L’épistolaire

La poésie

TEXTES

A. Guillaume Apollinaire [1880-1918], »Lettre du 18 janvier 1915 »(extrait), Lettres à Lou, 1990.

B. Guillaume Apollinaire [1880-1918], « Lettre du 19 janvier 1915 », Lettres à Lou, 1990.

C. Guillaume Apollinaire [1880-1918], « Adieu !», Lettres à Lou ,1990.

[En septembre 1914, Apollinaire fait connaissance à Nice de Louise de Coligny-Châtillon, qu’il appellera Lou.

Engagé volontaire, il est affecté à Nîmes, le 6 décembre, au 38e régiment d’artillerie  de campagne. En janvier et février 1915, il entretient avec elle une corre s p o n d a n c e régulière.

Apollinaire meurt en 1918; certaines de ces lettres — les poèmes — sont publiées en 1947 sous le titre : Ombres de mon amour puis en 1959 sous le titre Poèmes à Lou. L’ensemble de cette correspondance est publié en 1990 sous le titre : Lettres à Lou.]

Texte A — Guillaume Apollinaire, Lettres à Lou

Nîmes, le 18 janvier 1915

[…]

Maintenant, je te prie de ne plus me chiner sur le métier de poète. Je sais bien que c’est gentiment mais c’est une habitude que tu prendrais facilement. D’abord ê t re poète ne prouve pas que l’on ne puisse faire autre chose. Beaucoup de poètes ont été autre chose et fort bien — (je t’écris à la cantine — excuse ce papier, Lou chéri —). D’autre part, le métier de poète n’est pas inutile, ni fou, ni frivole. Les poètes sont les créateurs, (poète vient du grec et signifie en effet créateur et poésie signifie création) — Rien ne vient donc sur terre, n’apparaît aux yeux des hommes s’il n’a d’abord été imaginé par un poète. L’amour même, c’est la poésie nature l l e de la vie, l’instinct naturel qui nous pousse à créer de la vie, à re p ro d u i re. Je te dis cela pour te montrer que je n’exerce pas le métier de poète simplement pour avoir l’air de faire quelque chose et de ne rien faire en réalité. Je sais que ceux qui se l i v rent au travail de la poésie font quelque chose d’essentiel, de primordial, de n é c e s s a i re avant toute chose, quelque chose enfin de divin. Je parle de ceux qui, péniblement, amoureusement, génialement, peu à peu peuvent exprimer une chose nouvelle et meurent dans l’amour qui les inspirait. Voilà, Lou, encore une lettre t rop longue, si tu la lis, bien, sinon je me vengerai en poète, c’est-à-dire divinement et tu sais que la vengeance est le plaisir des dieux. Je t’aime mon Lou, mais je suis fâché que dans tes lettres de maintenant tu sembles moins fortement à moi, ce semble, qu’il y a quelques jours. Mais je suis content tout de même en prévision de la permission.

Je t’aime, Amour.

Gui.

 

Texte B — Guillaume Apollinaire, Lettres à Lou

19 janvier 1915

Ma chérie,

Je tâcherai de partir vendredi à 8 h. pour arriver à Nice s a m e d i matin à six heures .

Donc couche au P. L . M . la nuit du vendredi au samedi — sous mon nom, puis si je ne suis pas arrivé le matin sois à la gare à midi, puis en te renseignant sur l’heure juste, sois aux autres trains si je ne suis pas arrivé à midi.

Donc, sois à la gare à midi si je ne suis pas arrivé par le train du matin, mais ne sois pas à ce train du matin, reste couchée au P.L.M.

Je vais t’écrire encore tout à l’heure à la cantine.

Télégraphie une seconde fois pour que je sache si t’as compris cette lettre et surtout reçue .

Ton Gui. […]

Texte C — Guillaume Apollinaire, Lettres à Lou

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Quelle est la fonction essentielle de ces trois lettres ?

La question posée engage un classement précis et justifié pour chaque texte.

On attend que les élèves montrent que ces trois lettres ont un même destinataire et que c’est toujours la même personne qui lui écrit.

Leur point commun est de parler à Lou de l’amour qu’éprouve pour elle Guillaume Apollinaire. Ils devraient également noter la proximité des dates et montrer qu’ils ont compris que le scripteur des trois lettres est à Nîmes, dans une caserne, alors que Lou séjourne à Nice dans les deux premières et qu’elle part en voyage dans la troisième lettre. Une fois cette situation clarifiée, la réponse attendue pour le texte A est de mettre à jour l’engagement personnel du scripteur pour l’écriture poétique : « Je te dis tout cela », « Je te prie », « Voilà, Lou ». Pour le texte B le scripteur cherche à avoir prise sur les actes de Lou et à obtenir d’elle qu’elle vienne l’attendre à la gare : « donc sois à la gare », « donc couche au P.L.M ». Cependant le désordre de la présentation des faits est révélatrice de l’émotion d’Apollinaire à l’idée de retrouver celle qu’il aime. Pour le texte C la fonction poétique est portée par la forme choisie. La forme rimée et rythmée joue de la répétition du prénom de la femme aimée qui parcourt l’espace de la page et inscrit sa présence dans l’esprit d’Apollinaire. Répétition aussi et insistance avec le rappel de son amour qui joue le rôle d’un refrain « Un cœur le mien te suit ». Le texte poétique affiche la richesse de sa facture formelle ; sa présence permet de rendre sensible la constance de la pensée et de l’amour par delà l’absence de l’être aimé.

Vous commenterez le poème d’Apollinaire : « Adieu ! » (texte C).

