La poésie


TEXTES

A. Victor Hugo (1802-1885), « la Victoire », Histoire d’un Crime, 4 décembre 1852 (publié en 1877 – 1878).

B. Victor Hugo, « Souvenir de la nuit du 4 », Les Châtiments, Jersey, 2 décembre 1852 (publication novembre 1853).

C. Victor Hugo, Lettre à Hetzel, 6 février 1853.

Annexes

Catherine Salles, Le Second Empire, 1852/1870, coll. « Histoire de France illustrée », n°12, Librairie Larousse, 1985.

Guy Rosa, extrait de la chronologie historique, édition des Châtiments, Le Livre de Poche, 1973.


Texte A — Victor Hugo, Histoire d’un crime

[Un enfant de sept ans et demi est tué le 4 décembre 1851 par l’armée. Victor Hugo, qui était présent aux côtés des insurgés, raconte…]

E.P… s’arrêta devant une maison haute et noire. Il poussa une porte d’allée qui n’était pas fermée, puis une autre porte, et nous entrâmes dans une salle basse, toute paisible, éclairée d’une lampe.

Cette chambre semblait attenante à une boutique. Au fond, on entrevoyait deux lits côte à côte, un grand et un petit. Il y avait au-dessus du petit lit un portrait de femme, et, au-dessus du portrait, un rameau de buis bénit.

La lampe était posée sur une cheminée où brûlait un petit feu.

Près de la lampe, sur une chaise, il y avait une vieille femme, penchée, courbée, pliée en deux, comme cassée, sur une chose qui était dans l’ombre et qu’elle avait dans les bras. Je m’approchai. Ce qu’elle avait dans les bras, c’était un enfant mort.

La pauvre femme sanglotait silencieusement.

E.P…, qui était de la maison, lui toucha l’épaule et lui dit :

Laissez voir.

La vieille femme leva la tête, et je vis sur ses genoux un petit garçon, pâle, à demi déshabillé, joli, avec deux trous rouges au front.

La vieille femme me regarda, mais évidemment elle ne me voyait pas ; elle murmura, se parlant à elle-même :

Et dire qu’il m’appelait bonne maman ce matin!

E.P… prit la main de l’enfant, cette main retomba.

Sept ans, me dit-il.

Une cuvette était à terre. On avait lavé le visage de l’enfant ; deux filets de sang sortaient des deux trous.

Au fond de la chambre, près d’une armoire entrouverte où l’on apercevait du linge, se tenait debout une femme d’une  quarantaine d’années, grave, pauvre, propre, assez belle.

Une voisine, me dit E.P…

Il m’expliqua qu’il y avait un médecin dans la maison, que ce médecin était descendu et avait dit : « Rien à faire. »

L’enfant avait été frappé de deux balles à la tête en traversant la rue « pour se sauver ». On l’avait rapporté à sa grand-mère « qui n’avait que lui ».

Le portrait de la mère morte était au-dessus du petit lit.

L’enfant avait les yeux à demi ouverts, et cet inexprimable regard des morts où la perception du réel est remplacée par la vision de l’infini. L’aïeule, à travers ses sanglots, parlait par instants : — Si c’est Dieu possible ! — A-t-on idée! — Des brigands, quoi !

Elle s’écria :

C’est donc ça le gouvernement!

Oui, lui dis-je.

Nous achevâmes de déshabiller l’enfant. Il avait une toupie dans sa poche. Sa tête allait et venait d’une épaule à l’autre, je la soutins et je le baisai au front. Versigny et Bancel lui ôtèrent ses bas. La grand-mère eut tout à coup un mouvement.

Ne lui faites pas de mal, dit-elle.

Elle prit les deux pieds glacés et blancs dans ses vieilles mains, tâchant de les réchauffer.

Quand le pauvre petit corps fut nu, on songea à l’ensevelir. On tira de l’armoire un drap.

Alors l’aïeule éclata en pleurs terribles.

Elle cria : — Je veux qu’on me le rende.

Elle se redressa et nous regarda ; elle se mit à dire des choses farouches, où Bonaparte était mêlé, et Dieu, et son petit, et l’école où il allait, et sa fille qu’elle avait perdue, et nous adressant à nous-mêmes des re p roches, livide, hagarde, ayant comme un songe dans ses yeux, et plus fantôme que l’enfant mort.

