La poésie
TEXTES
A. Victor Hugo (1802-1885), « la Victoire », Histoire dun Crime, 4 décembre 1852 (publié en 1877 1878).
B. Victor Hugo, « Souvenir de la nuit du 4 », Les Châtiments, Jersey, 2 décembre 1852 (publication novembre 1853).
C. Victor Hugo, Lettre à Hetzel, 6 février 1853.
Annexes
Catherine Salles, Le Second Empire, 1852/1870, coll. « Histoire de France illustrée », n°12, Librairie Larousse, 1985.
Guy Rosa, extrait de la chronologie historique, édition des Châtiments, Le Livre de Poche, 1973.
Texte A Victor Hugo, Histoire dun crime
[Un enfant de sept ans et demi est tué le 4 décembre 1851 par larmée. Victor Hugo, qui était présent aux côtés des insurgés, raconte ]
E.P sarrêta devant une maison haute et noire. Il poussa une porte dallée qui nétait pas fermée, puis une autre porte, et nous entrâmes dans une salle basse, toute paisible, éclairée dune lampe.
Cette chambre semblait attenante à une boutique. Au fond, on entrevoyait deux lits côte à côte, un grand et un petit. Il y avait au-dessus du petit lit un portrait de femme, et, au-dessus du portrait, un rameau de buis bénit.
La lampe était posée sur une cheminée où brûlait un petit feu.
Près de la lampe, sur une chaise, il y avait une vieille femme, penchée, courbée, pliée en deux, comme cassée, sur une chose qui était dans lombre et quelle avait dans les bras. Je mapprochai. Ce quelle avait dans les bras, cétait un enfant mort.
La pauvre femme sanglotait silencieusement.
E.P , qui était de la maison, lui toucha lépaule et lui dit :
Laissez voir.
La vieille femme leva la tête, et je vis sur ses genoux un petit garçon, pâle, à demi déshabillé, joli, avec deux trous rouges au front.
La vieille femme me regarda, mais évidemment elle ne me voyait pas ; elle murmura, se parlant à elle-même :
Et dire quil mappelait bonne maman ce matin!
E.P prit la main de lenfant, cette main retomba.
Sept ans, me dit-il.
Une cuvette était à terre. On avait lavé le visage de lenfant ; deux filets de sang sortaient des deux trous.
Au fond de la chambre, près dune armoire entrouverte où lon apercevait du linge, se tenait debout une femme dune quarantaine dannées, grave, pauvre, propre, assez belle.
Une voisine, me dit E.P
Il mexpliqua quil y avait un médecin dans la maison, que ce médecin était descendu et avait dit : « Rien à faire. »
Lenfant avait été frappé de deux balles à la tête en traversant la rue « pour se sauver ». On lavait rapporté à sa grand-mère « qui navait que lui ».
Le portrait de la mère morte était au-dessus du petit lit.
Lenfant avait les yeux à demi ouverts, et cet inexprimable regard des morts où la perception du réel est remplacée par la vision de linfini. Laïeule, à travers ses sanglots, parlait par instants : Si cest Dieu possible ! A-t-on idée! Des brigands, quoi !
Elle sécria :
Cest donc ça le gouvernement!
Oui, lui dis-je.
Nous achevâmes de déshabiller lenfant. Il avait une toupie dans sa poche. Sa tête allait et venait dune épaule à lautre, je la soutins et je le baisai au front. Versigny et Bancel lui ôtèrent ses bas. La grand-mère eut tout à coup un mouvement.
Ne lui faites pas de mal, dit-elle.
Elle prit les deux pieds glacés et blancs dans ses vieilles mains, tâchant de les réchauffer.
Quand le pauvre petit corps fut nu, on songea à lensevelir. On tira de larmoire un drap.
Alors laïeule éclata en pleurs terribles.
Elle cria : Je veux quon me le rende.
Elle se redressa et nous regarda ; elle se mit à dire des choses farouches, où Bonaparte était mêlé, et Dieu, et son petit, et lécole où il allait, et sa fille quelle avait perdue, et nous adressant à nous-mêmes des re p roches, livide, hagarde, ayant comme un songe dans ses yeux, et plus fantôme que lenfant mort.
