cette insistance révèle sur le plan psychologique une vive émotion traduisant l'envahissement de la conscience d'Hernani par la présence obsessionnelle du roi. Sur le plan dramatique, elle fait apparaître l'importance de Don Carlos dans la pièce, ce que précise le lien entre les deux premières personnes.

B. Le lien entre les personnes

On observe très fréquemment le rapprochement entre la 1re et la 2e personne, exprimé par la proximité de deux pronoms (je le suis, v. 2), de deux possessifs (Ma race... ta race, v. 4), d'un terme de chaque nature (de ta  suite ! - J'en suis !, v. 1). L'adresse au roi permet à Hernani d'exprimer de façon directe des émotions et une situation précisées par le lexique dès le 1er vers.

2. L'importance du premier vers et de son développement

La scène 3 s'achève sur la précision du roi à propos d'Hernani c'est quelqu'un de ma suite. Le monologue d'Hernani s'inscrit dans ce contexte, avec l'utilisation fréquente du verbe suivre, du mot suite, rimant avec certaines formes du verbe être.

A. Le premier vers et ses reprises

La répétition de l'expression de ta suite dans un vers au rythme disloqué 1/3/2/4/2 révèle son importance. Le groupe J'en suis qui achève le vers la souligne par la reprise de sonorités voisines, et permet de mettre en place un système de jeu de mots avec le verbe suivre, mis en valeur par sa place à la rime (v. 2). Des jeux analogues sont repris au long du texte : je suis de ta suite (v. 13), je suis là... / [ Mon pas] le suit (v. 29, 30). Cette insistance sur le mot suite et sur le verbe de même racine conduit à considérer les différents sens du terme.

B. Les sens du mot suite

Les termes ont en effet une signification équivoque. S'ils évoquent dans la scène précédente la cour et la situation des courtisans, comme au vers 17, le contexte leur donne ici un éclairage particulier. On observe ainsi la place à la rime de trace (v. 3), qui répond à suis au vers précédent. L'idée est reprise au vers 18 (tes /pas), au vers 28 (marche), au vers 30  (Mon pas ... ton pas). Chaque occurrence du verbe suivre est accompagnée de termes voisins évoquant une filature. Cette constante, confirmée par l'emploi du dérivé poursuivre au vers 4, souligne d'abord l'ambiguïté du terme et donne un sens particulier au nom suite. Celui-ci évoque alors l'univers du complot et du crime. Cette ambiguïté met l'accent sur l'opposition entre la situation telle qu'elle est perçue par les autres personnages et telle qu'elle est perçue par Hernani. Elle souligne la charge de haine que le héros porte au roi, ignorée des autres, et crée les conditions de l'attente d'une issue sanglante. Le tragique, tonalité dominante, naît de la menace qu' Hernani fait peser sur Don Carlos, menace issue d'une relation complexe entre les personnages.

3. Des relations complexes

À partir du double sens de suivre, celui que comprend Don Carlos et celui que revendique Hernani, s'expriment le refus de la vie de cour et le choix de la vengeance.

A. Les refus

L'image du vers 15 baisant ton ombre, la métaphore du chien au vers 17, qui connote la servilité, le nom majordome,  évoquant la fonction de domestique, soulignent le déshonneur lié à la vie de cour. L'expression abjuré son coeur d'homme renforce l'idée d'une sorte de déshumanisation. La petitesse morale est traduite par les expressions relatives aux récompenses d'une vie de cour, mises en valeur par les coupes régulières 6/6//6, par l'indéfini quelque et par l'opposition avec grands (v. 19 à 21) : titre creux, hochet, mouton évoquent des objets sans valeur et connotent l'apparence et la vanité. Enfin l'emploi du singulier à valeur indéfinie (seigneur... majordome, v. 15) ou du pluriel (chiens, v. 17, ils... ces grands, v. 19), de l'adverbe jamais, trois fois repris (v 14, 15, 17) et du présent de généralité (veulent, v. 19) associe l'ensemble des hommes de cour dans la même dépréciation et la met ainsi en relief. On perçoit ainsi le refus d'Hernani de se plier à la loi commune de la cour, et à ses options, qui sont largement liées à sa situation particulière à l'égard de Don Carlos.

