Aimé CÉSAIRE.

Cahier d'un retour au pays natal

 

Au bout du petit matin, une autre petite maison qui sent très mauvais dans une rue très étroite, une maison minuscule qui abrite en ses entrailles de bois pourri des dizaines de rats et la turbulence de mes six frères  et soeurs, une petite maison cruelle dont l'intransigeance affole nos fins de mois et mon père fantasque grignoté d'une seule misère, je n'ai jamais su laquelle, qu'une imprévisible sorcellerie assoupit en mélancolique tendresse ou exalte en hautes flammes de colère; et ma mère dont les jambes pour notre faim inlassable pédalent, pédalent de jour, de nuit, je suis même réveillé la nuit par ces jambes inlassables qui pédalent la nuit et la morsure âpre dans la chair molle de la nuit d'une Singer que ma mère pédale, pédale pour notre faim et de jour et de nuit.

Au bout du petit matin, au-delà de mon père, de ma mère, la case gerçant d'ampoules, comme un pêcher tourmenté de la cloque, et le toit aminci, rapiécé de morceaux de bidon de pétrole, et ça fait des marais de rouillure dans la pâte grise sordide empuantie de la paille, et quand le vent siffle, ces disparates font bizarre le bruit, comme un crépitement de friture d'abord, puis comme un tison que l'on plonge dans l'eau avec la fumée des brindilles qui s'envole... Et le lit de planches d'où s'est levée ma race, tout entière ma race de ce lit de planches, avec ses pattes de caisses de Kérosine, comme s'il avait l'éléphantiasis le lit, et sa peau de cabri, et ses feuilles de banane séchées, et ses haillons, une nostalgie de matelas le lit de ma grand-mère.

 

Qui est Aimé Césaire ?

Aimé Césaire est né en 1913 aux Antilles où il passe son enfance. Après des études  en France, il redécouvre son pays et s'engage dans une lutte politique et culturelle pour une prise de conscience antillaise, ni française, ni africaine. À partir de 1945, sans cesser de publier des recueils poétiques, il entreprend une carrière politique. D'abord communiste, il devient ensuite indépendantiste. Sa volonté de communiquer le tourne vers le théâtre dès 1944.

 

Suggestions :

Relevez dans le texte les termes prosaïques et scientifiques et analysez ce que ce mélange suggère.
Analysez les rythmes des phrases : répétitions, longueur des fragments, juxtapositions.

 

PLAN DU COMMENTAIRE

 

  1. Une vie quotidienne misérable

- La maison

- La famille

- Le dégoût essentiel

II. La transfiguration par le poète

- Une évocation symbolique

- La misère d'un peuple entier

 

Après des études à Paris, Aimé Césaire, Martiniquais, opère un " retour au pays natal " en 1939 et revendique son appartenance à ce peuple déraciné. Le Cahier... est un très long poème en prose dont la première section dénonce la misère du peuple tout en refusant l'exotisme : cette partie est rythmée par le refrain " Au bout du petit matin ", repris systématiquement. Dans ces deux paragraphes, A. Césaire se souvient de sa vie d'enfant dans un milieu miséreux. Mais, parce qu'il s'agit du retour de l'adulte-poète, nous assistons à une transfiguration de cette misère, qui est aussi une dénonciation violente.

La maison, une " case " en " bois " , se trouve dans la rue Paille " très étroite ". Le mot " maison " est toujours accompagné d'un qualificatif diminutif : " petite " et même " minuscule ". Césaire n'en décrit que le toit en " morceaux de bidons de pétrole " et en " pâte grise... de paille ". À l'intérieur, le seul mobilier mentionné est le lit de l'aïeule du poète, cité quatre fois, " de planches " posées sur des " caisses de Kérosine ", avec pour sommier des " feuilles de bananes séchées " (1. 19).

 

La maison est personnifiée : " cruelle ", elle " abrite en ses entrailles " la famille; son " intransigeance " est un hypallage qui désigne en fait celle du propriétaire exigeant le loyer. Le lit, humanisé aussi, a une " nostalgie de matelas " et, couvert d'une simple " peau de cabri ", il est en " haillons " (1. 23).

 

L'organisation du texte présente d'abord la maison, mais c'est la famille qui fait l'objet du premier mouvement, la maison elle-même n'étant décrite qu'ensuite. Par contraste avec l'étroitesse de la maison, ses habitants y sont nombreux : " des dizaines de rats " , " six frères et soeurs " turbulents, sans compter le poète et ses parents.

 

Le père, par le fait d' " une imprévisible sorcellerie ", est un peu fou (" fantasque ", passant de la " mélancolique tendresse " qui 1' " assoupit " aux " flammes de colère " qui l' " exalte[nt] ".

 

La figure de la mère est la plus développée, car c'est elle qui fait vivre la famille ;  elle occupe la seconde partie du paragraphe, après le point-virgule, ici important donc. Il n'est pas question de sa psychologie mais de son répétitif mouvement de couturière marqué par le retour lancinant des mêmes éléments dans un ordre un peu différent : " pédaler ", " jambes ", " faim ", " jour ", " nuit ". La répétition du verbe, à trois reprises, ainsi que le déplacement de quelques termes essentiels, donnent un rythme particulier à ce fragment de phrase, celui de cette activité dont on ne comprend la nature qu'avec la mention de la marque Singer qui, par métonymie, désigne la machine à coudre. La misère n'est suggérée que par l'insistance sur le caractère nocturne de ce travail : " nuit " apparaît cinq fois, " jour " deux fois. La couturière est sans repos car la famille n'a d'autre préoccupation que la " faim inlassable " et le loyer qui " affole nos fins de mois ".