Puis elle reprit sa tête dans ses mains, posa ses bras croisés sur son enfant, et se remit à sangloter.
La femme qui était là vint à moi et, sans dire une parole, messuya la bouche avec un mouchoir.
Javais du sang aux lèvres.
Que faire, hélas? Nous sortîmes accablés.
Il était tout à fait nuit. Bancel et Versigny me quittèrent.
Texte B Victor Hugo, Les Châtiments
[En 1853, Victor Hugo publie Les Châtiments, recueil de poèmes consacré à la dénonciation de celui quil considère comme un usurpateur.]
Lenfant avait reçu deux balles dans la tête. Le logis était propre, humble, paisible, honnête ; On voyait un rameau bénit sur un portrait. Une vieille grand-mère était là qui pleurait. Nous le déshabillions en silence. Sa bouche, Pâle, souvrait; la mort noyait son il farouche ; Ses bras pendants semblaient demander des appuis. Il avait dans sa poche une toupie en buis. On pouvait mettre un doigt dans les trous de ses plaies. Avez-vous vu saigner la mûre dans les haies ? Son crâne était ouvert comme un bois qui se fend. Laïeule regarda déshabiller lenfant, Disant : Comme il est blanc ! Approchez donc la lampe. Dieu ! ses pauvres cheveux sont collés sur sa tempe! Et quand ce fut fini, le prit sur ses genoux. La nuit était lugubre ; on entendait des coups De fusil dans la rue où lon en tuait dautres. Il faut ensevelir lenfant, dirent les nôtres. Et lon prit un drap blanc dans larmoire en noyer. Laïeule cependant lapprochait du foyer Comme pour réchauffer ses membres déjà roides. Hélas ! ce que la mort touche de ses mains froides Ne se réchauffe plus aux foyers dici-bas ! Elle pencha la tête et lui tira ses bas, Et dans ses vieilles mains prit les pieds du cadavre. Est-ce que ce nest pas une chose qui navre ! Cria-t-elle ; monsieur, il navait pas huit ans ! Ses maîtres, il allait en classe, étaient contents. Monsieur, quand il fallait que je fisse une lettre, Cest lui qui lécrivait. Est-ce quon va se mettre À tuer les enfants maintenant ? Ah ! mon Dieu! On est donc des brigands ! Je vous demande un peu, Il jouait ce matin, là, devant la fenêtre ! Dire quils mont tué ce pauvre petit être ! Il passait dans la rue, ils ont tiré dessus. Monsieur, il était bon et doux comme un Jésus. Moi je suis vieille, il est tout simple que je parte ; Cela naurait rien fait à monsieur Bonaparte De me tuer au lieu de tuer mon enfant! Elle sinterrompit, les sanglots létouffant, Puis elle dit, et tous pleuraient près de laïeule : Que vais-je devenir à présent toute seule ? Expliquez-moi cela, vous autres, aujourdhui. Hélas ! je navais plus de sa mère que lui. Pourquoi la-t-on tué? Je veux quon me lexplique. Lenfant na pas crié vive la République. Nous nous taisions, debout et graves, chapeau bas, Tremblant devant ce deuil quon ne console pas. Vous ne compreniez point, mère, la politique. Monsieur Napoléon, cest son nom authentique, Est pauvre et même prince ; il aime les palais ; Il lui convient davoir des chevaux, des valets, De largent pour son jeu, sa table, son alcôve, Ses chasses ; par la même occasion, il sauve La famille, léglise et la société ; Il veut avoir Saint-Cloud, plein de roses lété, Où viendront ladorer les préfets et les maires ; Cest pour cela quil faut que les vieilles grands-mères, De leurs pauvres doigts gris que fait trembler le temps, Cousent dans le linceul des enfants de sept ans. |
Texte C Victor Hugo, Lettre à Hetzel
[Dans cet extrait dune lettre quil écrit en réponse à son éditeur Hetzel lui-même exilé en Belgique , Victor Hugo précise le rôle que doit jouer, dans Les Châtiments, lécriture poétique.]
Ce livre-ci sera violent. Ma poésie est honnête mais pas modérée.
