BEAUMARCHAIS,

Le Barbier de Séville

 

1. Situation du texte

Beaumarchais commença la rédaction du Barbier de Séville en 1765. La pièce, qu’il destinait à l’origine aux comédiens italiens et qui devait prendre la forme d’un livret d’opéra-comique (d’où le rôle joué dans l’intrigue par Bazile, le maître à chanter, et par la partition « La Précaution inutile ») fut finalement montée pour la première fois par la comédie française en 1775 et remporta bientôt un vif succès. Il fallut attendre 1782 puis 1816 pour que Giovanni Paisiello puis Rossini la mettent en musique.

Le Barbier de Séville est le premier volet d’une trilogie composée du Mariage de Figaro (1783) et de La Mère coupable (1792) par laquelle Beaumarchais entend « ramener au théâtre l’ancienne et franche gaieté, en l’alliant avec le ton léger de notre plaisanterie actuelle. » Alors que dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, on se méfie de l’énergie contestataire du rire et on le cantonne au genre subalterne de la farce, Beaumarchais le met au service de grandes comédies satiriques.

2. Une scène de retrouvailles

Le Comte Almaviva, tombé amoureux de la jeune Rosine, est prêt à tout pour l’arracher à Bartholo, son vieux tuteur, qui a le projet de l’épouser. Tandis que, déguisé, il fait le guet sous les fenêtres de sa maîtresse qu’il a suivie à Séville, il tombe à point nommé sur son ancien valet Figaro aussitôt prêt à se remettre à son service. Cette scène de retrouvailles présente le double avantage pour Beaumarchais de mettre à profit le temps mort dramatique qu’aurait pu constituer l’attente du Comte et d’intégrer naturellement à la pièce le premier morceau de bravoure de son protagoniste Figaro.

En plaçant le Comte sous les fenêtres de Rosine, Beaumarchais s’empare d’une situation amoureuse typique. Cependant, il retarde la « scène à faire », celle du tête à tête amoureux en faisant intervenir inopinément Figaro. Le Comte voit en lui à la fois un intrus et un adjuvant potentiel dans son scénario amoureux. Beaumarchais sait rendre leur dialogue naturel. Les répliques sont courtes, les digressions retardent la progression de la conversation (l. 8 et 32, Almaviva interroge Figaro sur sa présence à Séville) et les interruptions sont fréquentes : l.6, Figaro coupe court aux accusations de son ancien maître ; l.10, 14, et 55, le Comte fait taire son valet lorsqu’il croit apercevoir Rosine ou son tuteur.

Le récit autobiographique de Figaro constitue un premier vrai morceau de bravoure : en une phrase qui s’étale de la ligne 34 à 49, Figaro procède à l’énumération de ses péripéties. Sa vie a tout de celle d’un « picaro », type d’aventurier malhonnête et rusé emprunté à la littérature espagnole (à l’instar de Lazarillo de Tormes) qui tente sa chance d’une ville à l’autre.

Par sa tirade, il manifeste dès le début de la pièce son goût de l’intrigue et des entreprises risquées, qui lui ont déjà valu des revers de fortune (voir les antithèses « accueilli » / « emprisonné », « loué » / « blâmé ») et l’ont obligé à quitter Madrid (Beaumarchais doit rendre vraisemblable sa présence à Séville).

3. La satire sociale

Si l’intrigue se déroule par convention en Espagne, Beaumarchais s’en prend en réalité à la société française. C’est d’abord le monde des lettres et son goût de la « cabale » qui fait les frais de ses traits d’esprit. Figaro a beau être au courant des procédures malhonnêtes dont usent les auteurs pour s’assurer de leur succès (on notera, l. 15 à 26, l’effet comique que produit la caricature des spectateurs dont on achète la bienveillance grâce à la comparaison hyperbolique « des mains… comme des battoirs » et à la périphrase incongrue, les « plus excellents travailleurs »), il a tout de même constaté comment la critique avait le pouvoir de faire d’une pièce nouvelle un succès ou un échec : l’accumulation, les comparaisons animales et le champ lexical de la prédation (l. 35-40), déshumanisent ses détracteurs et assombrissent momentanément le ton de la tirade.

Au moment où il écrit Le Barbier de Séville, Beaumarchais a lui-même essuyé deux échecs au théâtre : Eugénie (1767) et surtout Les deux Amis (1770). De plus, pour un public au fait des démêlés de Beaumarchais avec le juge Goëzman dans l’affaire La Blache débutée en 1772 (La Blache, héritier du financier Pâris-Duverney, refuse de reconnaître les dettes de celui-ci auprès de l’auteur dramatique), les répliques des lignes 27 à 29 ne peuvent qu’être interprétées comme des allusions à l’amertume du dramaturge contre le milieu judiciaire.

4. Une gaieté paradoxale

Dans cette scène, chacun, maître ou valet, reprend instinctivement sa place dans la hiérarchie sociale : une distance bienséante s’installe d’emblée entre les deux hommes puisque Figaro vouvoie le Comte et l’appelle respectueusement « monseigneur » ou « Votre excellence » tandis que celui-ci le tutoie et le traite aussitôt comme un roublard et un bouffon. Toutefois, l’incongruité de la situation modifie sensiblement leur rapport : d’une part, le déguisement du Comte diminue sans doute sa dignité et d’autre part, Figaro n’est plus/pas encore à son service : il peut prendre des libertés avec le ton qui devrait être le sien en tant que domestique. Figaro jure devant son maître (l. 26) et soulève non sans insolence un paradoxe (l. 6-7) : les exigences morales varient en fonction du rang social, les puissants condamnant chez les pauvres des faiblesses qu’ils s’accordent sans scrupule.

Almaviva est aussi oisif et libertin que Figaro est « paresseux » et « dérangé ». Le Comte pourrait s’offusquer de l’insolence de Figaro ; pourtant, effet de sa bonne humeur (il est amoureux) ou de sa distraction (il guette Rosine et craint d’être repéré), il rit de bon cœur aux meilleurs traits de son persiflage, y compris quand il en est la cible (l. 8, 31). Le maître et le valet apparaissent donc liés par une complicité inédite. Almaviva se laisse surtout séduire par l’assurance et les facéties de son valet qui ne présagent que du bon s’il le reprend à son service. Figaro semble quant à lui s’accommoder avec humour et optimisme de ses aventures malencontreuses.

Pourtant, il a conscience de la fragilité de sa condition sociale et des injustices qu’elle lui vaut. C’est le paradoxe de sa formule l. 51-53, où la frontière entre comique et gravité devient très mince.

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