Émile Zola

 

La Curée, chapitre V.

 

Un soir, ils allèrent ensemble au Théâtre-Italien. Ils n'avaient seulement pas regardé l'affiche. Ils voulaient voir une grande tragédienne italienne, la Ristori, qui faisait alors courir tout Paris, et à laquelle la mode leur commandait de s'intéresser. On donnait Phèdre. Il se rappelait assez son répertoire classique, elle savait assez l'italien pour suivre la pièce. Et même ce drame leur causa une émotion particulière, dans cette langue étrangère dont les sonorités leur semblaient, par moments, un simple accompagnement d'orchestre soutenant la mimique des acteurs. Hippolyte était un grand garçon pâle, très médiocre, qui pleurait son rôle.

Quel godiche ! murmurait Maxime.

Mais la Ristori, avec ses fortes épaules secouées par les sanglots, avec sa face tragique et ses gros bras, remuait profondément Renée. Phèdre était du sang de Pasiphaé, et elle se demandait de quel sang elle pouvait être, elle, l'incestueuse des temps nouveaux. Elle ne voyait de la pièce que cette grande femme traînant sur les planches le crime antique. Au premier acte, quand Phèdre fait Oenone la confidence de sa tendresse criminelle ; au second, lorsqu'elle se déclare, toute brûlante, à Hippolyte ; et, plus tard, au quatrième, lorsque le retour de Thésée l'accable, et qu'elle se maudit, dans une crise de fureur sombre, elle emplissait la salle d'un tel cri de passion fauve, d'un tel besoin de volupté surhumaine que la jeune femme sentait passer sur sa chair chaque frisson de son désir et de ses remords.

Attends, murmurait Maxime à son oreille, tu vas entendre le récit de Théramène. Il a une bonne tête, le vieux !

Et il murmura d'une voix creuse :

A peine nous sortions des portes de Trézène,

Il était sur son char...

Mais Renée, quand le vieux parla, ne regarda plus, n'écouta plus. Le lustre l'aveuglait, les chaleurs étouffantes lui venaient de toutes ses faces pâles tendues vers la scène. Le monologue continuait, interminable. Elle était dans la serre, sous les feuillages ardents, et elle rêvait que son mari entrait, la surprenait aux bras de son fils. Elle souffrait horriblement, elle perdait connaissance, quand le dernier râle de Phèdre, repentante et mourant dans les convulsions du poison, lui fit rouvrir les yeux. La toile tombait. Aurait-elle la force de s'empoisonner, un jour ? Comme son drame était mesquin et honteux à côté de l'épopée antique ! et tandis que Maxime lui nouait sous le menton sa sortie de théâtre, elle entendait encore gronder derrière elle cette rude voix de la Ristori, à laquelle répondait le murmure complaisant d'Oenone.

Dans le coupé, le jeune homme causa tout seul, il trouvait en général la tragédie " assommante ", et préférait les pièces des Bouffes. Cependant Phèdre était " corsée ". Il s'y était intéressé, parce que... Et il serra la main de Renée, pour compléter sa pensée. Puis une idée drôle lui passa par la tête, et il céda à l'envie de faire un mot :

C'est moi, murmura-t-il, qui avais raison de ne pas m'approcher de la mer, à Trouville.

Renée, perdue au fond de son rêve douloureux, se taisait. Il fallut qu'il répétât sa phrase.

Pourquoi ? lui demanda-t-elle étonnée, ne comprenant pas.
Mais le monstre...

Et il eut un petit ricanement. Cette plaisanterie glaça la jeune femme. Tout se détraqua dans sa tête. La Ristori n'était plus qu'un gros pantin qui retroussait son péplum et montrait sa langue au public comme Blanche Muller, au troisième acte de La Belle Hélène , Théramène dansait le cancan, et Hippolyte mangeait des tartines de confiture en se fourrant les doigts dans le nez.