Jajoute que ce nest pas avec de petits coups quon agit sur les masses. Jeffaroucherai le bourgeois peut-être, quest-ce que cela me fait si je réveille le peuple? Enfin noubliez pas ceci : je veux avoir un jour le droit darrêter les représailles, de me mettre en travers des vengeances, dempêcher, sil se peut, le sang de couler, et de sauver toutes les têtes, même celle de Louis Bonaparte. Or, ce serait un pauvre titre que des rimes modérées. Dès à présent, comme homme politique, je veux semer dans les curs, au milieu de mes paroles indignées, lidée dun châtiment autre que le carnage. Ayez mon but présent à lesprit : clémence implacable.
Annexe 1 Catherine Salles, Le Second Empire, 1852/1870
Jusquen 1860, la France connut un régime autoritaire. Aux pouvoirs considérables que lui reconnaissait la Constitution de 1852, Napoléon III ajouta de nombreuses restrictions des libertés publiques. Le suffrage universel fut limité par dhabiles découpages électoraux et par linstauration de la candidature officielle. Pour permettre aux électeurs de « faire le bon choix », le gouvernement soutenait ouvertement lun des candidats, qui recevait laide de ladministration locale [ ].
La liberté de la presse était profondément compromise. Pour paraître, les journaux devaient avoir obtenu lautorisation préalable et étaient contraints de faire figurer dans leurs pages les communiqués du gouvernement. Ce fut surtout le système de « lavertissement », institué par décret en février 1852 sur linstigation de Persigny et de Rouher, qui pesa lourdement sur la presse française: un journal qui avait reçu un avertissement du préfet était suspendu pour deux mois et, en cas de récidive, disparaissait définitivement. Un tel système de contraintes permit aux seuls journaux gouvernementaux, L e M o n i t e u r et Le Constitutionnel, de paraître régulièrement . Malgré leur prudence, Le Siècle et La Presse, de tendances libérales, lorléaniste Journal des débats et lultramontain U n i v e r s de Louis Veuillot connurent en revanche de grandes difficultés de publication.
Dans le pays entier, une administration toute-puissante limitait les libertés fondamentales. Les fonctionnaires, qui devaient prêter serment à la Constitution et à lempereur, pouvaient être révoqués ou rétrogradés par les ministres. La police exerçait sur tous les citoyens une surveillance rigoureuse, et de simples propos subversifs pouvaient être passibles demprisonnement. Les personnages les plus redoutés étaient les préfets, qui jouissaient dans leur département de pouvoirs considérables. Véritables représentants de lempereur dans leur circonscription, ils surveillaient lopinion publique, décidaient des élections, dirigeaient la police. Et leur rôle dans la vie mondaine nétait pas moins important, car chaque préfecture était tenue de reproduire à léchelon local la vie brillante de la Cour.
Annexe 2 Guy Rosa, extrait de la chronologie historique, édition des Châtiments
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2 décembre. Coup dÉtat de Louis-Napoléon Bonaparte. Par affiches, le président annonce quil dissout lAssemblée, proclame létat de siège et rétablit le suffrage universel.Plusieurs députés et les généraux républicains sont arrêtés. Les députés de droite se réunissent à la mairie du Xe arrondissement, proclament la déchéance de Louis-Napoléon, puis sont arrêtés. Les députés de gauche appellent à la lutte armée et forment un Comité de résistance clandestin. La police ne trouve pas Victor Hugo à son domicile.
3 décembre. Hugo et les autres membres du comité, malgré la passivité évidente du peuple parisien que lAssemblée a combattu en juin 1848 et quelle na cessé de décevoir, poursuivent la résistance. Le peuple élève quelques barricades. Hugo multiplie les proclamations.
4 décembre. Saint - Arnaud, commandant, et Magnan, ministre de la Guerre, font donner lassaut aux barricades. Dans laprès-midi, la troupe mitraille la foule des promeneurs et des curieux sur les boulevards Montmartre et Poissonnière. Les exécutions sommaires commencent à Paris et dans le reste de la France.
11 décembre. Avec le passeport dun camarade, Lanvin, V. Hugo part pour Bruxelles.
