GIRAUDOUX,

La Guerre de Troie n’aura pas lieu

Acte II, scène 13

Situation du texte

Autre temps, autre type de transposition des mythes antiques : Giraudoux nourrit ses pièces de notations anachroniques, références concrètes à la vie contemporaine et choix d’un langage " à la mode " – afin de divertir son public bien sûr, mais surtout afin de réactiver la portée universelle du mythe en l’actualisant.

Dans cette pièce en deux actes, au titre illogique pour la tradition, le spectateur est transporté dans Troie à la veille de la fameuse guerre, et l’imminence du combat fait développer aux personnages, hommes et femmes, des considérations philosophiques sur l’amour, la mort, la patrie. À l’entrée en scène des représentants grecs, acte II, scène 12, on croit un instant au miracle d’un accord : Hélène rendue, la guerre n’aura pas lieu. Mais Ulysse fait des complications… et l’infidélité d’Hélène est entendue. À l’instigation de Zeus, une dernière tentative de conciliation est alors effectuée entre les deux chefs. Mais la scène 13 est l’avant-dernière de la pièce : le sort en est déjà jeté, puisque la guerre de Troie a bien eu lieu.

Une interview plus qu’un dialogue

Hector, bien laconique face à l’éloquent Ulysse, fait office d’intervieweur : étranges négociations où les participants n’ont pas égalité de parole ! Ses interventions sont presque toutes brèves et interrogatives ; il relance la réflexion ouverte d’Ulysse, en la recentrant à chaque fois : du général au particulier (deux peuples affrontés – Troie et la Grèce, l. 16), sur l’inimitié (l. 19 et 26), sur le sentiment populaire (" les autres Grecs ", l. 39), sur l’hypocrisie du motif officiel (plutôt qu’Hélène, la convoitise économique, l. 46-49). Hector, à l’instar de Socrate, semble faire accoucher Ulysse des motivations véritables de la guerre ; mais ce travail d’énonciation passe par des détours poétiques ou ironiques.

Dans la première réplique d’Ulysse, la longueur des périodes oratoires, leur structure anaphorique (5 fois " quand "), le système ternaire (" plaisir-consciencenature ", " architectes-poètes-teinturiers ", " volume-son-nuances "), le goût des balancements (" le toit en charpente troyen et la voûte thébaine ", etc.), tous ces artifices de rhétorique permettant de décrire un processus mythique d’opposition des peuples, l’orateur les anéantit enfin par quelques remarques désinvoltes, sur un ton de conversation (" c’est de la petite politique, j’en conviens "). Procédant plus ou moins de la même manière dans les autres répliques d’Ulysse, Giraudoux, qui a lui-même payé de sa personne durant la Première Guerre mondiale, effectue ainsi en fin de tirade, après avoir revivifié l’aspect héroïque, littéraire, que revêt l’histoire des nations a posteriori, un brutal et cynique retour au réel : il " dégonfle " le mythe de la gloire après y avoir souscrit encore une fois, avec délectation. Ce renversement formel accompagne le glissement  thématique de l’image traditionnelle de la Fatalité au discours plus moderne de la " Real-politik ".

L’inéluctable : caprice des dieux ou invention humaine ?

Alors qu’Hitler est au pouvoir en Allemagne depuis deux ans, que les pays européens s’affrontent via leurs empires coloniaux, la pièce de Giraudoux propose une réflexion sur l’engrenage de la guerre.

Hector fait lentement reconnaître à Ulysse qu’il est trop facile de rendre la Fatalité, les Dieux, responsables de leur conflit : dès son jeu de mot initial (" univers-universelle "), Hector désacralise l’Olympe (sens que contenait " l’univers " dans la bouche d’Ulysse), et va ramener son homologue grec au niveau de l’humanité, tout au long du dialogue. Ulysse, dans sa première tirade, fait le tableau d’un destin-chef d’orchestre, qui joue à opposer systématiquement deux peuples, pour " se ménager son festival " ; dans la troisième grande réplique (l. 27-38), la nature sert de comparant, et les hommes (" nous ") sont devenus sujets de leur évolution, mais celle-ci relève toujours de l’imaginaire culturel (des " roues de pignon " à la " couleur d’orage – lumière de la guerre grecque ") ; enfin, dans sa quatrième réflexion (l. 40-45), les préjugés et la convoitise des Grecs prennent une réalité palpable (" entrepôts ", "or des temples ", "blés ", "colza ", [statues de] "dieux et des légumes trop dorés ") ; le moteur réel de la guerre apparaît, d’où l’exclamation triomphante et amère d’Hector (l. 46).

Mais deux terribles remarques sur la psychologie profonde des peuples viennent nuancer cette explication purement matérialiste : Ulysse laisse entendre en creux (l. 20-25) que la guerre est par essence une lutte fratricide entre des peuples qui se ressemblent, et non entre " les ennemis naturels ", préférant à cette expression consacrée le mot " adversaires ", comme si un désir d’ordre sportif déterminait l’autodestruction humaine. Cette gratuité de la volonté guerrière se retrouve dans la dernière condition requise par Ulysse (l. 50-52) : ce " consentement à la guerre " décelable dans des éléments impalpables, irrationnels, constitue un euphémisme pour désigner une soif irrépressible de faire la guerre. En nourrissant ainsi le mythe antique de ces résonances philosophiques à l’actualité, Giraudoux souligne l’hypocrisie de la " langue de bois " des politiques, qui s’inventent l’alibi d’une force supérieure à l’humanité, ou parent de motifs héroïques un conflit bassement intéressé, et laisse entendre que la guerre répond à des pulsions agressives de l’homme envers son prochain, son frère.

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