L'épistolaire

TEXTES

A. Guilleragues [1628-1685], Lettres portugaises, quatrième lettre, 1669.

B. Madame de Sévigné [1626-1696], Correspondance, 5 octobre 1673.

C. Voltaire [1694-1778], Correspondance, 18 décembre 1752.

Texte A — Guilleragues, Lettres portugaises

[En 1669 parut à Paris un livre anonyme intitulé Lettres portugaises consistant en cinq lettres d’amour adressées par une religieuse du Portugal, Marianne, à un gentilhomme français passionnément aimé et qui l’a abandonnée. On crut d’abord à l’authenticité des lettres mais très vite le bruit circula que cette correspondance était inventée, oeuvre littéraire due à la plume de Guilleragues. Les cinq lettres se présentent comme un monologue, les réponses du destinataire étant absentes.]

[…] Il y a longtemps qu’un officier attend votre lettre ; j’avais résolu de l’écrire d’une manière à vous la faire recevoir sans dégoût : mais elle est trop extravagante, il faut la finir. Hélas ! il n’est pas en mon pouvoir de m’y résoudre, il me semble que je vous parle, quand je vous écris, et que vous m’êtes un peu plus présent. La première ne sera pas si longue, ni si importune, vous pourrez l’ouvrir et la lire sur l’assurance que je vous donne ; il est vrai que je ne dois point vous parler d’une passion qui vous déplaît, et je ne vous en parlerai plus. Il y aura un an dans peu de jours que je m’abandonnai toute à vous sans ménagement : votre passion me paraissait fort ardente et fort sincère, et je n’eusse jamais pensé que mes faveurs vous eussent assez rebuté pour vous obliger à faire cinq cents lieues, et à vous exposer à des naufrages pour vous en éloigner ; personne ne m’était redevable d’un pareil traitement : vous pouvez vous souvenir de ma pudeur, de ma confusion et de mon désord re, mais vous ne vous souvenez pas de ce qui vous engagerait à m’aimer malgré vous. L’officier qui doit vous porter cette lettre me mande pour la quatrième fois qu’il veut partir ; qu’il est pressant ! il abandonne sans doute  quelque malheureuse en ce pays. Adieu, j’ai plus de peine à finir ma lettre, que vous n’en avez eu à me quitter, peut-être , pour toujours. Adieu, je n’ose vous donner mille noms de tendresse, ni m’abandonner sans contrainte à tous mes mouvements : je vous aime mille fois plus que ma vie, et mille fois plus que je ne pense ; que vous m’êtes cher ! et que vous m’êtes cruel ! Vous ne m’écrivez point, je n’ai pu m’empêcher de vous dire encore cela ; je vais re c o m m e n c e r, et l’officier partira ; qu’importe qu’il parte, j’écris plus pour moi que pour vous, je ne cherche qu’à me soulager, aussi bien la longueur de ma lettre vous fera peur, vous ne la lirez point ; qu’est-ce que j’ai fait pour être si malheureuse ? Et pourquoi avez-vous empoisonné ma vie ? Que ne suis-je née en un autre pays ? Adieu, pardonnez-moi ! je n’ose plus vous prier de m’aimer ; voyez où mon destin m’a réduite ! Adieu.

Texte B — Madame de Sévigné, Lettre à madame de Grignan

[Les premières lettres de Mme de Sévigné à sa fille, Mme de Grignan, furent écrites en 1671 à l’occasion de la séparation qui suivit le mariage de sa fille partie rejoindre son mari, lieutenant général de Provence.]

Voici un terrible jour, ma chère fille; je vous avoue que je n’en puis plus. Je vous ai quittée dans un état qui augmente ma douleur. Je songe à tous les pas que vous faites et à tous ceux que je fais, et combien il s’en faut qu’en marchant toujours de cette sorte, nous puissions jamais nous rencontrer. Mon cœur est en repos quand il est auprès de vous; c’est son état naturel, et le seul qui peut lui plaire. Ce qui s’est passé ce matin me donne une douleur sensible, et me fait un déchirement dont votre philosophie sait les raisons; je les ai senties et les sentirai longtemps. J’ai le cœur et l’imagination tout remplis de vous. Je n’y puis penser sans pleurer, et j’y pense toujours, de sorte que l’état où je suis n’est pas une chose soutenable; comme il est extrême, j’espère qu’il ne durera pas dans cette violence. Je vous cherche toujours, et je trouve que tout me manque, parce que vous me manquez. Mes yeux qui vous ont tant rencontrée depuis quatorze mois ne vous trouvent plus. Le temps agréable qui est passé rend celui-ci douloureux, jusqu’à ce que j’y sois un peu accoutumée. Mais ce ne sera jamais assez pour ne pas souhaiter ardemment de vous revoir et de vous embrasser. Je ne dois pas espérer mieux de l’avenir que du passé. Je sais ce que votre absence m’a fait souffrir; je serai encore plus à plaindre, parce que je me suis fait imprudemment une habitude nécessaire de vous voir.