14 décembre. V. Hugo commence la rédaction de ce qui sera l Histoire dun crime.
21 décembre. Un référendum ratifie le coup dÉtat.
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9 janvier. Décret expulsant du territoire V. Hugo et soixante-cinq autres représentants.
17 janvier. V. Hugo écrit quil a rencontré Hetzel, éditeur comme lui proscrit. Il songe à « c o n s t ru i re une citadelle décrivains et de libraires doù nous bombarderons le Bonaparte ».
14 juin. V. Hugo abandonne lHistoire dun crime.
31 juillet. V. Hugo quitte Bruxelles pour Jersey, via Anvers et Londres.
22 octobre. La rédaction des Châtiments commence, ininterrompue jusquen juin 1853.
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21 novembre. Publication des Châtiments à Bruxelles.
I. Après avoir lu les textes qui vous sont proposés et pris connaissance des annexes 1 et 2, vous répondrez à la question suivante (4 points) :
Que dénonce Victor Hugo dans les textes A et B? Quel est celui de ces deux textes qui vous paraît le plus susceptible démouvoir et dindigner ses lecteurs ? Justifiez votre réponse.
A. Présentation du sujet
Il nest sans doute pas nécessaire de démontrer la cohérence du corpus : un auteur unique,
une circonstance historique très délimitée, une conception et une manifestation de la poésie
explicites. Lintérêt de la confrontation entre les deux textes de Hugo - le récit en prose, le
poème - apparaît demblée. La comparaison entre les deux pages permet en effet de travailler
sur deux versions dun même épisode douloureux, de confronter deux moyens dexpression
différents, de travailler sur la spécificité de chacun des deux textes, comme y invitent les
nouveaux programmes de la classe de première (voir le sujet du commentaire). Chacun voit
bien encore combien il est aisé sur un pareil corpus de rendre sensibles les élèves à la
singularité du texte poétique, à la qualité des moyens quil met en uvre, aux effets quil
produit. La lettre à Hetzel situe les deux récits précédents, « paroles indignées », dans une
vision plus large de la poésie et de lécriture hugoliennes (voir le sujet de dissertation).
Lensemble des documents fournis en annexe démontre aussi la nécessité de situer les textes
dans un contexte - en loccurrence historique, biographique et politique - pour en apprécier la
portée et lenjeu.
On aura noté que ce sujet se situe au croisement de deux objets détude obligatoires dans
toutes les séries : « La poésie » et «Convaincre, persuader, délibérer ». Les trois textes de
Hugo, avec des moyens et des visées différents, procèdent en effet de largumentation. Les
deux récits - en prose et en vers - non seulement prononcent des réquisitoires contre Napoléon
III et son régime, mais fonctionnent dans leur totalité comme des actes daccusation. La mort de
lenfant devient un exemple de la barbarie de ce régime et sa dénonciation à elle seule devrait
pouvoir réveiller les consciences, persuader les lecteurs de lignominie de lEmpereur honni et
de ses méthodes de gouvernement. La lettre à Hetzel est celle dun « homme politique » - cest
ainsi que se désigne Hugo - ; elle sonne aussi comme un manifeste, une profession de foi qui
proclame la fonction du poète, les missions dune poésie « honnête mais pas modérée ». Cest
la dimension argumentative des textes du corpus qui donne aux élèves les moyens damorcer
la réflexion à laquelle les invite le sujet de dissertation.
La question et le commentaire portant sur une comparaison entre les deux pages, il nous
paraît utile de proposer ci-après quelques-unes, selon le mot dAragon (voir sujet du
commentaire), des « mille choses à dire de cette prose et de ces vers comparés ».
Éléments de corrigé
"Souvenir de la nuit du 4" est un des plus bouleversants poèmes, polémique et lyrique, de
Hugo. Aragon la par ailleurs magnifiquement commenté. En raison de sa densité et de sa
puissance, le poème apparaît curieusement comme une réécriture du récit en prose, alors
même quil est antérieur. En effet dans la « quatrième journée » dHistoire dun crime (La
Victoire, I, « Les faits de la nuit. La rue Tiquetonne », chapitre écrit en 1877-1878), Hugo
précise : « Jai raconté ailleurs cette chose tragique » et précise en note « Châtiments ». Il nous
invite ainsi lui-même à lire les deux textes en les confrontant. Loin de prétendre épuiser les
éléments de comparaison, nous nous contentons ici de suggérer quelques pistes de lecture
analytique des deux textes.
