Explication de texte : LXXVIII - Spleen

Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Et que de l'horizon embrassant tout le cercle
II nous verse un jour noir plus triste que les nuits;


Quand la terre est changée en un cachot humide,
Où l'Espérance, comme une chauve-souris,
S'en va battant les murs de son aile timide
Et se cognant la tête à des plafonds pourris;


Quand la pluie étalant ses immenses traînées
D'une vaste prison imite les barreaux,
Et qu'un peuple muet d'infâmes araignées
Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux,


Des cloches tout à coup sautent avec furie
Et lancent vers le ciel un affreux hurlement,
Ainsi que des esprits errants et sans patrie
Qui se mettent à geindre opiniâtrement.


- Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,
Défilent lentement dans mon âme; l'Espoir,
Vaincu, pleure, et l'Angoisse atroce, despotique,
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.


Les Fleurs du mal, Charles Baudelaire

Explication de texte :

Les trois vagues des trois premières strophes, les images de renfermement, la. fermeture progressive du champ, concourent à l'installation d'un climat insoutenable et révoltant. La crise, ainsi préparée, va éclater dans la suite du poème.
Le quatrième quatrain est en fait la fin de la phrase commencée au premier, c'est la
proposition principale.
« Des cloches tout à coup sautent avec furie »
On a l'impression d'un véritable éclatement. « furie » « affreux hurlement » soulignent la
déraison. La personnification des cloches qui « sautent » et hurlent , crée le choc. Il s'agit
d'une crise de démence qui déferle dans l'esprit du poète.
Toutefois, c'est « vers le ciel » (domaine de l'Idéal) qu'est lancé le hurlement. Le choix de la
cloche, symbole à connotation religieuse, n'est pas anodin. Le poète cherche une issue, une
aide, mais il ne la trouve pas.
Une longue plainte s'exprime en deux vers (15 et 16) et traduit la détresse d'un esprit perdu. « Ainsi que des esprits errants et sans patrie Qui se mettent à geindre opiniâtrement »
On peut y lire aussi peut-être l'obsession de la mort avec l'image des « esprits errants ».
La quatrième strophe est auditive «cloches... hurlements ... geindre opiniâtrement»,
sonnent dans l'esprit du lecteur.
La cinquième strophe est plus visuelle puisqu'elle veut occulter le bruit « sans tambours ni
musique ». Ce sont des hallucinations visuelles sans termes de comparaison. « de longs corbillards défilent.» A quoi rattacher ces visions ? A la mort sans doute, mais à des hallucinations multiples sans nul doute aussi. On entre directement dans les métaphores. Le
poète est pris dans une force dont il n'est plus le maître, et il parvient à nous en donner la conscience. Les visions se succèdent. Elles renvoient à l'expérience personnelle du poète :« mon âme... mon crâne » Tout son être est prisonnier. Les images sont celles de la mort: ««longs corbillards... défilent lentement». Le rythme est lent et souligne encore l'obsession qui le hante.
Les allégories de « l'Espoir » et de « l'Angoisse » (on note la majuscule qui rejoint « l'Espérance » décrite plus haut, à la deuxième strophe) produisent un effet saisissant. On dirait que de véritables personnages s'activent autour du poète. On remarque la structure des vers 18 et 19. « l'Espoir » en contre rejet avec « vaincu, pleure » au vers suivant, marque la défaite, l'absence d'issue à la crise. « L'Angoisse » se situe au milieu du vers et les deux adjectifs juxtaposés et mis en apposition qui suivent « atroce, despotique » marquent la victoire du spleen. L'auteur ajoute la description du geste meurtrier final perpétré par l'Angoisse. L'image, empruntée au lexique de la piraterie, montre que le cerveau soumis « incliné » du poète est anéanti. Les pirates plantaient leur drapeau noir lorsqu'ils avaient gagné sur l'adversaire. « noir » est l'adjectif qui clôt le poème : il n'y a donc aucun espoir d'évasion. Le poète est vaincu.
Ce poème expressif, à la fois des sensations physiques et mentales, propose au lecteur une réelle mise en scène des manifestations du spleen baudelairien. De plus, il a des répercussions d'ordre métaphysique dans la mesure où il traduit l'incapacité de l'homme à vaincre sa douleur faute de trouver un sens à sa vie. Il est donc révélateur de la poésie baudelairienne dont il définit une des notions essentielles.
Quel grand poète que celui qui parvient à sublimer sa souffrance, à dire les profondeurs inconnues de son malheur. Dans sa détresse, il se débat , il construit un univers alors qu'il croit mourir. On dira de lui qu' « il est peut-être le plus grand de notre littérature car, annonciateur des temps nouveaux, il fait courir en nous comme un frisson nouveau. »