Jean-Jacques Rousseau (1776-1778)

Les Rêveries du promeneur solitaire.

Seul sur la terre

Me voici donc seul sur la terre, n'ayant plus de frère, de prochain, d'ami, de société que moi-même. Le plus sociable et le plus aimant des humains en a été proscrit par un accord unanime. Ils ont cherché dans les raffinements de leur haine quel tourment pouvait être le plus cruel à mon âme sensible, et ils ont brisé violemment tous les liens qui m'attachent à eux. J'aurais aimé les hommes en dépit d'eux-mêmes. Ils n'ont pu qu'en cessant de l'être se dérober à mon affection. Les voilà donc étrangers, inconnus, nuls enfin pour moi puisqu'ils l'ont voulu. Mais moi, détaché d'eux et de tout, que suis-je moi-même ? Voilà ce qui me reste à chercher. Malheureusement, cette recherche doit être précédée d'un coup d'oeil sur ma position. C'est une idée par laquelle il faut nécessairement que je passe pour arriver d'eux à moi.

Depuis quinze ans et plus que je suis dans cette étrange position, elle me paraît encore un rêve. Je m'imagine toujours qu'une indigestion me tourmente, que je dors d'un mauvais sommeil, et que je vais me réveiller bien soulagé de ma peine en me retrouvant avec mes amis. Oui, sans doute, il faut que j'aie fait sans que je m'en aperçusse un saut de la veille au sommeil, ou plutôt de la vie à la mort. Tiré je ne sais comment de l'ordre des choses, je me suis vu précipité dans un chaos incompréhensible où je n'aperçois rien du tout ; et plus je pense à ma situation présente et moins je ne puis comprendre où je suis.

Introduction

Rousseau écrit Les Rêveries du promeneur solitaire dans les deux dernières années de sa vie et sa mort viendra interrompre l'oeuvre à la hauteur de la dixième promenade. Ce texte autobiographique se présente comme un bilan des dernières années de sa vie lorsque des événements objectifs joints à la maladie de persécution de l'auteur l'amènent à un repli pathétique sur lui-même. Dès lors, l'intérêt de ce texte est d'avoir recours au geste d'écrire qui vise en général un public potentiel mais en même temps d'exprimer cette sécession du scripteur-personnage avec le genre humain. On envisagera dans un premier temps comment le texte s'oriente vers autrui ; puis comment s'inscrit le thème de la solitude. On sera alors en mesure de préciser les nouvelles frontières du moi.

 

Un texte liminaire

Bien que les " Promenades " se veulent un texte que l'auteur a écrit pour lui-même, tout se passe en fait comme   si le scripteur cherchait à s'attirer la bienveillance d'un lecteur à venir. Paradoxe, suspense, compte rendu méthodique d'une expérience sans exemple dans l'histoire des hommes : tout suscite ici la curiosité et l'intérêt du lecteur.

Renversement

Ce tout début de la première promenade se doit de capter favorablement l'attention du lecteur potentiel. Nous avons d'abord affaire à un cas unique et exceptionnel:" Le plus sociable et le plus aimant des humains en a été proscrit par un accord unanime "; c'est donc les qualités mêmes qui définissent l'humanité et que Rousseau possédait à un haut degré (" le plus... le plus... " ) qui l'ont condamné aux yeux des hommes : le paradoxe aiguise alors l'intérêt du lecteur. Puis la logique de l'argumentation : le terme technique " proscrit " place le débat à son véritable niveau, qui est juridique, tandis que la décision des hommes est attaquée dans ses fondements mêmes puisqu'elle est dénoncée selon le principe de contradiction.

À partir de là, c'est l'homme seul qui possède la Vérité et tous les autres ont tort ; un renversement symétrique se met donc en place : si les hommes ont exclu Rousseau, Rousseau à son tour les déclare exclus de son monde : " Les voilà donc étrangers, inconnus, nuls enfin pour moi puisqu'ils t'ont voulu ", phrase où le rythme ternaire efface progressivement la présence des hommes. On remarquera enfin que tout le poids de la culpabilité est porté par les hommes puisque l'exclusion leur incombe (dans un sens, comme dans l'autre : " ils l'ont voulu "), ce qui laisse à Rousseau toute son innocence.

 

Suspense

Mais si le cercle se referme, il laisse Rousseau à l'extérieur; et l'expérience de cette extériorité se présente comme inédite. C'est ce que souligne avec une force remarquable la phrase d'attaque : " Me voici donc seul sur ta terre, n'ayant plus de frère, de prochain, d'ami, de société que moi- même. " Elle procède elle aussi à un renversement d'équilibre puisqu'elle peuple le moi et concentre en lui la configuration des rapports affectifs qui ont été abolis dans la sécession avec autrui. Mais surtout cette phrase, commençant par " me ", finissant par " moi-même ", dessine un autre cercle, une autre clôture. Rousseau en vient donc à une expérience des limites où il doit partir à la reconnaissance de ce moi sans autrui : " Mais moi, détaché d'eux et de tout, que suis-je moi-même ? " Le questionnement est ici pathétique (plus que philosophique) : le moi forme à nouveau une clôture tandis que le centre de la phrase se trouve désancré.