Les similitudes sont nombreuses. Les mêmes événements historiques servent de cadre à la
même « anecdote » dramatique : ce sont des « choses vues » par un témoin direct, journaliste
de talent et visionnaire puissant, rapportées par un narrateur qui maîtrise les procédés de la
prose et de la poésie pour faire éprouver à son lecteur des émotions puissantes. Le narrateur témoin
note les mêmes éléments descriptifs qui évoquent un décor et un univers marqué par la
simplicité et lhumilité. Se met en place un tableau pathétique qui appelle la comparaison avec
les piétà : la grand-mère porte le corps de lenfant mort, tout comme Marie soutient le corps de
Jésus à la descente de la croix. Le même mouvement soulève les deux récits : on passe dune
veillée funèbre à la condamnation dun régime politique. Les deux textes articulent les registres
tragique et polémique.
Lanalyse du récit en prose révèle quelques traits décriture particuliers qui le distinguent
nettement du poème.
Le récit est localisé avec précision (Rue Tiquetonne). Il indique la présence dautres témoins
identifiés. Ainsi il répond à lobjectif que sassigne Hugo dans lHistoire dun crime : « J( ) ai
déclaré que javais un devoir, celui de faire lhistoire immédiate et toute chaude de ce qui vient
de se passer. Auteur, témoin et juge, je suis historien tout à fait. » ou encore dans la Préface de
1877 : « Le proscrit sest immédiatement fait historien. Il emportait dans sa mémoire indignée
ce crime, et il a voulu nen rien laisser perdre. De là ce livre ». Mais lhistorien se fait procureur
et son récit se construit comme un acte daccusation.
Soulignant un mouvement dramatique, il suit une progression chronologique et spatiale
régulière : le lecteur suit laction de la rue obscure à la maison, de lentrée à la chambre ; le
regard se focalise sur les objets, enfin sur le corps de lenfant dont on détaille les parties : le
front, les yeux, la tête, lépaule, les pieds Ce mouvement est souligné encore par un effet de
dramatisation intense : « Une chose qui était dans lombre » amène « Je mapprochai » qui
conduit à fixer le regard sur le corps : « Ce quelle avait dans les bras, cétait un enfant mort ».
Mais le mouvement se prolonge encore, rapprochant le regard et le corps du narrateur de
lenfant ensanglanté : « deux trous rouges au front », « deux filets de sang « , «Javais du sang
aux lèvres ». Ce mouvement lent, inexorable, éprouvant, traduit lhorreur quéprouve le
narrateur et produit sur le lecteur un effet de pathétique violent.
Le discours « farouche » de laïeule est rapporté essentiellement en discours indirect à
lexception de quelques cris dautant plus désespérés : « Je veux quon me le rende ». La
douleur et la colère de la grand-mère sont marquées encore par léclatement du discours
narrativisé dont on entend des bribes, dont le texte souligne les exclamations, les
interrogations.
Le récit en prose apparaît comme un texte narratif dune grande sobriété où apparaissent
des insistances puissantes : le motif du sang, le thème de la fragilité (« enfant », « petit » aux
multiples occurrences, « vieille »). Il présente dans le même tableau dramatiquement construit
limpuissance des « misérables » devant les horreurs dun régime, limpuissance des témoins
devant la douleur et le scandale de la mort, la révolte latente.
Le poème se construit en deux parties (un tableau dramatique / un discours politique), mais
lunité de lensemble est fortement marquée par la construction en boucle : le dernier vers fait
écho au premier, mettant sous les yeux du lecteur le spectacle affligeant dun enfant tué.
