Commentaire de Beckett - En attendant Godot (extrait p.48-50)
Extrait étudié : p.48-50. De VLADIMIR - Partons à VLADIMIR - Ce n’est pas folichon.
Nous sommes dans la deuxième phase du premier acte. Un curieux couple
qui provoque la peur de Vladimir et d’Estragon vient d’arriver,
Pozzo munit d’un fouet, Lucky chargé de bagages. Tout concourt
à faire de ces deux individus des personnages grotesques : leurs noms,
leurs fonctions symboliquement exprimées (le fouet, la laisse), la maîtrise
du discours de Pozzo, les silences ou prises de paroles soumises et mécaniques
de Lucky.
Encadré par une conversation générale, le passage comporte
essentiellement un long discours de Pozzo, à grands renforts de gestes
qui soulignent la théâtralité emphatique* du numéro
d’acteur. Son auditoire semble composé d’admirateurs polis
qui retombent vite dans une morne indifférence.
Dans un premier temps, nous nous intéresserons à la parodie du
jeu d’acteur puis nous étudierons la critique du langage dans le
discours de Pozzo et les réactions finales de son auditoire. Enfin nous
nous intéresserons au sens et à l’interprétation
symbolique du discours de Pozzo.
I. Parodie du jeu d’acteur.
Le personnage de Pozzo mimant l’acteur et les réactions de Vladimir et d’Estragon singeant le public nous situent d’emblée dans la caricature. Pozzo veut capter l’attention du public (cf. didascalies : gestes, voix...) et vérifie coquettement la réussite de sa... performance.
1) Les éléments caractéristiques du jeu de l’acteur et de sa relation avec le public.
- Pozzo, acteur souverain*, veut capter le public.
*il monopolise l’attention : emploi d’injonctions “soyez donc
un peu plus attentifs” (ton professoral, presque didactique), “regardez”,
“veux-tu regarder” (progression dans l’agressivité
: de l’invitation... à l’injure).
*il emploie le pronom personnel “nous”, peut-être pour aboutir
à l’identification spectateur-acteur, et les didascalies (“Regarde
le ciel... Tous regardent sauf Lucky [...] Pozo s’en apercevant, tire
sur la corde”) montrent que le public mime l’acteur, victime de
l’illusion réaliste.
- Pozzo recherche les effets théâtraux.
*il module sa voix (cf. didascalies : “chantante”, “voix prosaïque*”,
“ton lyrique”, “le ton baisse”, “le ton s’élève”)
® mouvement par vagues, montant descendant, avec soudaines ruptures.
*il gesticule (cf. didascalies : gestes presque redondants). L’indication
“pause dramatique - large geste horizontal” met en évidence
la complémentarité entre paroles et mouvements. Aussi : “le
geste des deux mains qui descendent par paliers”, en accord avec la gradation
répétitive “perdre de son éclat, pâlir, pâlir,
toujours un peu plus, toujours un peu plus”).
- Pozzo découpe son discours en plusieurs phases.
*démarrage : jusqu’à “(un temps)” : phrases
brèves, interrogatives, minimales, incomplètes : Pozzo recherche
la parole... encore morcelée, laconique, banale ou vague (“pâle
/ lumineux / à cette heure de la journée / dans ces latitudes”).
*crescendo et decrescendo (jusqu’à “Silence”). Pozzo
hésite d’abord sur le ton à adopter, comme s’il improvisait,
puis l’inspiration venant, utilise une métaphore (“verser
[...] des torrents de lumière”), utilise des épithètes
descriptives (“rouge et blanches”) - poète -, une gradation
(“pâlir”...), ménage un suspens (“pause dramatique”),
culmine avec un effet - prétendument - saisissant : la rupture prosaïque
: “Vlan ! Fini ! il ne bouge plus”, soulignée par redondance
par le “Silence” qui suit.
*reprise et conclusion, comme si l’acteur ne pouvait en finir et se grisait
de son jeu. Cependant, l’inspiration s’épuise : crescendo
(“lève une main”) puis decrescendo (“l’inspiration
le quitte”)...
- L’effet sur le public.
Après une écoute attentive, les répliques de Vladimir et
d’Estragon montrent de moins en moins d’enthousiasme pour finir
dans l’indifférence. “Du moment qu’on est prévenus”
et “On sait à quoi s’en tenir” laissent penser que
les spectateurs ont appris quelque chose mais quoi ? Lucky s’endort.
