Émile Zola

La Curée – Chapitre IV

 

Il n'était pas encore minuit. En bas, sur le boulevard, Paris grondait, prolongeait la journée ardente, avant de se décider à gagner son lit. Les files d'arbres marquaient, d'une ligne confuse, les blancheurs des trottoirs et le noir vague de la chaussée, où passaient le roulement et les lanternes rapides des voitures. Aux deux bords de cette bande obscure, les kiosques des marchands de journaux, de place en place, s’allumaient, pareils à de grandes lanternes vénitiennes, hautes et bizarrement bariolées, posées régulièrement à terre, pour quelque illumination colossale. Mais, à cette heure, leur éclat assourdi se perdait dans le flamboiement des devantures voisines. Pas un volet n'était mis, les trottoirs s'allongeaient sans une raie d'ombre, sous une pluie de rayons qui les éclairait d'une poussière d'or, de la clarté chaude et éclatante du plein jour. Maxime montra à Renée, en face deux, le café Anglais, dont les fenêtres luisaient. Les branches hautes des arbres les gênaient un peu, d'ailleurs, pour voir les maisons et le trottoir opposés. Ils se penchèrent, ils regardèrent au-dessous deux. C'était un va-et-vient continu ; des promeneurs passaient par groupes, des filles, deux à deux, traînaient leurs jupes, qu'elles relevaient de temps à autre, d'un mouvement alangui, en jetant autour d'elles des regards las et souriants. Sous la fenêtre même, le café Riche avançait ses tables dans le coup de soleil de ses lustres, dont l'éclat s'étendait jusqu'au milieu de la chaussée ; et c'était surtout au centre de cet ardent foyer qu'ils voyaient les faces blêmes et les rires pâles des passants. Autour des petites tables rondes, des femmes, mêlées aux hommes, buvaient. Elles étaient en robes voyantes, les cheveux dans le cou ; elles se dandinaient sur les chaises, avec des paroles hautes que le bruit empêchait d'entendre.

 

Dans cette page, tirée d'un roman moins célèbre que Germinal ou l'Assommoir mais tout de même fort connu, Émile Zola nous décrit l'animation des "Grands Boulevards" un peu avant minuit, sous le Second Empire. Cependant, si ce passage est sans conteste descriptif, il l'est à la manière de Zola, si bien que le réel nous apparaît transposé en création poétique.

La réalité est bien là : il s’agit d’un soir d’été. Après une "journée ardente", la foule se presse sur ces nouvelles avenues percées par le baron Haussmann et devenues des endroits à la mode. Les grands cafés, le café Anglais, le café Riche, voient s’attrouper autour de "petites tables rondes" les promeneurs élégants mêlés aux "filles" provocantes, en "robes voyantes". La scène est vue en plongée, de la fenêtre d'un café. "En bas", sous les arbres, passent les voitures à chevaux ; les "kiosques" à journaux se dressent régulièrement ; les lumières sont allumées éclairant la foule dense et composite des promeneurs.
Au delà de ce cadre indiquant le lieu et le temps, Zola brosse un tableau coloré dominé par les sensations. Ces boulevards apparaissent comme un espace complexe fait de lumière et de mouvement. Zola oppose et rapproche les sensations de "blancheurs", de "noir". Peu de couleurs, mais des nuances dans la perception de la lumière : les kiosques pareils à des "lanternes bariolées" mais à "l'éclat assourdi" , la lumière artificielle est si dorée qu'elle produit une impression "chaude et éclatante" semblable à une journée d'été.
Même l'intérieur est si vivement éclairé qu'il rivalise avec la luminosité intense du soleil. C'est là que passent les voitures dont on ne distingue que les "lanternes" et le bruit de leur "roulement" tandis que la foule des promeneurs se presse dans la lumière.
A la manière d’un photographe, Zola nous montre les groupes qui se font, se défont, s'arrêtent. Il varie la profondeur du champ, mêlant les plans lointains, du "trottoir opposé", aux plans rapprochés " sous la fenêtre même ", suggérant ainsi la liberté du mouvement et le désordre de la foule oisive.
Ce sont les perceptions qui commandent l’ordre de la phrase. La vue est sollicitée dans la " ligne confuse " entre " les blancheurs des trottoirs " et " le noir vague de la chaussée ". Mais la proposition subordonnée relative mêlent la vue et l’ouïe : " le roulement et les lanternes rapides des voitures ". " Lanternes rapides " est l’expression qui suggère le mieux la perception de la lumière et celle du mouvement. Zola ajoute des précisions pour mieux rendre la luminosité qui atteint aussi bien la vue par son flamboiement que le toucher par sa "chaude" intensité. Le mouvement rapide ou "alangui" est associé à des impressions auditives et tactiles, et s'oppose aux formes stables des kiosques et des arbres.
Les verbes à l'imparfait suggèrent la durée de cette soirée qui se " prolongeait " comme une fête. Dans cet extrait, tout concourt à évoquer une atmosphère de fête ; une "illumination colossale" a été préparée pour une foule riche et désoeuvrée, pour un divertissement mondain.

Mais la description a une autre fonction : il ne s’agit pas de représenter la réalité. Dès le début du passage, la scène s’agrandit : c’est Paris tout entier qui est personnifié. Au delà des apparences d'une fête heureuse, apparaît la fébrilité trépidante d'une foule avide, jouisseuse, prête à toutes les débauches et qui, pour cela, a besoin de cet or suggéré par toutes ces lumières dorées et symboliques : " sous une pluie de rayons qui les éclairait d’une poussière d’or ". Le tableau confus en noir et blanc fait place à un coup de projecteur : " au centre de cet ardent foyer ", qui réalise un fort contraste entre " le coup de soleil " et l’attitude des promeneurs. La fête n’est pas source de bonheur : les faces sont "blêmes", les rires " pâles ", les regards "las", de fatigue peut-être, mais aussi des turpitudes de l'immense cité. Derrière cette gaîté factice, Zola nous décrit un monde en décadence, à l’image de ces "filles" dégradées qui boivent avec des hommes, " en robes voyantes " ,qui se dandinent sur les chaises en parlant fort.

Dans cette page, Zola réussit à la fois une scène allégorique avec ce Paris personnifié comme un géant qui "gronde", et un tableau impressionniste où les touches de couleurs et les touches fugitives se juxtaposent comme chez les peintres. Comme toujours, Zola nous fournit un document sur l'époque mais il a l'art de transposer en vision poétique ce Paris transformé par l’urbanisme du second Empire, et de nous suggérer, comme il l'écrit ailleurs, une "ville folle de son or et de sa chair".

Source : cyberpotache