Programme

Les " Promenades ", malgré la connotation du délassement insouciant, obéissent à un projet : partir à la recherche de ce moi coupé des autres. Mais tout se révèle en fait imposé à Rousseau : " voilà ce qui me reste à chercher " ; " cette recherche doit être précédée... " ; " C'est une idée par laquelle il faut nécessairement que je passe... ". La modalité d'obligation appelle une méthode, une exploration des événements qui ont précédé. Rousseau découvre alors qu'il doit à nouveau s'orienter vers autrui, élaborer un mouvement " pour arriver d’eux à moi " : nouveau paradoxe.

 

Le thème de la solitude

La solitude est présentée comme un état ancien, conçu comme irréversible, et qui a été imposé par les hommes à Rousseau ; non voulue, elle est source pour lui de torture morale et d'angoisse.

L'accompli

On sera frappé par le caractère accompli et irréversible d'une telle position. L'emploi de " donc ", surprenant dès la première phrase de l'oeuvre, renverse le système chronologique des causes et des conséquences, ou plus exactement il installe entre la pratique de l'écriture et la vie vécue une continuité consubstantielle, présentant les Promenades sous le signe du constat., et sans doute aussi de l'examen de conscience ; il est corroboré par le recours au formes composées des verbes qui soulignent l'aspect accompli (" ils ont cherché ... ils ont brisé... ".

Mais le passé composé, s'il est un accompli, se trouve en relation avec le présent de l'énonciation qui domine le texte et qui place le lecteur dans la situation du destinataire de l'écriture. Ce qui suppose alors que, par la médiation du texte, le lecteur des " Promenades " n'appartient pas véritablement à l'humanité qui a condamné Rousseau. Celui-ci fournit les pièces d'un dossier et son lecteur est appelé à rejuger l'affaire. Une phrase comme " J'aurais aimé tes hommes en dépit d'eux-mêmes " rapproche la situation de Jean-Jacques de la figure du Christ, qui lui aussi a aimé les hommes " en dépit d'eux-mêmes ".

Une vision manichéenne

Est soulignée alors la foncière méchanceté de l'humanité : " Ils ont cherché dans les raffinements de leur haine quel tourment pouvait être le plus cruel à mon âme sensible, et ils ont brisé violemment tous les liens qui m'attachaient à eux " ; on voit ici comment se dessine un système manichéen (" haine "/" sensible " ; " briser "/" attacher " ) qui dénonce les agresseurs. Observons à nouveau comment l'innocence rousseauiste est préservée et comment les hommes, sujets des verbes actifs, sont bien les seuls responsables de cette persécution.

L'intuition du fantastique

Enfin la position de Rousseau est telle que lui-même hésite à y croire ; malgré des années de souffrance : " elle me paraît encore un rêve ". Les marques de l'hésitation et de l'incompréhension abondent : " étrange position " où l'antéposition de l'adjectif a une valeur subjective et évaluative ; " Oui, sans doute ", où l'adverbe libère des valeurs latentes d'incertitude ; " Tiré je ne sais comment... ". Pour rendre compte de cette situation morale intenable il tente de la transposer sur le plan physique : " Je m'imagine toujours qu'une indigestion me tourmente " ; puis il revient à l'opposition imagée de la veille et du sommeil pour illustrer le désordre de la pensée dans lequel il se trouve, et renchérit sur le mode hyperbolique en évoquant ce mouvement " de la vie à ta mort ".

 

Le statut du " Je "

Situation du " Je "

En tant que texte autobiographique, le " Je " désigne ici Rousseau ; il est difficile de parler de narrateur stricto sensu car ce passage, où domine le présent de l'énonciation ou le présent omnitemporel, ne relève pas du récit mais plutôt de la réflexion intime et du journal. En tout cas, la forte présence du " Je " crée un effet de proximité avec le lecteur, qui d'une part n'est pas sans analogie avec la situation de la confession ; et d'autre part renforce la traduction de l'angoisse (en particulier dans les deux dernières phrases).

Passivité

Il faut remarquer la position passive de ce " Je " surtout dans le second paragraphe où tout lui échappe et où il est dans un rôle d'observateur passif (" je me suis vu ") de ce qui lui arrive. Passivité rendue par les verbes d'état : " je suis dans cette étrange position ", " elle me paraît un rêve " ; par le participe adjectif (" Tiré... " ) : la passivité est alors imposée par le rôle d'autrui.

Réaction

Le " Je " se retrouve sans doute en position de maîtrise lorsqu'il se propose d'analyser sa situation, c'est-à-dire dans une position réflexive où l'écriture va jouer un rôle : " Voilà ce qui me reste à chercher ". L'énergie du présentatif est bien réelle, pourtant on observe que là encore la situation s'impose au " Je ". Il faut peut-être alors voir dans l'ordre passif du " Je " la justification profonde de l'innocence rousseauiste.

 

Conclusion

En faisant de cette solitude imposée par autrui un sujet de réflexion et d'écriture, Rousseau parvient à retisser avec son lecteur les "liens " qui avaient été brisés par les autres hommes. Le paradoxe est que, en se présentant comme la victime passive de l'humanité, Rousseau manifeste une force créatrice particulièrement active et efficace.

source : cyberpotache