Puis elle reprit sa tête dans ses mains, posa ses bras croisés sur son enfant, et se remit à sangloter.

La femme qui était là vint à moi et, sans dire une parole, m’essuya la bouche avec un mouchoir.

J’avais du sang aux lèvres.

Que faire, hélas? Nous sortîmes accablés.

Il était tout à fait nuit. Bancel et Versigny me quittèrent.

 

Texte B — Victor Hugo, Les Châtiments

[En 1853, Victor Hugo publie Les Châtiments, recueil de poèmes consacré à la dénonciation de celui qu’il considère comme un usurpateur.]

 

L’enfant avait reçu deux balles dans la tête.

Le logis était propre, humble, paisible, honnête ;

On voyait un rameau bénit sur un portrait.

Une vieille grand-mère était là qui pleurait.

Nous le déshabillions en silence. Sa bouche,

Pâle, s’ouvrait; la mort noyait son œil farouche ;

Ses bras pendants semblaient demander des appuis.

Il avait dans sa poche une toupie en buis.

On pouvait mettre un doigt dans les trous de ses plaies.

Avez-vous vu saigner la mûre dans les haies ?

Son crâne était ouvert comme un bois qui se fend.

L’aïeule regarda déshabiller l’enfant,

Disant : — Comme il est blanc ! Approchez donc la lampe.

Dieu ! ses pauvres cheveux sont collés sur sa tempe! —

Et quand ce fut fini, le prit sur ses genoux.

La nuit était lugubre ; on entendait des coups

De fusil dans la rue où l’on en tuait d’autres.

— Il faut ensevelir l’enfant, dirent les nôtres.

Et l’on prit un drap blanc dans l’armoire en noyer.

L’aïeule cependant l’approchait du foyer

Comme pour réchauffer ses membres déjà roides.

Hélas ! ce que la mort touche de ses mains froides

Ne se réchauffe plus aux foyers d’ici-bas !

Elle pencha la tête et lui tira ses bas,

Et dans ses vieilles mains prit les pieds du cadavre.

— Est-ce que ce n’est pas une chose qui navre !

Cria-t-elle ; monsieur, il n’avait pas huit ans !

Ses maîtres, il allait en classe, étaient contents.

Monsieur, quand il fallait que je fisse une lettre,

C’est lui qui l’écrivait. Est-ce qu’on va se mettre

À tuer les enfants maintenant ? Ah ! mon Dieu!

On est donc des brigands ! Je vous demande un peu,

Il jouait ce matin, là, devant la fenêtre !

Dire qu’ils m’ont tué ce pauvre petit être !

Il passait dans la rue, ils ont tiré dessus.

Monsieur, il était bon et doux comme un Jésus.

Moi je suis vieille, il est tout simple que je parte ;

Cela n’aurait rien fait à monsieur Bonaparte

De me tuer au lieu de tuer mon enfant! —

Elle s’interrompit, les sanglots l’étouffant,

Puis elle dit, et tous pleuraient près de l’aïeule :

— Que vais-je devenir à présent toute seule ?

Expliquez-moi cela, vous autres, aujourd’hui.

Hélas ! je n’avais plus de sa mère que lui.

Pourquoi l’a-t-on tué? Je veux qu’on me l’explique.

L’enfant n’a pas crié vive la République. —

Nous nous taisions, debout et graves, chapeau bas,

Tremblant devant ce deuil qu’on ne console pas.

Vous ne compreniez point, mère, la politique.

Monsieur Napoléon, c’est son nom authentique,

Est pauvre et même prince ; il aime les palais ;

Il lui convient d’avoir des chevaux, des valets,

De l’argent pour son jeu, sa table, son alcôve,

Ses chasses ; par la même occasion, il sauve

La famille, l’église et la société ;

Il veut avoir Saint-Cloud, plein de roses l’été,

Où viendront l’adorer les préfets et les maires ;

C’est pour cela qu’il faut que les vieilles grands-mères,

De leurs pauvres doigts gris que fait trembler le temps,

Cousent dans le linceul des enfants de sept ans.

 

Texte C — Victor Hugo, Lettre à Hetzel

[Dans cet extrait d’une lettre qu’il écrit en réponse à son éditeur Hetzel — lui-même exilé en Belgique —, Victor Hugo précise le rôle que doit jouer, dans Les Châtiments, l’écriture poétique.]