 

 

Depuis la "chute" de Renée lors de la scène du café Riche, un an exactement s'est écoulé. L'euphorie des débuts a fait place, pour l'héroïne, à une situation critique. En proie à de graves embarras d'argent, elle a vainement tenté diverses démarches (dont la succession fait penser aux ultimes tentatives d'Emma Bovary pour éviter la saisie) auprès de son père, auprès de Sidonie, auprès de son mari enfin, à qui elle s'est résignée à céder. Cette situation nouvelle la remplit d'un mépris d'elle-même et d'un sentiment de culpabilité grandissants. Son désarroi se traduit par un redoublement d'extravagance et fait monter en elle une sorte de "folie". C'est alors que le romancier insère dans la continuité du récit un épisode autonome, nettement détaché par " Un soir... " et fermé sur lui-même, dont la valeur figurative et exemplaire est évidente : c'est bien une "mise en abyme" que cette représentation de Phèdre, puisque la situation des héros est, pour l'essentiel, la même dans le roman et dans la tragédie, puisque Renée croit voir racontée sur la scène sa propre histoire. Mais, entre l'oeuvre de référence et l'image réfléchie que donne le texte, les différences sont plus significatives que les similitudes.

 

Le mouvement du passage, rythmé par les répliques de Maxime, (Renée restant silencieuse à une brève interruption près), fait apparaître successivement les circonstances de la représentation, son déroulement et le retour de Renée sur elle-même qu'elle suscite, la sortie et le tête-à-tête des héros enfin. L'égarement croissant de Renée donne à l'ensemble son unité.

La mise en place de l'épisode est remarquable par le souci de vraisemblance qu'y manifeste le romancier. Non seulement il se donne la caution d'un fait réel : la Ristori joua, en effet, à Paris, à trois reprises -1858, 1861 et 1867- une traduction italienne de Phèdre. De plus, il rend plausible la présence, à ce spectacle austère, de personnages qui hantent d'ordinaire les petits théâtres, qui préfèrent Offenbach à Tannhäuser et les Bouffes au Théâtre-Italien comme le dira Maxime à la fin du texte. Ils se contentent ici d'obéir à la mode, comme ils l'ont fait en patinant l'hiver précédent ou en allant aux bains de mer ensuite. Ainsi s'explique qu'ils ne sachent pas de quelle pièce il s'agit, ce qui fera jouer pleinement l'effet de surprise.

Même vraisemblance dans la situation de chaque personnage devant la pièce. Maxime, naguère "élève correct" du lycée Bonaparte, connaît Phèdre et a même appris par coeur le récit de Théramène, dont la pédagogie classique a longtemps fait un morceau de choix. On n'imagine guère, en revanche, que Renée ait pu lire la tragédie de Racine chez les dames de la Visitation, mais elle a étudié l'italien, la langue des arts, qui faisait, en effet, partie de la culture des jeunes filles de la bonne société, au même titre que les arts d'agréments.

L'important est de noter que l'un et l'autre n'ont avec la pièce qu'un rapport indirect et partiel ; ils ne peuvent en retenir que l'analogie des situations et les grandes lignes : Maxime parce qu'il ignore l'italien, Renée parce qu'elle ignore la pièce de Racine. Mais, paradoxalement, l'impression faite par le spectacle est d'autant plus forte qu'il se réduit à une "mimique" et à une mélopée ("simple accompagnement d'orchestre") : il suscite un mouvement d'identification, mais laisse aux héros, à Renée surtout, tout loisir de revenir sur eux-mêmes.

Et l'on verra l'héroïne se détacher de plus en plus du spectacle qu'elle a sous les yeux pour se tourner vers son propre drame.

La description du spectacle trahit d'emblée le parti pris de dévalorisation du mythe qui caractérise tout le passage. Hippolyte est évoqué de façon presque caricaturale et justifie le jugement condescendant de Maxime : en le trouvant "godiche", c'est-à-dire maladroit et emprunté, il traduit dans la langue des "petits crevés" l'indication du narrateur ("très médiocre") ; l'acteur "pleure" son rôle, c'est-à-dire qu'il le récite de façon hésitante et geignarde. L'évocation de la tragédienne est pareillement dépourvue de complaisance : ses "fortes épaules" et ses "gros bras", lui donnent le physique d'une ogresse plus que d'une amante exténuée et brûlée par la passion. Et le seul détail qui évoque son jeu ("secouée par les sanglots") suggère une interprétation sans nuances, on songe presque aux caricatures inspirées à Daumier par le répertoire classique (Phèdre et Hippolyte apparaissent à peu près sous les traits qu'ils ont ici dans son album de 1843).