Très vite, le public devient indifférent, passif. Pourtant Pozzo
vient de délivrer un message qui peut être tragique : La nuit galope
[...] et viendra se jeter sur nous”, dont Vladimir et Estragon n’ont
pas saisi la portée.
2) L’exagération qui caractérise la parodie.
- Pozzo est tyrannique.
*il rappelle injurieusement (“Veux-tu regarder le ciel, porc !”),
ordonne (“Bon, ça suffit”).
*Après avoir suscité la contemplation collective du ciel, il la
rompt brusquement au cas où les regards se porteraient plus sur le ciel
que sur sa personne.
*Il affirme d’un ton péremptoire*, annonce le futur (“viendra”,
“attendons”, “c’est comme ça que ça se
passe”), prétend tel un prophète dévoiler un sens
(“derrière ce voile de douceur” - métaphore éculée).
- Le cabotinage* de Pozzo et la politesse des spectateurs.
*Pozzo questionne : “Comment m’avez-vous trouvé ?, Et vous,
Monsieur ?, Vous n’avez rien remarqué ?”. Le vocabulaire
de l’appréciation, d’abord négatif en espérant
la flatterie (“Bon ? Moyen ? Passable ?... Franchement mauvais ?”)
montre un parfait cabotin.
*Les répliques sont d’abord élogieuses (“Oh ! très
bien, tout à fait bien”), puis poliment réservées
(“Oh ! peut-être un tout petit peu”). Exceptée la variation
de “l’accent anglais”, les flatteries redondantes sont vides
de sens, les spectateurs jouent la comédie de la politesse.
- L’omniprésence des didascalies dans le discours de Pozzo.
*Répétition mécanique ® comique.
*théâtralité exhibée ® trop fréquentes,
elles interrompent sans cesse la parole et reflètent chez Pozzo, la volonté
permanente d’effets théâtraux émanant des gestes de
la voix, du ton, des pauses, des silences.
*L’ironie de l’auteur : L’auteur, Beckett, est distant face
à ses personnages. L’indication “L’inspiration le quitte”
relève de l’interprétation de l’auteur et anéantit
la fierté de Pozzo.
II. La critique du langage.
Le théâtre de l’absurde, l’emploi des didascalies, les sabotages internes à l’intervention de Pozzo constituent une critique du langage et de son efficacité.
1) Un jeu ennuyeux.
- Un jeu.
*Incohérences : illogisme l.1-2 (juxtaposition des deux propositions
?) et approbation de Pozzo : “C’est vrai”. Idem, en enchaînant
les répliques : “Catulle - Ah oui, la nuit” - coq à
l’âne surprenant.
*Jeux de mots : “tic au tac” déformation... seulement pour
le lecteur !, la mention de “Catulle” gratuite semble prolonger
les allitérations : “crève / tic au tac / Catulle”.
- L’ennui.
*La communication n’opère pas : “En attendant il ne se passe
rien”, “pas folichon”, “ennuyer” ® la parole
est inutile, réduite à un divertissement éphémère,
gratuit, artificiel.
2) La sabotages internes au discours de Pozzo.
- Pozzo fait co-exister dans son discours lyrisme et prosaïsme.
*évocation lyrique de la nuit, exaltation “Lève la tête”,
“Regarde le ciel” détruite par l’injure “porc”
ou la rupture “Bon, ça suffit”.
*métaphore “verser”, opposée à l’indication
horaire qui suit prosaïque “mettons dix heures du matin”.
*langage de plus en plus emphatique ¹ aboutissement dans un langage minimal
“Vlan ! Fini !” (onomatopées) puis familier “Pfft,
comme ça”, voire argotique putain de terre”. Ce langage de
plus en plus trivial reflète une sorte de lassitude, surmontée
à la fin du discours par l’agressivité libératrice
(dernière phase).
3) Les rôles de la parole.
- Pozzo a besoin de reconnaissance personnelle.
*Il s’intéresse plus à sa propre prestation qu’au
contenu de son discours ou aux commentaires des auditeurs ® il veut surtout
exprimer sa performance individuelle (cf. récurrence des pronoms personnels
“je” et ses questions qui s’adressent plus à lui qu’à
autrui : “comment m’avez-vous trouvé”).