Ce livre-ci sera violent. Ma poésie est honnête mais pas modérée.

J’ajoute que ce n’est pas avec de petits coups qu’on agit sur les masses. J’effaroucherai le bourgeois peut-être, qu’est-ce que cela me fait si je réveille le peuple? Enfin n’oubliez pas ceci : je veux avoir un jour le droit d’arrêter les représailles, de me mettre en travers des vengeances, d’empêcher, s’il se peut, le sang de couler, et de sauver toutes les têtes, même celle de Louis Bonaparte. Or, ce serait un pauvre titre que des rimes modérées. Dès à présent, comme homme politique, je veux semer dans les cœurs, au milieu de mes paroles indignées, l’idée d’un châtiment autre que le carnage. Ayez mon but présent à l’esprit : clémence implacable.

Annexe 1 — Catherine Salles, Le Second Empire, 1852/1870

Jusqu’en 1860, la France connut un régime autoritaire. Aux pouvoirs considérables que lui reconnaissait la Constitution de 1852, Napoléon III ajouta de nombreuses restrictions des libertés publiques. Le suffrage universel fut limité par d’habiles découpages électoraux et par l’instauration de la candidature officielle. Pour permettre aux électeurs de « faire le bon choix », le gouvernement soutenait ouvertement l’un des candidats, qui recevait l’aide de l’administration locale […].

La liberté de la presse était profondément compromise. Pour paraître, les journaux devaient avoir obtenu l’autorisation préalable et étaient contraints de faire figurer dans leurs pages les communiqués du gouvernement. Ce fut surtout le système de « l’avertissement », institué par décret en février 1852 sur l’instigation de Persigny et de Rouher, qui pesa lourdement sur la presse française: un journal qui avait reçu un avertissement du préfet était suspendu pour deux mois et, en cas de récidive, disparaissait définitivement. Un tel système de contraintes permit aux seuls journaux gouvernementaux, L e M o n i t e u r et Le Constitutionnel, de paraître régulièrement . Malgré leur prudence, Le Siècle et La Presse, de tendances libérales, l’orléaniste Journal des débats et l’ultramontain U n i v e r s de Louis Veuillot connurent en revanche de grandes difficultés de publication.

Dans le pays entier, une administration toute-puissante limitait les libertés fondamentales. Les fonctionnaires, qui devaient prêter serment à la Constitution et à l’empereur, pouvaient être révoqués ou rétrogradés par les ministres. La police exerçait sur tous les citoyens une surveillance rigoureuse, et de simples propos subversifs pouvaient être passibles d’emprisonnement. Les personnages les plus redoutés étaient les préfets, qui jouissaient dans leur département de pouvoirs considérables. Véritables représentants de l’empereur dans leur circonscription, ils surveillaient l’opinion publique, décidaient des élections, dirigeaient la police. Et leur rôle dans la vie mondaine n’était pas moins important, car chaque préfecture était tenue de reproduire à l’échelon local la vie brillante de la Cour.

Annexe 2 — Guy Rosa, extrait de la chronologie historique, édition des Châtiments

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2 décembre. Coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte. Par affiches, le président annonce qu’il dissout l’Assemblée, proclame l’état de siège et rétablit le suffrage universel.Plusieurs députés et les généraux républicains sont arrêtés. Les députés de droite se réunissent à la mairie du Xe arrondissement, proclament la déchéance de Louis-Napoléon, puis sont arrêtés. Les députés de gauche appellent à la lutte armée et forment un Comité de résistance clandestin. La police ne trouve pas Victor Hugo à son domicile.

3 décembre. Hugo et les autres membres du comité, malgré la passivité évidente du peuple parisien que l’Assemblée a combattu en juin 1848 et qu’elle n’a cessé de décevoir, poursuivent la résistance. Le peuple élève quelques barricades. Hugo multiplie les proclamations.

4 décembre. Saint - Arnaud, commandant, et Magnan, ministre de la Guerre, font donner l’assaut aux barricades. Dans l’après-midi, la troupe mitraille la foule des promeneurs et des curieux sur les boulevards Montmartre et Poissonnière. Les exécutions sommaires commencent à Paris et dans le reste de la France.