Ce tableau, dont les détails inattendus : - "fortes épaules", "gros bras"- suggèrent la fascination de l'héroïne qui les observe, frappe celle-ci d'une émotion brutale et physiquement ressentie (c'est le sens du mot "remuait"), car l'image de Phèdre la renvoie à sa propre histoire. Certes, elle semble exempte de la malédiction héréditaire qui pesait sur la fille de Pasiphaé ; elle ne souffre pas non plus de la tare originelle -forme naturaliste de la fatalité- qui marque les Rougon- Macquart, puisqu'elle n'est pas de leur sang. Mais sur ses origines pèse un mystère. La question qu'elle se pose montre combien elle se sent ou se veut étrangère à l'inceste qu'elle a pourtant "accepté", "exigé", qu'elle a voulu "goûter jusqu'au bout".

L'état d'absence, de profonde rêverie où se trouve Renée est traduit par un effet visuel d'éloignement : le spectacle se réduit à l'apparition de "cette grande femme", figure emblématique du "crime antique". De la longue phrase qui suit et qui termine le paragraphe, on retiendra moins le résumé un peu appliqué des grandes étapes de la pièce, où se devinent les notes d’un romancier scrupuleux, que le rythme d’ampleur progressive, qui épouse la montée de l'émotion et détache des expressions comme "passion fauve", "désir", "remords" qui s'appliquent à l’une et à l'autre héroïne ou "besoin de volupté surhumaine" qui, à vrai dire, ne convient qu'à Renée.

L'intervention de Maxime, à qui Renée ne répond naturellement pas, nous fait passer de l'enfer de la passion à la gouaille du boulevard. Son rôle constant dans ce passage est d'opposer à la dignité du mythe tragique et au drame de l'héroïne un contrepoint narquois et dévalorisant, qui nous rappelle que nous sommes sous le Second Empire, époque de la parodie et de la dérision, où l'on préfère Orphée aux Enfers à la tragédie.

Le récit de Théramène, morceau d'apparat dont la longueur ne doit pas être moins redoutable en italien qu'en français, crée dans la représentation une sorte de parenthèse, un vide plus favorable encore à la douloureuse méditation de Renée. Le spectacle disparaît presque et ne se retrouve que de loin en loin ("le monologue continuait, interminable", phrase dont le rythme même dit la lassitude de l'héroïne, avec l'adjectif de quatre syllabes détaché par la virgule. "La toile tombait"). L'intérêt se concentre sur le malaise dont souffre Renée : malaise physique ("le lustre l'aveugl[e] elle éprouve des chaleurs étouffantes"), qui se prolonge en une hallucination, en une crise dont le paroxysme coïncide symboliquement avec la mort de Phèdre.

On ne s'étonne pas que la serre, - lieu étouffant, comme la salle de spectacle, mais aussi lieu de la faute et du péché, lieu véritablement infernal, qui devient ici lieu du châtiment- soit au centre de ce cauchemar. Il est clair que la serre aux feuillages "ardents" (cf. " les flammes de la serre " ; "ce bain de flammes", "cette couche enflammée"), qu'on a désignée plus haut comme liée à "l'enfer dantesque de la passion" , rejoint les rêveries de la jeune fille à propos "du diable et de ses chaudières" et sa hantise toute récente du "péché monstrueux" et de la "damnation éternelle". Comme Phèdre, Renée est obsédée par la crainte du châtiment, d'une condamnation portée par cet autre Minos que semble figurer son père, l'inflexible magistrat Béraud du Châtel. Elle imagine ce que pourrait être la punition, mais, comme toute prémonition tragique, celle-ci dit vrai et faux à la fois : Saccard surprendra les amants, mais dans d'autres circonstances et surtout son apparition sera sans conséquences et fera sombrer la liaison maudite dans l'insignifiance.

Cela, Renée ne le sait pas encore ; mais elle ressent déjà le décalage entre l'univers tragique auquel elle voudrait avoir accès et la mesquinerie de sa propre aventure. À cet égard, le bref passage de style indirect libre résume l'essentiel du passage : il oppose la platitude de l'histoire vécue à la grandeur de l' "épopée" antique (mot préféré à "tragédie", sans doute parce qu'il traduit mieux cette grandeur). Plus tard, Renée essayera vainement de reproduire le destin de Phèdre et, en somme, de se hausser au niveau du mythe, en accusant Maxime auprès de Saccard, pour séparer, à jamais croit-elle, le père et le fils. Elle songera au suicide : il suffirait de mâcher une tige du Tanghin (fin du chap. VI), mais sa lâcheté l'arrêtera, comme on peut le deviner ici par le mode dubitatif de sa question ; là encore elle se montrera impuissante à imiter son modèle. Elle appartient trop à son époque pour accéder à la grandeur tragique. Et la rude voix de la Ristori ne fait plus figure, après le retour à la réalité (le geste familier de Maxime nouant la sortie de théâtre), que d'un écho déjà lointain.