Dans la présentation de la scène tragique, Hugo a effacé linutile, laccessoire : pas de
localisation précise, aucune identification des témoins, un « nous » sobre et général (« des
nôtres ») inclut le narrateur sans que son rôle soit mis en évidence. Un groupe humain indéfini,
tel un chur tragique, devient le témoin de la douleur pathétique dune aïeule. Identiquement,
les interventions du narrateur-témoin résonnent comme les commentaires du chur de la
tragédie antique : « dans la rue où on en tuait dautres » ; « Hélas ! ce que la mort touche de
ses mains froides ». La mise en scène focalise lattention du lecteur sur lessentiel, objet de
douleur et de scandale : lenfant mort. Leffet saisissant obtenu par le premier vers est ainsi
soutenu dans la totalité dun poème.
Le fait-divers dramatique comme souvent chez Hugo se transforme en symbole. Cette
élévation est sensible dans le discours de laïeule rapporté « directement ». ce nest pas la
seule différence avec le récit en prose. Le discours est plus long et plus organisé. Dès lors, sa
puissance et sa véhémence sen trouvent accrues. Linterpellation (« Avez-vous vu saigner la
mûre dans les haies ? », les métaphores, les comparaisons (« comme un bois qui se fend »)
cherchent à exprimer lindicible et permettent de détourner lattention de la vision insoutenable
(« saigner la mûre ») ou au contraire de suggérer la violence brutale du choc (le crâne qui se
fend, puissance de la rime « fend/ enfant »). Le rythme des vers contribue à créer le climat de
tension et le registre pathétique. Par exemple lenjambement de « Sa bouche / Pâle, souvrait »
accroît la force de ladjectif placé en rejet et associe le mouvement du détail pictural à
louverture de la voyelle [a].
Le discours politique adressé à laïeule frappe par la violence de la diatribe et son ironie
grinçante. Dans un effet admirable de polyphonie énonciative, Hugo fait entendre la voix
officielle de Napoléon III. Les citations de ses discours - programmes (« Il sauve / la famille,
l'église, la société » met en place un alexandrin avec une diérèse fortement ironique)
sopposent antithétiquement à la réalité de sa politique : crimes, assassinats denfants,
répression sanglante, déni de justice. Une articulation logique (« Cest pour cela que ») met
en parallèle les préoccupations futiles, le goût du luxe, lorgueil de la société impériale et la
tragique réalité. La visée polémique et satirique du poème retrouve celles de lensemble du
recueil Les Châtiments.
1. Commentaire
Parlant des textes A (Histoire dun crime) et B (« Souvenir de la nuit du 4 »), le poète Louis Aragon a aff i rm é : « Je ne crois pas quil y ait de leçon de poésie plus valable que la comparaison de ce récit en prose et de ce poème. Il y a mille choses à dire de cette prose et de ces vers comparés. » M o n t rez les plus importantes de ces « choses », en comparant et commentant les lignes 22 à 46 du récit en prose et les vers 20 à 48 du poème.
Commentaire
Le libellé du commentaire nest pas orthodoxe. Chacun comprendra que son originalité
nenlève rien aux exigences qui prévalent dans ce type dexercice : qualité de la lecture, respect
de la consigne, maîtrise dune organisation. La citation dAragon est une invite au commentaire
comparé. Il porte ici sur deux extraits qui se répondent en écho.
Dès lors, ce ne saurait être le référent seul qui doit faire lobjet dune analyse, mais bien les
moyens spécifiques de sa mise en scène, non le seul signifié, mais bien le signifiant.
La démarche peut emprunter des voies plus ou moins complexes. On ne saurait décrier une
méthode qui sintéresserait dabord aux similitudes, pour ensuite distinguer les moyens mis en
uvre. On peut cependant souhaiter un principe dorganisation plus élaboré qui permettrait de
comparer les procédés et de distinguer les effets produits :
- une scène de deuil : dramatisation / théâtralisation ;
- les paroles rapportées : bouleversement / réquisitoire organisé ;
- la condensation du poème.
Dans sa lettre à Hetzel (texte C), Victor Hugo propose de « réveiller le peuple ». Les poètes, les écrivains, les artistes en général, vous paraissent-ils pouvoir, mieux que dautres, remplir cette mission ?