11 décembre. Avec le passeport d’un camarade, Lanvin, V. Hugo part pour Bruxelles.

14 décembre. V. Hugo commence la rédaction de ce qui sera l ’Histoire d’un crime.

21 décembre. Un référendum ratifie le coup d’État.

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9 janvier. Décret expulsant du territoire V. Hugo et soixante-cinq autres représentants.

17 janvier. V. Hugo écrit qu’il a rencontré Hetzel, éditeur comme lui proscrit. Il songe à « c o n s t ru i re une citadelle d’écrivains et de libraires d’où nous bombarderons le Bonaparte ».

14 juin. V. Hugo abandonne l’Histoire d’un crime.

31 juillet. V. Hugo quitte Bruxelles pour Jersey, via Anvers et Londres.

22 octobre. La rédaction des Châtiments commence, ininterrompue jusqu’en juin 1853.

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21 novembre. Publication des Châtiments à Bruxelles.


É c r i t u re

I. Après avoir lu les textes qui vous sont proposés et pris connaissance des annexes 1 et 2, vous répondrez à la question suivante (4 points) :

Que dénonce Victor Hugo dans les textes A et B? Quel est celui de ces deux textes qui vous paraît le plus susceptible d’émouvoir et d’indigner ses lecteurs ? Justifiez votre réponse.

A. Présentation du sujet

Il n’est sans doute pas nécessaire de démontrer la cohérence du corpus : un auteur unique,

une circonstance historique très délimitée, une conception et une manifestation de la poésie

explicites. L’intérêt de la confrontation entre les deux textes de Hugo - le récit en prose, le

poème - apparaît d’emblée. La comparaison entre les deux pages permet en effet de travailler

sur deux versions d’un même épisode douloureux, de confronter deux moyens d’expression

différents, de travailler sur la spécificité de chacun des deux textes, comme y invitent les

nouveaux programmes de la classe de première (voir le sujet du commentaire). Chacun voit

bien encore combien il est aisé sur un pareil corpus de rendre sensibles les élèves à la

singularité du texte poétique, à la qualité des moyens qu’il met en œuvre, aux effets qu’il

produit. La lettre à Hetzel situe les deux récits précédents, « paroles indignées », dans une

vision plus large de la poésie et de l’écriture hugoliennes (voir le sujet de dissertation).

L’ensemble des documents fournis en annexe démontre aussi la nécessité de situer les textes

dans un contexte - en l’occurrence historique, biographique et politique - pour en apprécier la

portée et l’enjeu.

On aura noté que ce sujet se situe au croisement de deux objets d’étude obligatoires dans

toutes les séries : « La poésie » et «Convaincre, persuader, délibérer ». Les trois textes de

Hugo, avec des moyens et des visées différents, procèdent en effet de l’argumentation. Les

deux récits - en prose et en vers - non seulement prononcent des réquisitoires contre Napoléon

III et son régime, mais fonctionnent dans leur totalité comme des actes d’accusation. La mort de

l’enfant devient un exemple de la barbarie de ce régime et sa dénonciation à elle seule devrait

pouvoir réveiller les consciences, persuader les lecteurs de l’ignominie de l’Empereur honni et

de ses méthodes de gouvernement. La lettre à Hetzel est celle d’un « homme politique » - c’est

ainsi que se désigne Hugo - ; elle sonne aussi comme un manifeste, une profession de foi qui

proclame la fonction du poète, les missions d’une poésie « honnête mais pas modérée ». C’est

la dimension argumentative des textes du corpus qui donne aux élèves les moyens d’amorcer

la réflexion à laquelle les invite le sujet de dissertation.

La question et le commentaire portant sur une comparaison entre les deux pages, il nous

paraît utile de proposer ci-après quelques-unes, selon le mot d’Aragon (voir sujet du

commentaire), des « mille choses à dire de cette prose et de ces vers comparés ».

Éléments de corrigé

"Souvenir de la nuit du 4" est un des plus bouleversants poèmes, polémique et lyrique, de

Hugo. Aragon l’a par ailleurs magnifiquement commenté. En raison de sa densité et de sa

puissance, le poème apparaît curieusement comme une réécriture du récit en prose, alors

même qu’il est antérieur. En effet dans la « quatrième journée » d’Histoire d’un crime (La

Victoire, I, « Les faits de la nuit. – La rue Tiquetonne », chapitre écrit en 1877-1878), Hugo

précise : « J’ai raconté ailleurs cette chose tragique » et précise en note « Châtiments ». Il nous

invite ainsi lui-même à lire les deux textes en les confrontant. Loin de prétendre épuiser les

éléments de comparaison, nous nous contentons ici de suggérer quelques pistes de lecture

analytique des deux textes.