Le souvenir du poète est sous le signe du dégoût surtout olfactif. La maison est d'emblée présentée comme celle " qui sent très mauvais ", expression familière qui identifie le lieu. La case est en effet en " pâte grise sordide empuantie de la paille " : l'accumulation des adjectifs épuise la lecture jusqu'à la nausée. Les bruits eux-mêmes sont rapprochés d'odeurs : "crépitement de friture " du vent sur le toit et " fumée des brindilles ". Enfin, flotte sur l'ensemble une ancienne odeur de pétrole, celle des bidons qui constituent le toit ou les pieds du lit. Le dégoût tient aussi à un aspect maladif généralisé. Au père " fantasque " répondent les explosions purulentes de " la case gerçant d'ampoules " comparée à l'arbre malade de la " cloque "; les sonorités en [k] qui encadrent l'image (" case / cloque ") illustrent ce  mal. Enfin le lit souffre d'un " éléphantiasis ", autrement dit d'une déformation monstrueuse. Car tout cet univers est marqué par la décrépitude : dans le " bois pourri " de la maison au toit qui n'est plus que " marais de rouillure ", le père est " grignoté " au moment même de la " morsure âpre dans la chair molle de la nuit ", allusion au travail de la couturière. La mère devient une Pénélope : elle coud jour et nuit, mais il faut constamment " rapiécer " le toit et le lit en " haillons ".

Il semblerait que nous ayons là une évocation de souvenirs à l'état brut. En effet, le narrateur ne porte aucun jugement de valeur, il fait resurgir du passé la réalité quotidienne, au présent de l'indicatif, ce qui lui donne sa pleine actualité. La longue et unique phrase qui constitue le premier paragraphe ponctue rythmiquement cette misère énoncée d'un seul souffle, de façon neutre, comme si elle était naturelle. Mais la mise en forme des souvenirs a une fonction autre que descriptive : elle est symbolique et prophétique.

Par l'assimilation systématique des hommes et de la végétation, Césaire veut donner l'image d'un pays qui forme un tout : à la misère des hommes correspond le " bois pourri " de la case, le " pêcher tourmenté ", la " paille " du toit dont la ténuité est aussi celle des " brindilles " qui se consument, les " feuilles de bananes séchées " dont toute vie s'est retirée. Etonnamment, les seuls termes folkloriques sont ceux de " case ", de " sorcellerie " et de " banane ". Mais il y a poétisation du sordide : Césaire se cherche une identité, fût-elle celle de la laideur. L'utilisation de termes familiers et quotidiens est une manière de se guérir de la réalité qu’ils nomment ; leur association avec des termes scientifiques leur donne une résonance nouvelle que l'usage leur avait fait perdre.

En réalité, cette famille sans nom représente la misère d'un peuple entier. Césaire commence par évoquer les enfants pour aboutir à la grand- mère : le temps n'a plus de valeur de succession pure, il est un temps prophétique.

 

Un glissement explicite se fait de la famille au peuple. " Et le lit de planches d'où s'est levée ma race, tout entière ma race de ce lit de planches ", intervient après les points de suspension qui signalent un changement de perspective. Le chiasme sur lequel la phrase est construite (" lit... race // race... lit ") permet de faire du lit le lieu central de la maison mais aussi celui de la naissance et de la mort. Le rythme de la répétition du mot " lit " martèle un appel à la renaissance (" d'où s'est levée ma race "). Dans Et les chiens se taisaient, Césaire se définit d'ailleurs, au sein de son peuple : " Mon nom : offensé ; mon prénom : humilié ; mon état : révolté ; mon âge : l'âge de la pierre. "

 

Pour lui, la violence a une vertu cathartique, purificatrice, et la suite du Cahier... sera effectivement un appel à la révolte. Le style prophétique du passage est manifeste dans la répétition des conjonctions " et " du second paragraphe. Certaines images qui paraissaient anodines prennent alors brusquement sens : celles du feu et de la lumière. Le refrain (" Au bout du petit matin ") est la simple mention temporelle de ce moment du jour sans encore de soleil dans ce pays aux confins (" au bout ") du monde et de la civilisation ; mais c'est aussi le jour de la révolte qui se lève, parce que les hommes sont " au bout de " leur patience. Le feu, lui, près de s'éteindre " comme un tison que l'on plonge dans l'eau ", pourrait se rallumer : du tison aux bidons de Kérosine, il ne faut qu'une étincelle.

 

Césaire dénonce la colonisation qui n'a apporté que des objets désignés par leur seule marque : Singer, la machine qui réduit la femme en esclavage ; Kérosine qui alimente d'autres machines dont les habitants n'ont même pas l'usage. L'étrangeté de ces deux noms, signe de l'industrialisation dans un pays misérable, perte une accusation qui dérange l'ordre, le bouleverse, avec peur mission ultime peut-être d'en instaurer un autre, de créer un nouvel univers.

 

Ainsi ce texte du Cahier d'un retour au pays natal a-t-il une signification politique autant que poétique et prophétique. Car donner sa voix de poète au pays déshérité, c'est lui redonner sa dignité. Césaire, dans son " Discours à André Malraux " (1966), résumait ainsi sa situation de poète : " La poésie est cette démarche qui par le mot, l'image, le mythe, l'amour et l'humour m'installe au cœur vivant de moi-même et du monde. "

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