Henri MICHAUX. " Ecce homo " (Exorcismes)

J'ai vu l'homme.

Je n'ai pas vu l'homme comme la mouette, vague au ventre, qui file rapide sur la mer indéfinie.

J'ai vu l'homme à la torche faible, ployé et qui cherchait. Il avait le sérieux de la puce qui saute, mais son saut était rare et réglementé. [...]

Je n'ai pas vu l'homme répandant autour de lui l'heureuse conscience de la vie. Mais j'ai vu l'homme comme un bon bimoteur de combat répandant la terreur et les maux atroces.

Il avait, quand je le connus, à peu près cent mille ans et faisait aisément le tour de la Terre. Il n'avait pas encore appris à être bon voisin.

Il courait parmi eux des vérités locales, des vérités nationales. Mais l'homme vrai, je ne l'ai pas rencontré.

Toutefois, excellent en réflexes et en somme presque innocent : l'un allume une cigarette, l'autre allume un pétrolier.

Je n'ai pas vu l'homme circulant dans la plaine et les plateaux de son être intérieur, mais je l'ai vu faisant travailler des atomes et de la vapeur d'eau, bombardant des morceaux d'atomes qui n'existaient peut-être même pas, regardant avec des lunettes son estomac, sa vessie, les os de son corps et se cherchant en petits morceaux, en réflexes de chien.

Je n'ai pas entendu le chant de l'homme, le chant de la contemplation des mondes, le chant de la sphère, le chant de l'immensité, le chant de l'éternelle attente.

Mais j'ai entendu son chant comme une dérision, comme un spasme.

Remarques :

Henri Michaux (1899-1985) est un auteur inclassable : poète qui malmène le langage, voyageur dans des contrées parfois imaginaires, peintre et dessinateur. Pour parvenir à la connaissance de soi, il utilise écriture, dessin, drogue, observation scientifique. Rien de tel pour aborder cet auteur que de se laisser porter par le texte en sachant pertinemment que rien n'y est laissé au hasard, en dépit des apparences.

Exorcismes, paru en 1943, sera augmenté en 1946 d'Épreuves avec lequel il formera un ensemble de textes en prose d'inspiration pessimiste. Sans être un écrivain engagé, H. Michaux ne peut rester insensible au choc de la guerre.

" Ecce homo " sont les mots par lesquels Ponce Pilate présente au peuple le Christ couronné d'épines (Évangile de saint Jean, XIX-5). Ce titre nous place d'emblée dans une perspective métaphysique : celle de la définition de l'Homme souffrant.

Introduction

Ce texte est extrait du très long poème en prose qui constitue la fin du recueil Exorcismes paru en 1943. Michaux n'y entreprend pas une critique ponctuelle de la guerre, mais réfléchit sur la destinée humaine bouleversée. Organisée en micro-séquences que sont les paragraphes, cette vision procède par angles d'attaque successifs et morcelés qui traduisent l'éparpillement de l'homme. L'étude suivra donc trois axes :

- Une image rêvée de l'homme

- L'homme moderne

- L'homme : être de la dispersion

 

Une image rêvée de l'homme.

Le spectacle de l'homme

Le titre " Ecce homo " est une distanciation prise par le poète qui dit " je ", face à " l'homme " devenu    objet d'observation. Ce caractère de spectacle se manifeste dans les sens sollicités : la vue  (mentionnée 7 fois) et l'ouïe (" entendre " 2 fois, " chant " 6 fois).

Il ne s'agit jamais d'un discours théorique : l'homme est examiné dans ses actes, d'où l'abondance de verbes d'action : " cherchait ", " faisait le tour ", " allume ", " faisant travailler ".

L'homme idéal

Le poète a une idée de l'homme qu'il confronte au réel. L'" homme vrai " doit d'abord avoir de l'espace : son " être intérieur " est une " plaine " et des " plateaux ", métaphores géographiques de l'ouverture par excellence. Il peut faire " le tour de la Terre ", libre de ses mouvements, " circulant " et volant tel un oiseau " qui file rapide ". L'oiseau choisi est la mouette qui parcourt les espaces infinis et dont la vitesse est marquée par l'allitération en [v] et [f] : " vague au ventre... file... mer indéfinie ". Son mouvement est la vie même.

En outre, l'homme, qui a " à peu près cent mille ans ", doit être en harmonie avec l'univers comme le marque le " chant " qu'espère entendre H. Michaux. Le terme est répété 6 fois pour créer le rythme même de cette musique céleste " : chant des " mondes ", de la " sphère ", de " l'immensité ".

Il est associé à une certaine extase mystique : " contemplation des mondes ", " éternelle attente ". Il est aussi à relier avec l' " heureuse conscience de la vie " et le bon voisinage que l'on attend de l'homme.

Une approche par jeu de contrastes

Dès les premières lignes, on note un jeu d'oppositions qui mettent en doute cette vision idéale de l'homme : " J'ai vu l'homme/ Je n'ai pas vu l'homme ". Ce paradoxe initial est repris tout au long du texte. Le principe organisateur de ces oppositions est la conjonction " mais " (5 fois).