Il me semble que je ne vous ai point assez embrassée en part a n t ; qu’avais-je à ménager? Je ne vous ai point assez dit combien je suis contente de votre tendresse. Je ne vous ai point assez recommandée à M. de Grignan. Je ne l’ai point assez remercié de toutes ses politesses et de toute l’amitié qu’il a pour moi. J’en attendrai les effets sur tous les chapitres ; il y en a où il a plus d’intérêt que moi, quoique j’en sois plus touchée que lui. Je suis déjà dévorée de curiosité ; je n’espère de consolation que de vos lettres, qui me feront encore bien soupirer. En un mot, ma fille, je ne vis que pour vous. Dieu me fasse la grâce de l’aimer quelque jour comme je vous aime ! […]

Adieu, ma chère enfant, aimez-moi toujours : hélas ! nous revoilà dans les lettres. Assurez Monsieur l’Archevêque de mon respect très tendre, et embrassez le coadjuteur; je vous recommande à lui. Nous avons encore dîné à vos dépens. Voilà M. de Saint-Geniez qui vient me consoler. Ma fille, plaignez-moi de vous avoir quittée.

Texte C — Voltaire, Lettre à madame Denis

[Les lettres de Voltaire adressées à sa nièce, Mme Denis, constituent un document sur la désillusion du philosophe à Berlin, conséquence de la dégradation progressive de ses relations avec son hôte Frédéric II, roi de Prusse, qui avait invité Voltaire à sa cour pour contribuer à la diffusion des Lumières.]

À Berlin, le 18 décembre 1752

Comme je n’ai pas dans ce monde-ci cent cinquante mille moustaches à mon service, je ne prétends point du tout faire la guerre. Je ne songe qu’à déserter honnêtement, à prendre soin de ma santé, à vous revoir, à oublier ce rêve de trois années.

Je vois bien qu’on a pressé l’orange ; il faut penser à sauver l’écorce. Je vais me faire, pour mon instruction, un petit dictionnaire à l’usage des rois.

Mon ami signifie mon esclave.

Mon cher ami veut dire vous m’êtes plus qu’indifférent.

Entendez par: je vous rendrai heureux, je vous souffrirai tant que j’aurai besoin de vous.

Soupez avec moi ce soir signifie je me moquerai de vous ce soir.

Le dictionnaire peut être long ; c’est un article à mettre dans l’Encyclopédie.

Sérieusement, cela serre le cœur. Tout ce que j’ai vu est-il possible ? Se plaire à mettre mal ensemble ceux qui vivent ensemble avec lui! Dire à un homme les choses les plus tendres, et écrire contre lui des brochures, et quelles brochures !

Arracher un homme à sa patrie par les promesses les plus sacrées, et le maltraiter avec la malice la plus noire ! que de contrastes ! Et c’est là l’homme qui m’écrivait tant de choses philosophiques, et que j’ai cru philosophe ! et je l’ai appelé le Salomon du Nord !

Vous vous souvenez cette belle lettre qui ne vous a jamais rassurée. Vous êtes philosophe, disait-il : je le suis de même. Ma foi, Sire, nous ne le sommes ni l’un ni l’autre .

Ma chère enfant, je ne me croirai tel que quand je serai avec mes pénates et avec vous. L’embarras est de sortir d’ici […].

É c r i t u re

I. Vous répondrez d’abord aux questions suivantes (4 points) :

— Analysez la place qui est dévolue au destinataire dans chacune de ces lettres ?

— Quel est d’après vous l’enjeu de chaque lettre ?

II. Vous traiterez ensuite un de ces sujets (16 points) :

1. Commentaire

Vous commenterez le texte de Mme de Sévigné (texte B).