Le commentaire pourra mettre en évidence les points suivants :

I. Une lettre d’amour qui est aussi une conversation et un discours sur la monotonie de la vie à la caserne.

Elle utilise la forme rhétorique traditionnelle de la lettre :

- rappel de la situation de celui qui écrit,

- puis narration elliptique de sa vie à la caserne,

- et enfin, retour à leur situation respective qui les tient éloignés.

II. Une écriture entre jeu et émotion :

- jeu de l’acrostiche,

- jeu des répétitions,

- mais surtout une syntaxe faite de ruptures et un jeu sur les images qui dévoilent l’émotion et la tristesse du poète.

III. Un chant qui conjure l’absence - presque une incantation ! - mais aussi une sorte de préfiguration de la rupture :

- temps ralenti, espace qui se dilate et les sépare,

- l’analyse peut mettre à jour le jeu sur le nombre de syllabes ( nombre pair ou impair) et sur le rythme syncopé qui s’oppose à des passages presque « legato » (d’une manière liée, sans détacher les notes.) et harmonieux par les sonorités ; les premiers rendent compte de la prise de conscience de la séparation alors que les autres résonnent comme une confidence chuchotée à l’oreille de celle qui est loin de lui.

Dissertation

Est-il légitime selon vous, de rendre public l’ensemble des lettres rédigées par un écrivain, qu’elles aient été conçues ou non par lui comme objets littéraires ?

Vous répondrez à cette question en un développement composé, prenant appui sur les textes proposés, ceux que vous avez étudiés en classe et vos lectures personnelles.

Le sujet proposé présente une certaine difficulté pour les élèves car ceux-ci n’auront pas nécessairement étudié des correspondances d’écrivains et ne sauront peut-être pas lesquelles ont été publiées avec leur accord et celles qui ont été publiées après leur mort. C’est donc plutôt sur la valeur littéraire de tels écrits que pourra se construire le développement. L’élève devra d’abord s’interroger sur l’emploi du mot « légitime » pour indiquer sous quel angle il place son développement. Il peut découvrir ainsi la question du domaine privé et du domaine public d’une correspondance. Mais encore faut-il envisager la nature des correspondances publiées : personnelles, amoureuses, littéraires, politiques, historiques ? On pense aux correspondances de Chateaubriand, de Diderot à Sophie Volland, de Voltaire avec Frédéric II, de George Sand, de Musset, de Flaubert, de Victor Hugo, de Marcel Proust, d’André Gide, de Simone de Beauvoir, de Jean-Paul Sartre. Le élèves auront aussi étudié en troisième des lettres de poilus.

 

On peut imaginer un développement qui adopterait le mouvement suivant :

I. Certains pensent qu’il ne faut pas publier les correspondances sans l’accord de l’auteur ou de ses descendants.

- Sorte de voyeurisme du lecteur qui s’immisce dans un domaine intime et qui ne respecte pas la vie privée des individus.

- Problème de la propriété littéraire et des droits des héritiers de l’écrivain.

II. Voici pourquoi je trouve utile de publier ces correspondances…

Autre mouvement possible :

- Voici ce qu’avancent les partisans de la publication.

- Voici pourquoi ils se trompent ou voici les limites de cette thèse.

- Voici ce que j’en pense. Cette ultime étape peut également s’organiser autour du dépassement des limites évoquées par le deuxième mouvement.

Les arguments développés pourront montrer la valeur historique ou littéraire de ces correspondances. Elles portent témoignage de sentiments divers, de relations privées ou publiques ; elles expriment des sentiments humains à travers des faits particuliers ; elles rendent compte d’une situation historique et font, du reste, l’objet d’une analyse par les historiens ; elles s’inscrivent dans un temps daté ou visent la postérité ; elles précèdent, anticipent, accompagnent, prolongent l’œuvre : on pourra trouver des élèves qui montreront qu’au-delà du dialogue avec les contemporains, ces correspondances représentent des sortes de matrices de l’écriture littéraire qui, de ce fait, anticipent et préfigurent l’œuvre publiée ; enfin, par leur écriture, ces correspondances enrichissent et modifient la réception des œuvres officiellement publiées.

Invention

Poursuivant sa réflexion sur le « métier de poète » (texte A), Guillaume Apollinaire explique à Lou pourquoi il écrit des poèmes pour elle, dans une caserne, parmi d’autres soldats, en attendant de partir pour la guerre. Vous rédigerez cette lettre.

Il est clair que c’est la première lettre qui sert de base à l’écriture du texte attendu. Les arguments avancés pourraient être les suivants :

I. Les uns feraient référence au cadre et au contexte de l'écriture.

- Aide à oublier un quotidien difficile, laid, inquiétant.

- Permet de fuir un monde masculin.

- Représente un témoignage sur une situation historique essentielle pour l’avenir de la France.

II. Les autres montreraient comment la poésie est une ouverture, un espoir, une parole libre.

- Permet de reconstruire, à travers l’écriture, une relation devenue impossible en raison des circonstances.

- Fait renaître l’espoir d’un monde où l’amour l’emporterait sur la guerre.

- Permet d’exercer la liberté de l’esprit malgré les difficultés et les contraintes.

- Permet de retrouver l’espoir d’une reconquête de la liberté.

On pourrait imaginer qu’Apollinaire revient sur cette question, dans une lettre qui serait également datée du 4 février 1915. Cette lettre serait alors une sorte de glose de l’écriture poétique qu’il vient de faire et une autre façon de retrouver celle qui s’éloigne de lui, et aussi peut-être de la presser une fois de plus de lui envoyer une réponse.

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