Fiches de Fran�ais - Commentaires compos�s corrig�s - Autres textes - Demander un corrig� - Lexique litt�raire Les auteurs principaux : Anouilh - Aubign� - Apollinaire - Aragon - Balzac - Baudelaire - Beaumarchais - Beckett - Bernanos - Brecht - Cadou - Camus - Céline - Cendrars - Chateaubriand - Claudel - Corbi�re - Cohen - Colette - Corneille - Desnos - Diderot - Du Bellay - Eluard - F�nelon - Flaubert - Fontenelle - Giono - Giraudoux - Gogol -Hérédia - Hugo - Huysmans - Ionesco -Juliet - La Bruy�re - Laclos - La Fayette - La Fontaine - Laforgue - Lamartine- Lesage - Mallarm� - Malraux - Marivaux - Marot - Maupassant - Mauriac - Michaux - Moli�re - Montesquieu - Musset - Nerval - Pascal -Ponge - Pr�vert - Pr�vost - Proust - Rabelais - Racine - Rimbaud - Ronsard - Rousseau - Roy - Saint-Amant - Sand - Sarraute - Sartre - Senghor - Shakespeare - Stendhal - Supervielle -Vallès - Verlaine - Vigny - Voltaire - Zola |
____________________________________________________________________________________________________
Extrait étudié :
Albert CAMUS, Caligula, acte II, scène 5, 1944.
Depuis la mort de sa sœur Drusilla, Caligula, jeune empereur romain, prend conscience de l'absurdité du monde. II décide d'exercer un pouvoir absolu, tyrannique et cruel sur son royaume.
ACTE II SCÈNE 5
Il mange, les autres aussi. Il devient évident que Caligula se tient
mal à table. Rien ne le force à jeter ses noyaux d'olives dans
l'assiette de ses voisins immédiats, à cracher ses déchets
de viande sur le plat, comme à se curer les dents avec les ongles et
à se gratter la tête frénétiquement. C'est pourtant
autant d'exploits que, pendant le repas, il exécutera avec simplicité.
Mais il s'arrête brusquement de manger et fixe avec insistance Lepidus
l'un des convives.
Brutalement.
CALIGULA. — Tu as l'air de mauvaise humeur. Serait-ce parce que j'ai
fait mourir ton fils ?
LEPIDUS, la gorge serrée. — Mais non, Caïus, au contraire.
CALIGULA, épanoui. — Au contraire ! Ah ! que j'aime que le visage
démente les soucis du cœur. Ton visage est triste. Mais ton cœur
? Au contraire n'est-ce pas, Lepidus ?
LEPIDUS, résolument. Au contraire, César.
CALIGULA, de plus en plus heureux. — Ah ! Lepidus, personne ne m'est plus
cher que toi. Rions ensemble, veux-tu ? Et dis-moi quelque bonne histoire.
LEPIDUS, qui a présumé de ses forces. — Caïus !
CALIGULA. — Bon, bon. Je raconterai, alors. Mais tu riras, n'est-ce pas,
Lepidus ? (L'œil mauvais.) Ne serait-ce que pour ton second fils. (De nouveau
rieur.) D'ailleurs tu n'es pas de mauvaise humeur. (II boit, puis dictant.)
Au..., au... Allons, Lepidus.
LEPIDUS, avec lassitude. — Au contraire, Caïus.
CALIGULA. — A la bonne heure! (Il boit.) Écoute, maintenant. (Rêveur.)
Il était une fois un pauvre empereur que personne n'aimait. Lui, qui
aimait Lepidus, fit tuer son plus jeune fils pour s'enlever cet amour du cœur.
(Changeant de ton.) Naturellement, ce n'est pas vrai. Drôle, n'est-ce
pas ? Tu ne ris pas. Personne ne rit ? Ecoutez alors. (Avec une violente colère.)
Je veux que tout le monde rie. Toi, Lepidus, et tous les autres. Levez-vous,
riez. (Il frappe sur la table.) Je veux, vous entendez, je veux vous voir rire.
Tout le monde se lève. Pendant toute cette scène, les acteurs,
sauf Caligula et Caesonia, pourront jouer comme des marionnettes.
Se renversant sur son lit, épanoui, pris d'un rire irrésistible.
Non, mais regarde-les, Caesonia. Rien ne va plus. Honnêteté, respectabilité,
qu'en dira-t-on, sagesse des nations, rien ne veut plus rien dire. Tout disparaît
devant la peur. La peur, hein, Caesonia, ce beau sentiment, sans alliage, pur
et désintéressé, un des rares qui tire sa noblesse du ventre.
(Il passe la main sur son front et boit. Sur un ton amical.) Parlons d'autre
chose, maintenant. Voyons. Cherea, tu es bien silencieux.