2. Dissertation

Dans le texte A, Guilleragues fait dire à Marianne: « J’écris plus pour moi que pour vous. » En quoi cette formule surprenante vous paraît-elle pouvoir s’appliquer au genre épistolaire, envisagé dans sa diversité? Vous prendrez appui sur les textes proposés dans le corpus, les textes étudiés en classe et vos lectures personnelles.

3. Invention

La fille de Mme de Sévigné s’empresse de répondre à la lettre de sa mère afin d’atténuer la douleur de la séparation en cherchant à la persuader des mérites de l’échange épistolaire. Vous rédigerez cette lettre.

A. Présentation du sujet

La confrontation de ces trois textes, couvrant une période de deux siècles correspondant à l’âge d’or de l’épistolaire, présente un triple intérêt problématique car elle permet de dégager certains enjeux paradoxaux du genre.

- La diversité du genre

Un roman épistolaire (texte A) où la lettre est un gage d’authenticité et joue sur la frontière réel/fiction ; une lettre authentique (texte B) et une lettre adressée autant à son destinataire réel, d’ailleurs fort effacé, qu’à la postérité (texte C).

- Place du lecteur-destinataire dans la lettre

Un bref repérage des marques de l'énonciation permet de distinguer plusieurs fonctions de l’écriture épistolaire.

Le texte C est sans doute davantage écrit pour la postérité (références à L’Encyclopédie) comme le suggère la rareté des occurrences désignant le destinataire de la lettre. Un tel déséquilibre souligne les ambivalences profondes de l’échange épistolaire. A rapprocher de la lettre ouverte et de l’écriture comme arme dans le combat des philosophes.

Le texte B semble plus classique et atteint une sorte d’équilibre entre les marques du « je » et celle du « vous » ; ce qui laisse à penser que la lettre fonctionne d’une part comme l’aveu lyrique du manque (dimension d’introspection), d’autre part comme tentative d’incarner l’absent, de le rendre présent à travers l’acte même de l’écriture. La lettre remplit pleinement une fonction de catharsis.

Le texte A présente l’écart le plus grand et souligne la parenté de la lettre avec le journal intime (une sorte « d’autobiographie morale fragmentée » selon Fumaroli) puisque le moi scripteur finit par prendre une place prépondérante, se livrant à une introspection du moi intime, le destinataire n’étant alors perçu que comme une écoute privilégiée. La lettre, par nature dialogale ou dialogique, se fait ici miroir narcissique et tourne au monologue, au lamento où l’autre finit par n’être qu’une altérité fantasmée.

- La lettre mise en abyme en tant qu’objet

Il est remarquable que les trois lettres, à des degrés différents, fassent mention de l’objet lettre afin d’en souligner les enjeux paradoxaux. Le problème de la transparence et de l’hypocrisie est posé à la fin du texte C. Le texte B (ligne 26) montre la vanité de l’écriture épistolaire qui tente d’abolir la distance et de rendre présent l’absent alors que paradoxalement c’est cette absence même qui est le moteur premier de la communication épistolaire. Quant au texte A, en montrant que l’envoi de la lettre et sa réception restent secondaires, il confirme la parenté de l’épistolaire avec le journal intime.

B. Questions

Analysez la place qui est dévolue au destinataire dans chacune de ces lettres.

Quel est d’après vous l’enjeu de chaque lettre ?

Proposition de corrigé

L’originalité de chaque missive s’affiche dans la manière dont la lettre, expression du moi, crée non seulement un message mais dessine également la figure du destinataire. Les trois lettres offrent chacune un rapport spécifique au récepteur de la lettre. Dans le texte de Guilleragues, la présence du destinataire est explicite à travers un ensemble de questions, d’apostrophes, d’ordres, qui confère à l’amant un caractère tangible (on pourrait parler de dimension performative du langage ; un énoncé performatif est un énoncé qui accomplit l’acte qu’il énonce) ; la lettre affirme par ailleurs l’omniprésence d’un moi qui se livre au lecteur. Le texte de Madame de Sévigné atteint une sorte d’équilibre entre les marques du « je » et celles du « vous » ; la lettre fait l’aveu du manque, mais simultanément elle comble par l’acte d’écrire l’absence du destinataire chéri. Le texte de Voltaire se caractérise par la rareté des occurrences désignant le destinataire de la lettre ; la lettre perd ici son caractère privé et intime.