B. La relation avec le roi

L'opposition avec les courtisans est soulignée par le détachement de Moi (v. 22), et le parallélisme des constructions des vers 23, 24, 25 qui répondent à celles des vers 19, 20, 21 (Ce qu'ils veulent... C'est... C'est / Ce que je veux... C'est... C'est). Cette opposition se traduit aussi lexicalement (à faveurs vaines) répondent des termes relatifs à la profondeur (âme... sang... fouillant... fond). La position d'Hernani vis-à-vis du roi est liée à deux facteurs. Au vers 4, la reprise en chiasme Ma race en moi... en toi ta race souligne l'importance du conflit initial entre les deux familles. Le nom race amplifie de manière hyperbolique le conflit à la dimension de toute une lignée. Cette indication fait apparaître la nécessité de la vengeance comme une affaire d'honneur. La double coordination Et puis et l'exclamative du vers 5 ajoutent une seconde raison, en mettant en valeur te après la virgule, et rival à la césure. L'affaire d'honneur se double donc d'une rivalité amoureuse qui la ranime. Les passés je suis resté... était... oubliais (v 6, 7, 8) expriment en effet une hésitation, à laquelle s'opposent la conjonction Mais au début du vers 9 et la reprise du mot haine en relief à la fin du vers 12, en écho à son utilisation négative au vers 8 (J'oubliais... ta haine). Loin de s'y opposer, la vie privée du héros conforte ses sentiments initiaux.

C. La décision d'Hernani

La décision d'Hernani s'affermit et se précise à partir de ce renforcement. La fin du monologue souligne la mise en place de la vengeance en reprenant et en développant les éléments initiaux. La reprise des mots nuit (v. 2 et 33), jour (v. 2 et 31), pas (v. 2 et 30), suis (v 2 et 27) révèle une construction circulaire et met en relief la confirmation de la situation initiale.

Ce monologue complète donc l'exposition. Les observations précédentes donnent des indications sur la mise en place de   l'action et sur les raisons qui conduisent Hernani à se venger de Don Carlos. Elles exposent la personnalité d'un homme en rupture avec les codes de la cour et en proie à la violence des sentiments diversifiés que sont l'amour et la haine. Cette sensibilité le caractérise comme un héros romantique.

4. Le héros romantique

Plusieurs éléments définissent ici Hernani, sa position sociale, sa personnalité, son idéologie.

A. Une situation par rapport à la société

Hernani est à la fois noble et proscrit. Cette dernière caractérisation est sensible tout au long du monologue à travers l'emploi de la première personne du singulier, et à travers les jeux d'opposition avec les courtisans. Cette solitude, cet isolement par rapport au corps social, la notion de déclassement, sont un des caractères fondamentaux du héros romantique, que l'on retrouve aussi dans Ruy Blas et dans le théâtre de Musset.

B. Une personnalité et un destin tourmentés

Cette solitude va de pair avec un destin hors du commun lié à une sensibilité complexe. Comme chez le héros tragique, Hernani est marqué par une malédiction ancienne dont il n'est pas responsable, puisque la querelle entre sa famille et celle de Don Carlos date de la génération précédente. Cette malédiction s'exprime dans sa sensibilité, par la haine qu'il porte en lui. Elle détermine sa conduite en limitant sa liberté. De plus, la rivalité amoureuse avec Don Carlos associe étroitement à cette haine l'amour qu'il éprouve pour Dona Sol. Sa vie est dominée par cette double pulsion qui rend son amour et son bonheur finalement impossibles. Enfin, Hernani est condamné à une action constante, comme le souligne l'encadrement du monologue par les compléments de temps nuit et jour... le jour... la nuit ainsi que l'image du poignard aux vers 3 et 25.

C. Les niveaux de langue

Ce caractère romantique passe aussi à travers une certaine manière de parler.

Le texte mélange la familiarité et le tragique. Ainsi les mots chiens... hochet... mouton... précèdent-ils des termes comme âme et sang, à connotation tragique. La violence est également sensible dans la brutalité de certaines images: la reprise du nom poignard (v. 3 et 25) est associée au vers 26 à une évocation d'une cruauté presque anatomique: l'expression fouillant... au fond d'un coeur mise en valeur par l'allitération en [f]. Elle s'exprime aussi dans l'évocation des couleurs et des lumières - Hernani est un personnage associé au rouge (sang, v 24), à l'ombre (sombre, v. 32), et au feu (ardents... luire, v. 34) -, et dans la reprise de certains termes : poignard (v. 3 et 25), haïr, haine (v. 6, 8, 12).

Enfin les exclamatives nombreuses (v 1, 5, 13, 18, 22, 27, 29, 34), l'irrégularité fréquente des rythmes, accentuent cette impression de violence.

Hernani se révèle comme un personnage en proie à un malheur violent mais humain. C'est à partir de ces différents éléments que l'on peut définir le héros romantique tel qu'il apparaît également dans le théâtre de Musset.

CONCLUSION

La facture même de ce monologue qui semble s'adresser à un interlocuteur conduit à définir la situation d'Hernani par rapport aux autres personnages, particulièrement à Don Carlos. Il complète ainsi l'exposition, et contient un intérêt dramatique en ce qu'il affermit la décision du héros, dont le spectateur attend dès lors l'exécution. D'autre part cette situation, qui fait apparaître la solitude et le malheur du héros voué à une action grandiose, permet de caractériser Hernani comme un exemple des " nouveaux héros " qui vont peupler le théâtre romantique.

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