CHEREA. — Je suis prêt à parler, Caïus. Dès que
tu le permettras.
CALIGULA. — Parfait. Alors tais-toi. J'aimerais bien entendre notre ami
Mucius.
MUCIUS, à contrecœur. — A tes ordres, Caïus.
Commentaire :
Pièce en quatre actes et en prose d’Albert Camus (1913-1960), Caligula
fut publiée à Paris chez Gallimard en 1944, et créée
à Paris au théâtre Hébertot le 26 septembre
1945. Camus avait tracé dès janvier 1937, dans ses Carnets, le
plan d’une pièce qu’il envisageait d’intituler Caligula
ou le Sens de la mort. L’argument s’inspire de l’Histoire
des douze Césars de Suétone, mais aussi des préoccupations
personnelles de l’écrivain (aggravation de son état de santé,
difficulté de concilier le bonheur et le tragique dans l’homme).
Camus retouchera sa pièce en vue d’une nouvelle publication en 1947,
puis la modifiera encore à l’occasion de représentations,
notamment celle du festival d’Angers (1957), dont le texte sera publié
en 1958.
Depuis la mort de Drusilla, sa sœur et maîtresse, Caligula inquiète
son entourage et scandalise les patriciens de Rome. «Il veut notre mort
à tous», dit l’un d’eux. Une seule douceur lui permet
de continuer à vivre: «le mépris». Dans la scène
5 de l’acte II, Caligula attablée avec des convives, exerce sa
tyrannie sur Lepidus, qu’il malmène à son bon plaisir. Il
conviendra de voir de quelle façon s’exerce la tyrannie de cet
empereur fourvoyé, et le sens que cela peut porter au XX°s.
Nous verrons dans une première partie l’exercice de la tyrannie
de Caligula ; puis, dans une seconde partie, l’hésitation
du spectateur entre le rire et les larmes ; enfin, dans une troisième
partie, le genre du théâtre de l’absurde.
I La tyrannie de Caligula
A/ L’empereur de Rome
personnage historique : voir la genèse de cette œuvre, et les
sources d’inspiration du dramaturge pour l’écriture de sa
pièce. Pour un aperçu historiographique du personnage réel
de Caligula, voir par exemple http://fr.wikipedia.org/wiki/Caligula
maîtrise de la parole théâtrale : on étudiera
chaque réplique du personnage de Caligula, en montrant en quoi celui-ci
maîtrise la parole. En masse de discours, Caligula arrive loin devant,
les longues répliques lui appartenant, les autres personnages tournant
à tour de rôle, sans avoir réellement de répliques
propres
il pose les questions : Caligula a un rôle d’inquisiteur ;
il pose les questions, maîtrise mais également dirige le discours,
s’insinuant dans la vie privée de chaque convive. Son omnipotence
lui permet d’instiller son despotisme dans chaque recoin de la scène,
et à l’intérieur de chaque personnage
B/ Droit de vie et de mort
l’évocation de la mort du fils de Lepidus : montrer l’horreur
de ce rappel initial, ouvrant le texte, avec le ton presque badin de l’empereur.
L’horreur naît également de ce que Lepidus, père,
doit paraître agréer la décision de Caligula, et rire de
la mort odieuse de son fils
les menaces réitérées sur le second fils de Lepidus :
voir toutes les menaces que Caligula fait peser sur Lepidus, et sur les autres
convives en général. De façon plus large, il n’a
même pas besoin de menacer, tant sa parole fait peur : chaque convive
comprend qu’il ne peut que se ranger aux injonctions du tyran
il tourne en ridicule tous les convives attablés à sa table :
chaque personnage doit abdiquer son honneur, sa fierté, et même
son humanité : tous doivent rire aux atrocités de Caligula
sous peine d’en payer les frais. Les personnages perdent dès lors
toute profondeur psychologique, leurs agissements et leurs paroles étant
« dictés » par Caligula (le terme apparaît
dans le texte) : les personnages de cette pièce ne sont que des
pages blanches sur lesquelles le despote romain écrit l’histoire
sanglante de ces fantasmes sanguinaires
C/ Un personnage de l’extrême
sa vulgarité et sa grossièreté : voir le chapeau du
texte, le caractère grossier et vulgaire qu’il adopte dans son
repas, mais également dans ses répliques. Il n’a pas du
tout la prestance que l’on pourrait attendre d’un empereur romain.