Dans le roman épistolaire de Guilleragues, la lettre s’apparente au journal intime ; elle permet au destinataire de livrer son moi profond sous la forme dialogale du lamento. La lettre de Madame de Sévigné - correspondance réelle inscrite dans les conventions sociales du XVIIème siècle - permet d’exprimer dans une parole mi-publique mi-privée la souffrance de la séparation, mais dans le même temps de l’objectiver et donc de l’épurer. Le texte de Voltaire utilise la lettre pour mener une véritable explication des conventions de la vie de cour. Voltaire dénonce le mensonge des mots et inscrit sa lettre bien au delà d’une communication privée ; il vise le combat philosophique et d’une certaine façon la postérité.

C. Commentaire

Vous commenterez le texte de Mme de Sévigné (texte B).

Le travail visera à :

- exploiter les marques de l’énonciation : lyrisme du « je » ; omniprésence du « vous », afin de souligner la double fonction paradoxale de cette lettre, épanchement lyrique d’une douleur liée à l’absence et tentative de conjurer l’absence en donnant corps à l’autre dans la lettre ;

- exploiter le champ lexical de la passion et ses enjeux ; écart par rapport à la discrétion classique et au moi haïssable ;

- mettre en évidence la mise en abyme ou la vanité de l’écriture épistolaire.

Proposition de plan

I. La situation d’énonciation d’une lettre authentique

1. Une mère à sa fille :

- Présence du destinataire : « ma chère fille », « ma fille », « ma chère enfant », « ma fille » ; rappel du lien familial.

- Le code épistolaire est respecté, il comporte une formule introductive « ma chère fille » et une prise de congé à la fin de la lettre « Adieu, ma chère fille ».

2. Une situation de séparation récente :

- Mme de Sévigné vient de quitter sa fille récemment comme le prouve l’étude des indices de temps et de lieu : lettre écrite à « A Montélimar », « ce qui s’est passé ce matin » (la séparation ? ), « Mes yeux qui vous ont tant rencontrée depuis quatorze mois » ; elle évoque dans l’avant-dernier paragraphe le moment de la séparation : « Il me semble que … »

- Le champ lexical de la séparation : répétition de « Je vous ai quittée » au début et à la fin de la lettre, « en partant » ; thème de la distance spatiale : « tous les pas que vous faites … »

3. Le jeu des pronoms : une lettre centrée sur l’émetteur :

Les verbes sont conjugués pour la plupart à la première personne ; Mme de Grignan, elle, est le plus souvent en position d’objet : « je vous avoue », « je vous cherche partout », « de vous voir ».

Il s’agit donc d’une lettre intime, d’une confidence qui répond à un besoin d’épanchement ; le texte dit la fonction d’expression du moi intime.

II. Une lettre lyrique et pathétique mais néanmoins lucide

1. Une lettre lyrique :

a. Le lyrisme prend la forme de l’expression de sentiments intimes :

- champ lexical de la souffrance (« douleur », « douleur sensible », « déchirement », « sans pleurer » « douloureux », « souffrir », « soupirer ») ;

- expression du regret (début du premier paragraphe).

b. Le lyrisme est aussi expression d’un amour maternel passionné :

- hyperboles «Voici un terrible jour », « j’ai le cœur et l’imagination tout remplis de vous », « « tout me manque, parce que vous me manquez », « comme il est extrême », « souhaiter ardemment », « je suis dévorée de curiosité », « je ne vis que pour vous » ;

- anaphores : « je ne vous ai point assez » et « je ne l’ai point assez » ;

- champ lexical de l’amour : « mon cœur », « Dieu me fasse la grâce de l’aimer comme je vous aime ! » « aimez-moi toujours » ;

- exclamations.

c. Le lyrisme est enfin :

- variations sur l’aveu d’amour : « mon cœur est en repos quand il est auprès de vous », « remplis de vous », «Je vous cherche toujours », « je ne vis que pour vous » ;

- leitmotiv du manque et du désir de voir sa fille (champ lexical de la vision, répétition du verbe voir/revoir ).

2 Une lettre pathétique, un lyrisme élégiaque :

- Mme de Sévigné cherche à susciter compassion et attendrissement chez sa fille ; elle insiste sur sa souffrance et sur son caractère insoutenable et lancinant : « l’état où je suis n’est pas une chose soutenable », « je serai encore plus à plaindre », « Plaignez-moi », l’interjection pathétique « hélas ! ».