Vous répondrez à cette question en un développement composé, prenant appui tout à la fois sur les textes qui vous sont proposés, ceux que vous avez étudiés en classe et vos lectures personnelles.
La définition de la mission de la poésie est récurrente dans luvre de Hugo. Pour mémoire, on peut rappeler ces vers extraits d« Amis un dernier mot » (Les Feuilles dautomne, novembre1831) :
« Alors, oh ! je maudis, dans leur cour, dans leur antre,
Ces rois dont les chevaux ont du sang jusquau ventre !
Je sens que le poète est leur juge ! je sens
Que la muse indignée, avec ses poings puissants,
Peut, comme au pilori, les lier sur leur trône
Et leur faire un carcan de leur lâche couronne,
Et renvoyer ces rois, quon aurait pu bénir,
Marqués au front dun vers que lira lavenir !
Oh ! la muse se doit aux peuples sans défense.
Joublie alors lamour, la famille, lenfance,
Et les molles chansons, et le loisir serein,
Et jajoute à ma lyre une corde dairain ! »
Ce que lon attend ici dans le traitement du sujet relève de plusieurs compétences :
- la définition explicite de la mission de lart exprimée par Hugo : il doit « réveiller le peuple », cest-à-dire le sortir de la torpeur où le maintiennent le mensonge, la propagande, la peur, la lâcheté, la compromission, la facilité, lart officiel ;
- lillustration de cette thèse par des exemples précis et pertinents : la poésie engagée, celle de la Résistance (voir sujet 4), la majorité de luvre de Hugo (Les Châtiments, Les Misérables, lextrait des Feuilles dautomne « Amis, un dernier mot » de 1831, le poème « Fonction du poète » in Les Rayons et les ombres de 1839), mais aussi les « philosophes » des Lumières ;
- lorganisation dune démarche qui permette de répondre à la question posée : pourquoi et par quels moyens les artistes sacquittent-ils de cette mission « politique » ? Le poète, lartiste ont à la fois un pouvoir et un devoir de subversion ;
- lélargissement de cette problématique : quest ce qui confère aux artistes le pouvoir et le devoir de « réveiller le peuple » ? On peut ici encore solliciter Hugo et des poèmes tels que « A Alfred Dürer » in Les Voix intérieures (1837).
E. Invention
Vous choisirez un de ces deux sujets.
- En 1853, malgré les interdits et la censure, Les Châtiments sont diffusés clandestinement. Un journaliste du Moniteur écrit et publie un article dans lequel il attaque, critique et condamne le poème « Souvenir de la nuit du 4 ». Rédigez cet article.
- En 1853, malgré les interdits et la censure, Les Châtiments sont diffusés clandestinement. Après avoir lu le poème « Souvenir de la nuit du 4 », un journaliste prend le risque décrire et de faire circuler un article dans lequel il salue le courage de Victor Hugo et rend hommage à son talent. Il est convaincu que le combat mené contre Napoléon III sera utile et aboutira.
Rédigez cet article.
- Rédiger cet article, cest reconnaître la force de conviction du poème, la puissance persuasive de son propos, la charge explosive de sa dénonciation, cest sinquiéter face à sa force et reconnaître donc, par une voie détournée, le génie du poète. Imaginer quun journaliste du Moniteur remette en cause les procédés employés par Victor Hugo appelle donc lanalyse de ces procédés. On prendra ici pour exemples lironie finale et lattaque frontale (« Vous ne compreniez point ») succédant au pathétique, ou la généralisation opérée dans les trois derniers vers du poème : « les vieilles grand-mères » « des enfants de sept ans »
- Il convient de rappeler que si « Lépistolaire » est un objet détude réservé aux seules séries L, lécriture dune lettre doit être une compétence partagée. Le libellé impose ici un émetteur doté de caractéristiques propres : un journaliste engagé dans le soutien au régime en place ou au contraire un journaliste qui partage les idéaux politiques de Hugo. Il impose en outre un registre : critique, polémique dans le premier cas ; enthousiaste, louangeur dans le second. Le blâme comme léloge peuvent porter aussi bien sur les qualités stylistiques et les effets émotionnels du poème que sur son contenu politique et polémique.
source : cyberpotache