Les similitudes sont nombreuses. Les mêmes événements historiques servent de cadre à la

même « anecdote » dramatique : ce sont des « choses vues » par un témoin direct, journaliste

de talent et visionnaire puissant, rapportées par un narrateur qui maîtrise les procédés de la

prose et de la poésie pour faire éprouver à son lecteur des émotions puissantes. Le narrateur témoin

note les mêmes éléments descriptifs qui évoquent un décor et un univers marqué par la

simplicité et l’humilité. Se met en place un tableau pathétique qui appelle la comparaison avec

les piétà : la grand-mère porte le corps de l’enfant mort, tout comme Marie soutient le corps de

Jésus à la descente de la croix. Le même mouvement soulève les deux récits : on passe d’une

veillée funèbre à la condamnation d’un régime politique. Les deux textes articulent les registres

tragique et polémique.

L’analyse du récit en prose révèle quelques traits d’écriture particuliers qui le distinguent

nettement du poème.

Le récit est localisé avec précision (Rue Tiquetonne). Il indique la présence d’autres témoins

identifiés. Ainsi il répond à l’objectif que s’assigne Hugo dans l’Histoire d’un crime : « J’(…) ai

déclaré que j’avais un devoir, celui de faire l’histoire immédiate et toute chaude de ce qui vient

de se passer. Auteur, témoin et juge, je suis historien tout à fait. » ou encore dans la Préface de

1877 : « Le proscrit s’est immédiatement fait historien. Il emportait dans sa mémoire indignée

ce crime, et il a voulu n’en rien laisser perdre. De là ce livre ». Mais l’historien se fait procureur

et son récit se construit comme un acte d’accusation.

Soulignant un mouvement dramatique, il suit une progression chronologique et spatiale

régulière : le lecteur suit l’action de la rue obscure à la maison, de l’entrée à la chambre ; le

regard se focalise sur les objets, enfin sur le corps de l’enfant dont on détaille les parties : le

front, les yeux, la tête, l’épaule, les pieds… Ce mouvement est souligné encore par un effet de

dramatisation intense : « Une chose qui était dans l’ombre » amène « Je m’approchai » qui

conduit à fixer le regard sur le corps : « Ce qu’elle avait dans les bras, c’était un enfant mort ».

Mais le mouvement se prolonge encore, rapprochant le regard et le corps du narrateur de

l’enfant ensanglanté : « deux trous rouges au front », « deux filets de sang « , «J’avais du sang

aux lèvres ». Ce mouvement lent, inexorable, éprouvant, traduit l’horreur qu’éprouve le

narrateur et produit sur le lecteur un effet de pathétique violent.

Le discours « farouche » de l’aïeule est rapporté essentiellement en discours indirect à

l’exception de quelques cris d’autant plus désespérés : « Je veux qu’on me le rende ». La

douleur et la colère de la grand-mère sont marquées encore par l’éclatement du discours

narrativisé dont on entend des bribes, dont le texte souligne les exclamations, les

interrogations.

Le récit en prose apparaît comme un texte narratif d’une grande sobriété où apparaissent

des insistances puissantes : le motif du sang, le thème de la fragilité (« enfant », « petit » aux

multiples occurrences, « vieille »). Il présente dans le même tableau dramatiquement construit

l’impuissance des « misérables » devant les horreurs d’un régime, l’impuissance des témoins

devant la douleur et le scandale de la mort, la révolte latente.

Le poème se construit en deux parties (un tableau dramatique / un discours politique), mais

l’unité de l’ensemble est fortement marquée par la construction en boucle : le dernier vers fait

écho au premier, mettant sous les yeux du lecteur le spectacle affligeant d’un enfant tué.

