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Titre :
Époque : Non définie
La Modification, 1957
Première partie
Vous avez mis le pied gauche sur la rainure de cuivre, et de votre épaule droite vous essayez en vain de pousser un peu plus le panneau coulissant.
Vous vous introduisez par l'étroite ouverture en vous frottant contre ses bords, puis, votre valise couverte de granuleux cuir sombre couleur d'épaisse bouteille, votre valise assez petite d'homme habitué aux longs voyages, vous l'arrachez par sa poignée collante, avec vos doigts qui se sont échauffés, si peu lourde qu'elle soit, de l'avoir portée jusqu'ici, vous la soulevez et vous sentez vos muscles et vos tendons se dessiner non seulement dans vos phalanges, dans votre paume, votre poignet et votre bras, mais dans votre épaule aussi, dans toute la moitié du dos et dans vos vertèbres depuis votre cou jusqu'aux reins.
Non, ce n'est pas seulement l'heure, à peine matinale, qui est responsable de cette faiblesse inhabituelle, c'est déjà l'âge qui cherche à vous convaincre de sa domination sur votre corps, et pourtant, vous venez seulement d'atteindre les quarante-cinq ans.
Vos yeux sont mal ouverts, comme voilés de fumée légère, vos paupières sensibles et mal lubrifiées, vos tempes crispées, à la peau tendue et comme raidie en plis minces, vos cheveux qui se clairsèment et grisonnent, insensiblement pour autrui mais non pour vous, pour Henriette et pour Cécile, ni même pour les enfants désormais, sont un peu hérissés et tout votre corps à l'intérieur de vos habits qui le gênent, le serrent et lui pèsent, est comme baigné, dans son réveil imparfait, d'une eau agitée et gazeuse pleine d'animalcules en suspension.
Si vous êtes entré dans ce compartiment, c'est que le coin couloir face à la marche à votre gauche est libre, cette place même que vous auriez fait demandé par Marnal comme à l'habitude s'il avait été encore temps de retenir, mais non que vous auriez demandé vous-même par téléphone, car il ne fallait pas que quelqu'un sût chez Scabelli que c'était vers Rome que vous vous échappiez pour ces quelques jours.
Un homme à votre droite, son visage à la hauteur de votre coude,
assis en face de cette place où vous allez vous installer pour ce voyage,
un peu plus jeune que vous, quarante ans tout au plus, plus grand que vous,
pâle, aux cheveux plus gris que les vôtres, aux yeux clignotants
derrière des verres très grossissants, aux mains longues et agitées,
aux ongles rongés et brunis de tabac, aux doigts qui se croisent et se
décroisent nerveusement dans l'impatience du départ, selon toute
vraisemblance le possesseur de cette serviette noire bourrée de dossiers
dont vous apercevez quelques coins colorés qui s'insinuent par une couture
défaite, et de livres sans doute ennuyeux, reliés, au-dessus de
lui comme un emblème, comme une légende qui n'en est pas moins
explicative, ou énigmatique, pour être une chose, une possession
et non un mot, posée sur le filet de métal aux trous carrés,
et appuyée sur la paroi du corridor, cet homme vous dévisage,
agacé par votre immobilité, debout, ses pieds gênés
par vos pieds : il voudrait vous demander de vous asseoir, mais les mots n'atteignent
même pas ses lèvres timides, et il se détourne vers le carreau,
écartant de son index le rideau bleu baissé dans lequel est tissé
le sigle SNCF.
Michel Butor, 1926
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