- Elle emploie le ton de la supplication : « je n’espère de consolation que de vos lettres », « aimez-moi toujours ».

3 Lucidité de Mme de Sévigné sur sa passion maternelle :

- Beaucoup de verbes à valeur modalisatrice qui montrent une certaine distance de Mme de Sévigné par rapport à ses sentiments et une capacité d’analyse : « je vous avoue », « j’espère que », « je trouve que tout me manque », « je ne dois pas », « je sais que », « il me semble que ».

- Elle se connaît, est capable d’anticiper sur l’évolution de ses sentiments, préfigure les causes de son chagrin (par l’emploi répété de « parce que » à la fin du premier paragraphe), a conscience de son idolâtrie (dans la phrase où elle évoque Dieu).

Conclusion

Simplicité, sincérité, ferveur.

Démesure "racinienne" d’un amour maternel ?

D. Dissertation

Dans le texte A, Guilleragues fait dire à Marianne : « J’écris plus pour moi que pour vous ». En quoi cette formule surprenante vous paraît-elle pouvoir s’appliquer au genre épistolaire, envisagé dans sa diversité ? Vous prendrez appui sur les textes proposés dans le corpus, les textes étudiés en classe et vos lectures personnelles.

Pistes en vue de la dissertation et critères d’évaluation

- Prendre appui sur le corpus afin de ne pas s’en tenir à une pure illustration de la thèse paradoxale (la lettre comme écriture narcissique de soi) et envisager d’autres configurations : la lettre comme écriture pour soi / la lettre comme catharsis écrite pour soi tout en cherchant à rendre présent l’autre / la lettre écrite pour les autres, à visée universelle, adressée à la postérité. Dans la mesure où le corpus offre un exemple de chaque cas, on valorisera les copies se fondant sur une confrontation problématique des différents enjeux illustrés par des exemples pris hors corpus. Il est rappelé qu’en aucun cas la dissertation ne peut se réduire à une stricte analyse, si pertinente soit-elle, des exemples du corpus.

- Prise en compte paradoxale de la formule afin de montrer que le paradoxe est celui du genre épistolaire tout entier. Les copies moyennes s’en tiendront sans doute au seul premier point. Toute lettre est miroir de soi, théâtre narcissique, épanchement lyrique. La communication différée fait qu’on échappe rarement à cette dimension quasi autobiographique de l’épistolaire.

- Exploiter la lettre de Voltaire afin d’élargir à la lettre ouverte, à la philosophie des Lumières qui a fait de la lettre et du roman épistolaire une arme au service des idées. Les copies moyennes s’en tiendront au rapprochement fait par Voltaire entre cette lettre et L’Encyclopédie, les meilleures feront appel à leur culture littéraire et élargiront soit vers le roman épistolaire (Les Lettres persanes) soit vers des lettres ouvertes (J’accuse de Zola).

- Les meilleures copies pourront opposer ce que certains ont appelé la double énonciation épistolaire. La lettre, au sein du genre épistolaire, est destinée à la fois à son destinataire, et par delà lui, que le scripteur s’en soucie ou non, au public des lecteurs. D’où l’intérêt du roman épistolaire qui fait du lecteur un voyeur en toute impunité (voir Guilleragues, Laclos…). Les bonnes copies pourront faire appel à leur culture personnelle et réfléchir à la correspondance privée des grands écrivains, ces derniers écrivant parfois davantage pour la postérité que pour les intimes.

Proposition de plan de dissertation

Introduction

L’affirmation de Marianne remet en cause l’idée courante qu’une lettre est d’abord un message adressé à l’autre, destiné soit à établir un contact avec lui, soit à l’informer, l’émouvoir, l’amuser, le convaincre, l’informer. Elle invite à se demander : pour qui écrit-on ? quelle est la place de l’émetteur dans le genre épistolaire ?

Le caractère paradoxal de l’affirmation peut justifier un plan où l’on commence par réfuter cette affirmation pour ensuite la justifier.

I. Une lettre est à première vue un discours adressé à l’autre.

1. Les lettres pallient l’absence de l’autre, celui à qui l’émetteur veut parler : la nature dialogale ou dialogique de la lettre.