Dans la présentation de la scène tragique, Hugo a effacé l’inutile, l’accessoire : pas de

localisation précise, aucune identification des témoins, un « nous » sobre et général (« des

nôtres ») inclut le narrateur sans que son rôle soit mis en évidence. Un groupe humain indéfini,

tel un chœur tragique, devient le témoin de la douleur pathétique d’une aïeule. Identiquement,

les interventions du narrateur-témoin résonnent comme les commentaires du chœur de la

tragédie antique : « dans la rue où on en tuait d’autres » ; « Hélas ! ce que la mort touche de

ses mains froides… ». La mise en scène focalise l’attention du lecteur sur l’essentiel, objet de

douleur et de scandale : l’enfant mort. L’effet saisissant obtenu par le premier vers est ainsi

soutenu dans la totalité d’un poème.

Le fait-divers dramatique – comme souvent chez Hugo – se transforme en symbole. Cette

élévation est sensible dans le discours de l’aïeule rapporté « directement ». ce n’est pas la

seule différence avec le récit en prose. Le discours est plus long et plus organisé. Dès lors, sa

puissance et sa véhémence s’en trouvent accrues. L’interpellation (« Avez-vous vu saigner la

mûre dans les haies ? », les métaphores, les comparaisons (« comme un bois qui se fend »)

cherchent à exprimer l’indicible et permettent de détourner l’attention de la vision insoutenable

(« saigner la mûre ») ou au contraire de suggérer la violence brutale du choc (le crâne qui se

fend, puissance de la rime « fend/ enfant »). Le rythme des vers contribue à créer le climat de

tension et le registre pathétique. Par exemple l’enjambement de « Sa bouche / Pâle, s’ouvrait »

accroît la force de l’adjectif placé en rejet et associe le mouvement du détail pictural à

l’ouverture de la voyelle [a].

Le discours politique adressé à l’aïeule frappe par la violence de la diatribe et son ironie

grinçante. Dans un effet admirable de polyphonie énonciative, Hugo fait entendre la voix

officielle de Napoléon III. Les citations de ses discours - programmes (« Il sauve / la famille,

l'église, la société » met en place un alexandrin avec une diérèse fortement ironique)

s’opposent antithétiquement à la réalité de sa politique : crimes, assassinats d’enfants,

répression sanglante, déni de justice. Une articulation logique (« C’est pour cela que… ») met

en parallèle les préoccupations futiles, le goût du luxe, l’orgueil de la société impériale et la

tragique réalité. La visée polémique et satirique du poème retrouve celles de l’ensemble du

recueil Les Châtiments.


II. Vous traiterez ensuite un de ces sujets (16 points) :

1. Commentaire

Parlant des textes A (Histoire d’un crime) et B (« Souvenir de la nuit du 4 »), le poète Louis Aragon a aff i rm é : « Je ne crois pas qu’il y ait de leçon de poésie plus valable que la comparaison de ce récit en prose et de ce poème. Il y a mille choses à dire de cette prose et de ces vers comparés. » M o n t rez les plus importantes de ces « choses », en comparant et commentant les lignes 22 à 46 du récit en prose et les vers 20 à 48 du poème.

Commentaire

Le libellé du commentaire n’est pas orthodoxe. Chacun comprendra que son originalité

n’enlève rien aux exigences qui prévalent dans ce type d’exercice : qualité de la lecture, respect

de la consigne, maîtrise d’une organisation. La citation d’Aragon est une invite au commentaire

comparé. Il porte ici sur deux extraits qui se répondent en écho.

Dès lors, ce ne saurait être le référent seul qui doit faire l’objet d’une analyse, mais bien les

moyens spécifiques de sa mise en scène, non le seul signifié, mais bien le signifiant.

La démarche peut emprunter des voies plus ou moins complexes. On ne saurait décrier une

méthode qui s’intéresserait d’abord aux similitudes, pour ensuite distinguer les moyens mis en

œuvre. On peut cependant souhaiter un principe d’organisation plus élaboré qui permettrait de

comparer les procédés et de distinguer les effets produits :

- une scène de deuil : dramatisation / théâtralisation ;

- les paroles rapportées : bouleversement / réquisitoire organisé ;

- la condensation du poème.

Dissertation

Dans sa lettre à Hetzel (texte C), Victor Hugo propose de « réveiller le peuple ». Les poètes, les écrivains, les artistes en général, vous paraissent-ils pouvoir, mieux que d’autres, remplir cette mission ?