Il s’empiffre, et se renverse sur son lit de rire : il n’a
aucune dignité lié à sa condition, ceci insistant sur le
caractère absurde de ces volontés : sans majesté,
il perd le respect de ses proches
des caprices d’enfant : « je veux ». Caligula
apparaît ainsi comme un enfant, dont les caprices et les quatre volontés
gouverneraient le monde. Compter les « je veux » du texte,
syntagme verbal étudié par Freud comme injonction totale d’un
fantasme de maîtrise absolue : le « je veux »
de Caligula a valeur d’accompli, tant il semble certain et évident
qu’il aura ce qu’il voudra
rire et pleurer : les rires et les larmes cohabitent dans cet extrait de
façon extrêmement dynamique. Voir le bonheur de Caligula qui s’intensifie
à mesure que Lepidus s’enfonce dans les tréfonds de son
désespoir ; Caligula se nourrit de la mort des autres, tel un vampire.
Le spectateur, devant un tel spectacle, ne sait pas vraiment quelle attitude
adopter.
II Rire ou pleurer ?
A/ L’atrocité du supplice infligé à Lepidus
l’humiliation : l’humiliation des personnages est une image
de l’humiliation infligée au spectateur ; ce dernier se semble
également tyrannisé, tant l’omnipotence du despotisme de
l’empereur semble ne pas avoir pour limite la scène, mais déborder
également dans la salle. L’on comprend aisément le supplice
que cela doit être pour Lepidus de rire de la mort de son premier fils
pour tenter vainement de sauver le seconde ; quelle attitude adopter, lorsqu’on
sait que rien ne peut influence le tyran ?
une dépossession de sa parole : Lepidus n’a même plus
le droit à la parole, il ne peut décider de rire ou de pleurer,
ses émotions sont exigées et contrôlées par l’empereur,
qui les manie à sa guise
une marionnette dans les mains de Caligula : il perd ainsi toute humanité
et toute existence. Son supplice est peut-être encore pire que la mort,
et sûrement préférerait-il mourir. Il abdique son caractère
humain pour devenir un jouet, soumis aux caprices de l’enfant Caligula
B/ Le caractère bouffon de la scène
les volontés farfelues de l’empereur : voir le caractère
grotesque de Caligula, qui s’apparente à ces personnages de la
Comédie italienne, capables de passer instantanément du rire aux
larmes. Cette outrance dans le caractère de Caligula peut porter à
sourire, tant ce personnage fait signe vers l’extrême et le burlesque
la gestuelle exacerbée : noter toutes les indications de gestuelle
de Caligula, ce dernier perdant toute dignité normalement rattachée
à son rang. Il s’agite dans tous les sens, tel un enfant, gesticule
pour se faire comprendre et exprimer ses émotions. Il apparaît
de façon franchement ridicule dans cet extrait, très loin de la
tyrannie majestueuse de Néron dans Britannicus de Racine
un épigone d’Ubu Roi ? Peut-être faut-il voir dans cette
ambivalence du personnage de Caligula, une trace de la pièce explosive
d’Alfred Jarry, parue à la toute fin du XIX°s. Pareillement,
le Père Ubu, soumet la Pologne à ses volontés fantaisistes
et farfelues, semant la mort et le désespoir sur son passage. En réinscrivant
cette absurdité de la tyrannie dans une perspective historique, Camus
approfondit la réflexion du jeune dramaturge en l’amenant du côté
d’une philosophie de l’histoire
C/ Entre tragique et comique
la fatalité pesant sur les épaules de Lepidus : cette tyrannie
absurde qui échoie sur le sort de Lepidus, peut s’apparenter à
la fatalité tragique tombant sur les personnages de la tragédie
grecque et classique. Comme l’Œdipe de Sophocle ou la Bérénice
de Racine, Lepidus semble souffrir les volontés d’un « fatum »
omnipotent que rien ne peut arrêter ; la filiation tragique semble
évidente
le caractère absurde des volontés de l’empereur : mais
ce « fatum » n’a rien de tragique, en ce qu’il
ne débouche sur une réflexion sur la nature humaine et la liberté
de l’homme. L’absurde de ce tragique le rend comique, et la vulgarité
du personnage de Caligula, ainsi que ses caprices puérils, font également
pencher l’extrait du côté de la comédie
une fable sur la tyrannie : cet extrait est donc l’exemple d’un
acte tyrannique pétri d’absurdité de l’empereur Caligula
sur un personnage en fin de compte quelconque ; ce qui l’intéresse
n’est pas la souffrance de Lepidus, mais de maîtriser la souffrance,
le désespoir et la mort d’une personne extérieure. Caligula
est une image de la tyrannie, comme modèle d’un système
politique, portée à l’extrême. En cela, cette pièce
s’inscrit dans une perspective historique.