Présence des marques du discours adressé : pronoms personnels, apostrophes, rituel de captation de la bienveillance de l’autre etc. L’émetteur compense le caractère différé de la communication en donnant la date, le lieu où il se trouve et en évoquant la situation d’énonciation (allusions à l’officier dans la lettre A). On termine la lettre par une formule qui doit donner envie à l’autre de vous répondre ; le discours est orienté vers la lisibilité du propos par l’autre.

2. La lettre est gouvernée par une intention majeure à l’égard du destinataire.

- Intention informative et narrative : lettre de Madame de Sévigné sur la mort de Turenne ;

- intention didactique : lettres de Rica sur les mœurs des Français dans les Lettres persanes ;

- intention satirique et critique : lettre d’Usbek sur le roi de France dans les Lettres persanes où les destinataires réels sont le public français ;

- intention polémique : les Provinciales de Pascal, lettre C ;

- intention affective : atteindre l’autre dans sa sensibilité, lettres d’amour (lettres A et B) ;

- obtenir quelque chose de l’autre : épîtres de Marot.

3. Écrire à quelqu’un, c’est anticiper ses réactions, en livrer et en construire une image au sein de la lettre. Aspect très présent dans les lettres A et B.

Transition

Le discours épistolaire, qu’il soit authentique (lettres B et C) ou fictif (lettre A), est façonné par la prééminence de l’autre, dont l’absence motive l’existence même de la lettre, dont on devance les réactions. Écrire à autrui, c’est dessiner une image de lui, un portrait implicite ou explicite. Comment comprendre alors l’affirmation de Marianne ?

II. Écrire est aussi un acte solitaire qui mime une communication réciproque mais qui est en réalité un monologue.

1. Un acte solitaire :

Cet aspect apparaît particulièrement dans les lettres d’amour (lettres de Saint Preux à Julie dans La Nouvelle Héloïse, lettres de Mme de Sévigné marquées par le thème du manque et de l’absence).

2. Un faux dialogue :

On ne sait pas comment l’autre réagit à la lecture de la lettre et l’on n'a aucun moyen de vérifier le degré de sincérité de sa réponse : l’autre est une inconnue, un mirage. On l’imagine mais on n’est pas vraiment en contact avec lui (cf. les lettres hypocrites de Madame de Merteuil à ses destinataires dans Les Liaisons dangereuses).

3. On écrit d’abord pour soi et à soi :

- pour se libérer de sa tristesse,

- pour épancher son amour,

- pour s’abandonner à ses sentiments (lettres A et B, exemple de La Nouvelle Héloïse),

- pour s’analyser ou se confesser : Lettres à Malesherbes de Rousseau, Lettres à Milena de Kafka,

- pour avoir le plaisir narcissique de construire et de maîtriser l’image que l’on donne de soi, sans s’exposer au regard immédiat de l’autre ; la lettre devient le miroir choisi de soi.

Conclusion

Pour qui écrit-on ? Ambiguïté du discours épistolaire ; interaction complexe entre soi et l’autre ; apparente sincérité et spontanéité alors que le genre est très codé. Une double mise en scène sociale ou intime de soi et de l’autre.

E. Invention

La fille de Madame de Sévigné s’empresse de répondre à la lettre de sa mère afin d’atténuer la douleur de la séparation en cherchant à la persuader des mérites de l’échange épistolaire. Vous rédigerez cette lettre.

Explicitation des enjeux et critères d’évaluation

Ce sujet gagnera à s’appuyer sur les questions initiales afin de respecter certaines contraintes d’écriture :

- prise en compte du cri du cœur « hélas ! nous revoilà dans les lettres » pour construire l’argumentation ;

- exploiter le paradoxe qui fait que le moteur premier de la lettre est la distance ou l’absence (que la lettre est impossible sans l'existence d’une altérité désirée, projetée ou décalée dans le temps) ;

- dépasser l’idée que la lettre n’offre qu’une présence en creux pour souligner qu’elle fait appel au plaisir de l’imagination et place l’être aimé dans la position de confident, voire de voyeur suppléant par l’imagination les non-dits de la lettre ;

- il semble important, toujours à partir des repérages effectués dans les questions initiales, de garder certaines caractéristiques d’écriture, telles que les apostrophes, le lyrisme du « je », le caractère ouvertement dialogal de cette lettre avec des allusions à la lettre de la mère (il s’agit d’une réponse et non d’un texte argumentatif purement monophonique).

source : cyberpotache