Le procédé de l'anaphore qu'accompagne une fois sur deux la négation, crée un rythme litanique, comme la formule incantatoire de constatations résignées.

Le temps verbal le plus employé est le passé composé de l'indicatif qui exprime une action accomplie: le spectacle de l'homme a été observé par le poète qui établit donc un bilan sans complaisance.

 

L'homme moderne

Politiquement destructeur

Dans la réalité, en effet, l'homme moderne n'a aucune liberté : son saut était rare et réglementé ". Pire, il est refermé sur lui-même, en proie aux particularismes politiques, croyant à " des vérités locales " ou, au mieux, " nationales ".

La conséquence en est la guerre qui ravage la planète. L'homme, " répandant la terreur et les maux atroces ", illustre la situation contemporaine de l'écriture du poème : combats, occupation, camps de concentration. Michaux ne nomme pas les événements, car la situation est de tous les temps; l'allitération en [r] insiste sur cette douleur et peut évoquer le grondement des armes.

Économiquement inconscient

Hors des conflits mondiaux, l'homme détruit son environnement par la pollution individuelle ("cigarette " ou collective (" pétrolier "). Le balancement " l'un/l'autre " et le verbe " allume " soulignent la parenté des deux gestes. Mais un geste banal relève du même esprit qu'une catastrophe. L'adjectif " innocent " signifie non coupable, mais aussi, étymologiquement, " qui ne fait pas le mal ", ce qui est ironique ici.

Scientifiquement mesquin

L'homme est en quête de lui-même mais sans grandeur : les lumières de son esprit sont une " torche faible " ; il a besoin de " lunettes " pour s'observer et reste " ployé ", alors qu'il devrait être debout, face à son destin.

Michaux, sans prononcer le nom de recherche nucléaire, en expose les méthodes. Ainsi faire " travailler des atomes et de la vapeur d'eau " illustre la fission de l'atome qui donnera naissance à la bombe atomique expérimentée en 1945 ; de même bombarder des "morceaux d'atomes qui n'existaient peut-être même pas " se fonde sur l'étymologie d' " atome " (" non sécable ") et renvoie aux accélérateurs de particules.

A l'échelle humaine, le corps est examiné aux rayons X : " son estomac, sa vessie, les os de son corps ".

Enfin, l'homme s'attache à l'infiniment grand en faisant " aisément le tour de la Terre ", gagné par la vitesse mais sans repos.

L'homme : être de la dispersion

N'est jamais lui-même

Michaux utilise le procédé de la métaphore ou de la comparaison pour cerner la réalité de l'homme moderne. Il est parfois animal : " mouette ", " puce " ou " chien ". À l'exception de la mouette, les autres sont connotés péjorativement : la puce fait preuve de " sérieux " pour une activité dérisoire ; le chien reste la truffe au ras du sol, à la recherche d'un os, sans idéal.

Les comparaisons font de l'homme un " bimoteur ", sans âme. Son chant est une " dérision ", un " spasme "   ; c'est-à-dire un mouvement incontrôlé et maladif. L'homme n'est donc pas lui-même, en sursis.

Car il s'occupe plus des lointains que de sa vie quotidienne : il fait le " tour de la Terre ", mais n'a " pas encore appris à être bon voisin ". D'ailleurs, il reste anonyme et asexué, représentant indifférent de l'espèce.

Morcelé et mécanisé

L'homme en réalité n'agit que par automatismes : " excellent en réflexes " par rapport au monde qui l'entoure, il s'examine aussi avec des " réflexes de chien ". Il est devenu machine, " un bon bimoteur de combat " et accomplit des sauts de puce, comme mû par un ressort.

Il n'a pas de vision d'ensemble de lui-même : il " se cherch[e] en petits morceaux ", comme il " cherchait " sans savoir quoi au début du texte. Cette dispersion apparaît encore dans l'opposition entre " l'homme vrai " et les " vérités locales " : le pluriel est le signe de la dispersion, du morcellement. De plus, ces " petits morceaux " risquent de n'être que des " morceaux d'atomes qui n'existaient peut-être même pas ".

Aucun projet d’envergure ne paraît guider cet homme " ployé ", sans horizon. C'est pourquoi aux sauts de puce correspond le " spasme " qui clôt le texte : ultime soubresaut de la mort.

Conclusion

Cette litanie oppose donc réalité dérisoire d'une piètre humanité prise dans le conflit mondial et idéal que croyait trouver le poète. - Mais Michaux ne se laisse pas aller au désespoir. Dans la Préface à Exorcismes, il écrit : " L'exorcisme, réaction en force, en attaque de bélier, est le véritable poème du prisonnier. " Ce texte a ainsi une valeur magique de sauvegarde de soi, en tant qu'homme conscient.

source : cyberpotache