III Le théâtre de l’absurde
A/ La fable politique
un pouvoir dévastateur : le modèle de l’empire comme
image du despotisme absolu. L’empire, tel qu’il a été
ébauché à Rome dans sa conception politique, est l’image
d’un système politique reposant entièrement sur une seule
personne ; l’histoire romaine a effectivement connu des empereurs
résolument tyranniques. Ce pouvoir regroupé dans les mains d’une
seule personne, peut être grandiose si l’empereur a grand cœur,
ou terrible, quand celui-ci, comme Caligula, n’est intéressé
que par sa propre personne. Camus pointe du doigt la dangerosité d’un
tel système politique.
le règne de la peur : la peur semble ainsi gouverner tout l’empire
de Caligula ; tous les convives y sont soumis. Une remarque de l’empereur
va en ce sens : « Honnêteté, respectabilité,
qu'en dira-t-on, sagesse des nations, rien ne veut plus rien dire. Tout disparaît
devant la peur. La peur, hein, Caesonia, ce beau sentiment, sans alliage, pur
et désintéressé, un des rares qui tire sa noblesse du ventre. ».
C’est par la peur qu’il se fait respecter, et la peur semble être
le modèle de cohésion nationale que Caligula plébiscite
une évocation des dictatures modernes ? On peut peut-être
dès lors voir là une réflexion sur les dictatures qui ont
émaillé le XX°s (notamment Hitler et Mussolini, celles de
Franco et Staline étant encore à l’état d’ébauche
à l’époque de rédaction de ce texte).
B/ La théâtralité au service d’une philosophie de
l’absurde
le caractère mécanique des répliques et des gestes de l’empereur :
rire et pleurer fait tout un pour l’empereur, qui passe de la grande colère
à la rêverie, sans motivation apparente ; il semble animé
de sentiments et de pulsions contradictoires, qui dessinent le portrait d’un
personnage troublé
une grande présence du texte didascalique comme image de l’importance
du dramaturge dans le texte. Une faible place est laissée au metteur
en scène et aux acteurs dans l’interprétation du texte.
Camus, philosophe avant tout, et homme engagé dans son époque,
cerne et oriente la direction de sa pièce vers une interprétation
préparée ; cela explique sûrement en partie le faible
succès de la pièce lors de ses premières représentations
la tyrannie comme mort du théâtre : on étudiera ici
toutes les prises de paroles de Caligula, et en quoi il réduit au silence
ses interlocuteurs, ou, s’il ne les fait pas taire, comment il les fait
parler. Cette mainmise sur la parole théâtrale signe l’arrêt
de mort du théâtre, qui ne peut être et exister qu’à
travers la confrontation de plusieurs paroles. Annihilant les autres personnages,
Caligula s’annihile lui-même.
C/ L’interrogation philosophique
le brassage des possibles : à travers les larmes et le rire, la
colère et l’amabilité feinte, le droit de mort et le droit
de vie, un discours incohérent et un silence forcé, Caligula s’institue
en Dieu vivant en maîtrisant tous les possibles. Empereur au pouvoir absolu,
il est en quête d’un pouvoir divin ; il admettra d’ailleurs
à la fin de la pièce n’avoir pas pu décrocher la
lune
un personnage fou : cf. le Néron de Racine dans Britannicus, qui
veut également à travers l’assassinat de ses proches, s’assurer
une existence éternelle. Cette angoisse essentielle de la mort, qui est
inhérente à cette démarche, est celle de tout homme. Albert
Camus nous dit qu’un Caligula sommeille en chacun de nous, dès
lors que nous sommes confrontés à une mort éventuelle
un personnage absurde entre le Lorenzaccio de Musset et le Hamlet de Shakespeare :
sa quête désespérée de réponses le conduit
à une existence absurde ; Caligula, homme de pouvoir, ne peut admettre
qu’il ne peut contrôler la mort. C’est ainsi qu’il s’accorde
un pouvoir absolu sur la vie de ses citoyens, moyen illusoire de contrôler
sa propre mort.
Cette tyrannie de Caligula sur Lepidus doit donc être lue comme une déficience fondamentale intrinsèque à la personne de l’empereur. Celui-ci désespère d’obtenir un contrôle absolu sur sa propre personne, et, à défaut, l’exerce sur ses proches et ses citoyens. Cette démarche met en péril le théâtre même, Caligula ne laissant ni place ni existence à la présence des autres personnages. Comme il règne en despote absolu sur Rome, Caligula règne en despote absolu sur la scène. Autant que la difficulté de traduire de manière scéniquement cohérente les nuances d’une interrogation philosophique, la faible consistance des personnages qui entourent le héros explique le relatif insuccès de la pièce.
© Lescorriges.com - Tous droits réservés. Toute reproduction complète ou partielle est formellement interdite. Les commentaires de texte, et les fiches hébergées sur le site sont la propriété de lescorriges.com