Vous répondrez à cette question en un développement composé, prenant appui tout à la fois sur les textes qui vous sont proposés, ceux que vous avez étudiés en classe et vos lectures personnelles.

La définition de la mission de la poésie est récurrente dans l’œuvre de Hugo. Pour mémoire, on peut rappeler ces vers extraits d’« Amis un dernier mot » (Les Feuilles d’automne, novembre1831) :

« Alors, oh ! je maudis, dans leur cour, dans leur antre,

Ces rois dont les chevaux ont du sang jusqu’au ventre !

Je sens que le poète est leur juge ! je sens

Que la muse indignée, avec ses poings puissants,

Peut, comme au pilori, les lier sur leur trône

Et leur faire un carcan de leur lâche couronne,

Et renvoyer ces rois, qu’on aurait pu bénir,

Marqués au front d’un vers que lira l’avenir !

Oh ! la muse se doit aux peuples sans défense.

J’oublie alors l’amour, la famille, l’enfance,

Et les molles chansons, et le loisir serein,

Et j’ajoute à ma lyre une corde d’airain ! »

Ce que l’on attend ici dans le traitement du sujet relève de plusieurs compétences :

- la définition explicite de la mission de l’art exprimée par Hugo : il doit « réveiller le peuple », c’est-à-dire le sortir de la torpeur où le maintiennent le mensonge, la propagande, la peur, la lâcheté, la compromission, la facilité, l’art officiel ;

- l’illustration de cette thèse par des exemples précis et pertinents : la poésie engagée, celle de la Résistance (voir sujet 4), la majorité de l’œuvre de Hugo (Les Châtiments, Les Misérables, l’extrait des Feuilles d’automne « Amis, un dernier mot » de 1831, le poème « Fonction du poète » in Les Rayons et les ombres de 1839), mais aussi les « philosophes » des Lumières ;

- l’organisation d’une démarche qui permette de répondre à la question posée : pourquoi et par quels moyens les artistes s’acquittent-ils de cette mission « politique » ? Le poète, l’artiste ont à la fois un pouvoir et un devoir de subversion ;

- l’élargissement de cette problématique : qu’est ce qui confère aux artistes le pouvoir et le devoir de « réveiller le peuple » ? On peut ici encore solliciter Hugo et des poèmes tels que « A Alfred Dürer » in Les Voix intérieures (1837).

E. Invention

Vous choisirez un de ces deux sujets.

- En 1853, malgré les interdits et la censure, Les Châtiments sont diffusés clandestinement. Un journaliste du Moniteur écrit et publie un article dans lequel il attaque, critique et condamne le poème « Souvenir de la nuit du 4 ». Rédigez cet article.

- En 1853, malgré les interdits et la censure, Les Châtiments sont diffusés clandestinement. Après avoir lu le poème « Souvenir de la nuit du 4 », un journaliste prend le risque d’écrire et de faire circuler un article dans lequel il salue le courage de Victor Hugo et rend hommage à son talent. Il est convaincu que le combat mené contre Napoléon III sera utile et aboutira.

Rédigez cet article.

- Rédiger cet article, c’est reconnaître la force de conviction du poème, la puissance persuasive de son propos, la charge explosive de sa dénonciation, c’est s’inquiéter face à sa force et reconnaître donc, par une voie détournée, le génie du poète. Imaginer qu’un journaliste du Moniteur remette en cause les procédés employés par Victor Hugo appelle donc l’analyse de ces procédés. On prendra ici pour exemples l’ironie finale et l’attaque frontale (« Vous ne compreniez point… ») succédant au pathétique, ou la généralisation opérée dans les trois derniers vers du poème : « les vieilles grand-mères »… « des enfants de sept ans »…

- Il convient de rappeler que si « L’épistolaire » est un objet d’étude réservé aux seules séries L, l’écriture d’une lettre doit être une compétence partagée. Le libellé impose ici un émetteur doté de caractéristiques propres : un journaliste engagé dans le soutien au régime en place ou au contraire un journaliste qui partage les idéaux politiques de Hugo. Il impose en outre un registre : critique, polémique dans le premier cas ; enthousiaste, louangeur dans le second. Le blâme comme l’éloge peuvent porter aussi bien sur les qualités stylistiques et les effets émotionnels du poème que sur son contenu politique et polémique.


source : cyberpotache