Jules RENARD

Histoires naturelles

 

"  Le cygne " 

Il glisse sur le bassin, comme un traîneau blanc, de nuage en nuage. Car il n'a faim que des nuages floconneux qu'il voit naître, bouger et se perdre dans l'eau. C'est l'un d'eux qu'il désire. Il le vise du bec et il plonge tout à coup son col vêtu de neige.

Puis, tel un bras de femme sort d'une manche, il le retire, il n'a rien.

Il regarde : les nuages effarouchés ont disparu.

Il ne reste qu'un instant désabusé, car les nuages tardent peu à revenir, et, là-bas, où meurent les ondulations de l'eau, en voici un qui se reforme.

Doucement, sur son léger coussin de plumes, le cygne rame et s'approche. Il s'épuise à pêcher de vains reflets, et peut-être qu'il mourra, victime de cette illusion, avant d'attraper un seul morceau de nuage.

Mais qu'est-ce que je dis?

Chaque fois qu'il plonge, il fouille du bec la vase nourrissante et ramène un ver. Il engraisse comme une oie.

Dans un commentaire composé, vous mettrez en valeur l'art de l'écrivain, son étonnante faculté de rendre les attitudes vraies et cependant surprenantes qui caractérisent le cygne.

Les Histoires naturelles ont été composées séparément et publiées par petits groupes à partir de 1896. Le recueil complet comprendra 85 textes. Le Cygne , dixième poème en prose des Histoires Naturelles de Jules Renard (première édition en 1896), clôt la première section sur la basse-cour. L'œuvre fait référence à Buffon qui fut un maître d'observation pour le poète. L'oiseau est ici en effet évoqué de manière très précise et vraie. Pourtant, le texte nous invite à mettre à distance le charme poétique même de l'anecdote. Le cygne s'offre ainsi comme un exercice de style qui vient en contrepoint d'une longue tradition et propose une vision parodique de cet animal mythique.

 

L'oiseau, qui est nommé uniquement dans le titre, est placé dans son élément. Peu de détails suffisent à poser les circonstances de l'anecdote. 

Le cadre est celui d'un "bassin" au-dessus duquel passent des nuages, mais dont on ne voit que le reflet : " des nuages floconneux qu'il voit naître, bouger et se perdre dans l'eau ".

L'anecdote est organisée de façon chronologique, marquée  par " tout à coup ", " puis "," chaque fois ", et un système de répétitions contenues dans les préfixes des verbes : " retire ", " revenir ", " se reforme " .

Les activités spécifiques de l'oiseau sont bien rendues: mouvement sur le bassin à coups de palmes : "rame ", brusque plongée du cou dans l'eau après un temps d'observation de la surface.

Le rythme des phrases, longues ou très brèves, symbolise les mouvements de l'oiseau ; les plus longs paragraphes sont ceux des gestes gracieux du cygne. Les blancs typographiques marquent les arrêts de l'oiseau.

Quel est l'objet de cette quête ? Se nourrir de rêves : le cygne est en quête de nuages qui sont toute sa nourriture : " il n'a faim que des nuages "; " c'est l'un d'eux qu'il désire "

L'anecdote présente une action répétée : le cygne trouble une fois l'eau puis recommence sa quête. Mais ce mouvement de l'oiseau, qui "rame et s'approche" avant qu'il ne " plonge tout à coup son col vêtu de neige ", se poursuit indéfiniment dans le temps. L'utilisation du présent de l'indicatif permet d'actualiser la scène mais se charge également de valeurs intemporelles : " il s'épuise à pêcher de vains reflets ".

Les éléments de la scène sont douées d'une vie humaine et reposent sur des procédés de personnification : le cygne a des désirs, il est " désabusé " puis " victime de cette illusion " que sont les nuages. Ceux-ci naissent puis sont " effarouchés ". Les ondulations de l'eau " meurent ". L'oiseau a l'air humain; il a des préoccupations apparemment morales, mais il conserve toujours une apparence animale, ce qui marque une différence avec La Fontaine qui fait parler les animaux.

Le poète nous fait suivre un transfert poétique : le cygne se nourrit de nuages, comme le texte se nourrit d'images. Métaphores et comparaisons sont fondatrices de l'atmosphère : la blancheur de l'oiseau qui glisse suggère l'image du traîneau ; son cou évoque le bras d'une femme.

L'image de la blancheur duveteuse cristallise autour d'elle des sonorités : allitération en [s] : " il glisse sur le bassin " ; " sur son léger coussin de plumes, le cygne... s'approche ".

Les jeux de reflet : il y a correspondance entre deux blancheurs, celle des nuages et celle de l'oiseau, autrement dit il y a reflet de nuage à plumage.

L'auteur développe le thème du narcissisme du cygne : le texte multiplie les occurrences du pronom personnel " Il " (15 fois). Le poème est rempli de l'orgueil du cygne. C'est lui-même en définitive qu'il cherche dans l'eau.

 

Si l'auteur se laisse d'abord fasciner par la majesté traditionnelle du cygne, il revient à la réalité par la question : " Mais qu'est-ce que je dis ?  Le poème se décompose en deux temps : la quête du cygne et le retour à la réalité qui réinterprète les éléments précédents. Le cygne se promène ainsi sur un modeste " bassin " au lieu d'un lac.

La chute du texte établit un constat prosaïque : le cygne n'est qu'une oie gourmande. La fin éclaire d'un jour ironique l'autre faim, celle de l'oiseau pour les nuages. La brièveté de la formule contraste avec le rythme glissant de la première partie du texte : " Il engraisse comme une oie "

Le retour au prosaïsme donne un sens plein à l'appellation de poème en prose : c'est à la fois un texte d'images, de rythmes, de sonorités, mais aussi de réalité.

La désillusion : c'est le refus de l'illusion dont semble être victime le cygne lui-même : la quête de la beauté, de l'ineffable que sont les nuages. Le poète exerce contre lui-même son ironie puisqu'il a été capable, un moment, de croire au cygne mangeur de nuages.

Le titre des Histoires naturelles est le pluriel de celui de l'ouvrage de Buffon : Histoire naturelle. Mais Renard prend le contre-pied de son modèle qui déclarait que le cygne est " supérieur en tout à l'oie " et sait " se procurer une nourriture plus délicate et moins commune ". Toute noblesse est déniée à ce cygne qui ne vaut pas mieux que l'oie.

La tradition poétique : Les sonorités fluides, comme l'allitération en [s] au début du texte, se transforment : elles deviennent plus dures : "chaque fois qu'il plonge, il fouille du bec la vase nourrissante et ramène un ver. Il engraisse comme une oie.

Par la comparaison triviale s'insinue le refus d'esthétique : le cygne, animal favori de la littérature et de la mythologie, oiseau d'Apollon (dieu de la poésie), est aussi, par sa couleur, l'expression de la pureté. Or ici, le beau sujet devient observation sans complaisance d'attitudes purement animales: "chaque fois qu'il plonge... ramène un ver ".

 

 

Renard voulait une poétique " en morceaux, en petits morceaux, en tout petits morceaux ". Ce texte, court, composé par petites touches, semble d'abord pousser l'observation jusqu'à la préciosité. Mais l'humour du poète nous ramène au maillon réel d'un bestiaire qui sait distinguer rêverie poétique et spécificité authentique d'un animal. La structure du recueil, qui commence sur l'ouverture de la chasse et se clôt sur sa fermeture, fait du poète un chasseur... d'images.

source : cyberpotache