*Il a besoin d’un auditoire (cf. le nombre des questions, au nombre de
10 !). Il a peur de la solitude, que seul le langage réussit à
combler.
*Même constat pour Vladimir et Estragon qui voient dans la parole un divertissement
qui trompe l’attente. “Divertissement” au sens pascalien (Pascal
: 17e siècle) du terme : il ne sert pas la communication mais creuse
la solitude individuelle.
III. Le sens et l’interprétation symbolique du discours de Pozzo.
Derrière les lieux communs ressassés de son discours, Pozzo exprime dérisoirement la tragédie de l’Homme, prisonnier de la durée, et tente de se révolter... mais la répétition, la convention et l’ennui reprennent le dessus.
1) Le ciel, le jour et la nuit ; la progression du jour à la nuit.
- Ce sont là les motifs essentiels du discours de Pozzo (“Ah oui, la nuit !” / “le ciel... il... voile de douceur et de calme” / “journée”, “dix heures du matin”, “il s’est mis à”, “jusqu’à ce que”, “c’est comme ça que ça se passe”).
- La progression du jour à la nuit pose le thème de la durée, mais l’emploi du mot “temps” est ambigu car il est envisagé aussi bien dans son sens météorologique (“quand il fait beau”) qu’existentiel.
- Le mouvement du jour est soumis à des tensions contraires :
*d’abord dynamique, il “verse” puis décline “perd
de son éclat, pâli[t]” pour aboutir à l’immobilité
: “il ne bouge plus”.
*L’immobilité est d’abord paix, “douceur”, “calme”,
mais ce n’est qu’une apparence : “voile”. Lui succède
un mouvement agressif “la nuit galope”, dont l’homme serait
victime.
2) Interprétation des propos de Pozzo.
- Une réflexion métaphysique se dégage peu à peu.
*le ciel, le jour et la nuit signifient la recherche d’un sens qui s’apparente
à une quête spirituelle : “être attentif”, “arriver
à”, “lever les yeux”. Il s’agit d’observer
la nature et l’infini pour décrypter un message (d’où
la répétition du verbe “regarder”). Pozzo représente
le poète, voire le prophète, qui déchiffre le monde lointain
et mystérieux pour tout un chacun.
*La précarité* de l’homme : si l’Homme reçoit
des dons de cette contemplation de la Nature, il est aussi victime sans défense
(le souligne l’emploi du pronom “nous” - “nous avons
versé” - “se jeter sur nous” - “nous nous y attendons
le moins”.
*La révolte de Pozzo : elle est perceptible dans le recours à
l’injure “putain de terre” et représente le refus -
dérisoire - d’une condition humaine fragile car soumise à
la durée et régie par des forces supérieures inaccessibles
(le ciel, la nuit) et souveraines.
Cette rébellion est grotesque : l’injure traduit l’impuissance
à lutter, elle est éphémère : Pozzo retourne vite
à ses préoccupations égoïstes, soucieux de sa performance
!
*Vladimir et Estragon retombent dans l’habitude, l’attente (“il
ne se passe rien”), la répétition (agitation du chapeau).
Ceci symbolise la vanité de toute action, de toute quête spirituelle
de sens... inopérante.
Le discours de Pozzo constitue bien le centre du passage : il remet en cause
le langage, son fonctionnement, son rôle. Il faut souligner l’omniprésence
des didascalies qui suscitent une réflexion à propos du théâtre
dans le théâtre. Elles témoignent aussi de l’ironie
de l’acteur face à son “numéro”.
Nous pouvons mettre ce texte en relation avec la deuxième séquence
de l’acte deuxième : Pozzo, alors devenu aveugle, dépend
de Lucky. Celui qui détenait le pouvoir de la parole est déchu,
appelle au secours (et notamment a perdu la contemplation du temps !).
Vocabulaire.
emphatique : qui s’exprime avec emphase, exagération prétentieuse
dans le ton, le style, les gestes.
souverain : qui possède l’autorité suprême.
prosaïque : terre à terre.
péremptoire : décisif, qui n’admet aucune réplique.
cabotinage/cabotin : mauvais comédien prétentieux, vaniteux, qui
aime attirer l’attention.
précarité : incertitude, sans base assurée, situation provisoire.