La dernière partie confirme le malentendu latent des amants et le désarroi douloureux de Renée. Maxime est protégé par sa futilité et par son égoïsme. Indifférent aux tourments de sa compagne, il continue à juger des choses en "petit crevé" et, après "godiche", Zola donne deux autres échantillons d'un vocabulaire caractéristique : "assommante" et "corsée" (c'est-à-dire intéressante par ses aspects scabreux), que le style indirect détache. De Phèdre il n'a retenu que l'anecdote et l'apparence scandaleuse de l'amour représenté. L'analogie des situations ne lui a pas échappé, mais il se garde de dramatiser et la devinette qu'il soumet à Renée, son geste de la main sont des appels à une complicité amusée, que celle-ci ne peut évidemment ni comprendre ni accepter. Son dédain pour la tragédie, sa plaisanterie sur le monstre, son "petit ricanement" ressortissent à un état d'esprit que la jeune femme partageait naguère, quand elle imitait Blanche Muller, disait son "horreur sainte pour les airs sérieux" et chantait des "refrains égrillards". Mais, grâce à Phèdre, elle est passée, pour l'instant, d'une culture de la dérision et de la frivolité à la gravité de la tragédie.

Sa réaction devant les bouffonneries de Maxime n'en est pas moins curieuse. On pourrait imaginer qu'elle y reste indifférente ou qu'elle s'en indigne, mais, soumise à des sollicitations excessives et trop violemment contradictoires, victime d'un déséquilibre grandissant (que le romancier a indiqué déjà avant cet épisode), elle réagit par un bref délire, où le mythe tragique se trouve repris et avili, où les héros de Racine se transforment en pantins d'Offenbach. C'est le "détraquement" (mot si souvent employé à propos de Renée), la disparition de tout repère moral et de tout empire sur soi-même. Cette hallucination, où se marque la réprobation scandalisée de Zola devant les parodies mythologiques de son époque, annonce le premier chapitre de Nana . Les mimiques obscènes ou puériles prêtées à la Ristori et à Hippolyte s'y retrouveront. Le cancan de Théramène rappelle celui que danse Agamemnon dans La Belle Hélène. Ainsi, de la grandeur lointaine et austère de Phèdre, nous sommes retombés dans les pitreries en vogue sous le Second Empire.

 

On voit comment cette "mise en abyme", épisode à première vue secondaire, dont la seule fonction paraît être de marquer une pause dans le récit, est, en réalité, utile à la compréhension de l'oeuvre. Du point de vue de l'action, la séparation des amants est confirmée ; la construction de la scène, qui fait alterner le bavardage de Maxime et la rêverie désespérée de Renée, suffit à le montrer, Le temps est proche où Maxime, effrayé par cette maîtresse imprévisible, cherchera un moyen de rompre. Mais c'est surtout le drame de l'héroïne qui se voit éclairé de façon nouvelle par cette confrontation avec Phèdre. Occasion inattendue d'un retour sur elle-même, à un moment décisif de son aventure, la représentation lui a fait découvrir l'image d'une dignité et la ligne d'un destin qui pourraient être les siens, qui pourraient donner un sens à sa passion coupable. Mais, en même temps, elle pressent qu'elle sera incapable de revivre l'histoire de Phèdre. Et, en effet, non seulement elle ne parviendra pas à assumer son rôle tragique, mais elle s'en verra dépossédée par les autres : sa liaison criminelle se dénouera par un arrangement vulgaire et bourgeois. L'inceste, pour Saccard, n'est que simples "bêtises" ; c'était déjà le mot employé par Maxime). Renée ne découvrira même pas dans le châtiment la consécration d'une faute exceptionnelle. Cet échec, cette retombée dans l'insignifiance ne sont pas seulement le fait de l'héroïne. Ils reflètent la mesquinerie d'une époque fermée à toute grandeur, dont le "petit crevé" Maxime est un parfait représentant. La dégradation du mythe tragique va de pair, pour Zola, avec la décadence impériale : les pires drames, sous l'Empire, finissent en farces indécentes, à l'image de La Belle Hélène qui, finalement, submerge et efface, aux yeux de Renée, la gravité de l'univers tragique un moment entrevu.

Source : cyberpotache